Il faut être « modérément moderne », et non « résolument », comme le préconisait Rimbaud dans un slogan aussi galvaudé que creux. Et prendre ses distances d’avec cette maladie, la « modernité ». C’est ce qu’explique Rémi Brague, dans une série de réflexions incisives sur les notions de Modernité, de Culture, d’Histoire, de Sécularisation, de Progrès… Extrait de « Modérément moderne », aux éditions Flammarion
Les idées modernes sont des idées pré-modernes. Seul le nom est nouveau. La Modernité met en oeuvre une stratégie pour laquelle la négation est indispensable. Le choix d’une désignation nouvelle correspond au besoin de dissimuler l’origine de ce que l’on emprunte, à la façon dont un recéleur maquille une marchandise volée. Les exemples abondent à l’époque dite des « Lumières », qui a renommé les vertus chrétiennes traditionnelles. C’est ainsi que la première vertu théologale de la charité est devenue la « bienfaisance », alors que la seconde, l’espérance, devenait l’« optimisme ». Le nom même de l’Europe, pour désigner non plus une direction ou un espace géographiquement limité, mais une civilisation, permettait surtout de se dispenser de parler de la Chrétienté.

Comme exemple clé, on pourrait citer les « droits de l’homme » tant chantés. Les conduites qui violent ces prétendus « droits » et qui, en conséquence, sont dûment et à juste titre clouées au pilori par les déclarations qui les énumèrent, sont, quant au contenu, exactement les mêmes que celles qu’interdisaient le Décalogue ou encore les maîtres de vertu païens de toutes les écoles. La seule différence tient à ce que ces contenus, dont on cherchait jadis l’origine en Dieu ou dans la Nature, sont désormais passés sous le joug de « l’homme ».

Cet homme qui a des droits et qui est conscient d’en avoir est donc l’« homme moderne », dont on parle de façon répétée. Au point, parfois, d’en faire un critère : il y a des choses, nous dit-on, que l’homme moderne ne peut plus accepter, les miracles, par exemple. N’y aurait-il pas là quelque outrecuidance ? Le sophiste Protagoras faisait jadis de l’être humain en général (anthrōpos) la « mesure de toutes choses ». La variété moderne de l’homme, localisée dans les trois derniers siècles et restreinte à l’espace occidental, ne se placerait-elle pas sur ce piédestal d’une façon bien plus audacieuse encore ? Ne permet-elle pas à ce tard-venu de s’ériger en juge des millénaires que couvre toute l’histoire passée ?

Mais on peut aussi se demander plus radicalement, au-delà de ce ridicule, si l’expression ne serait pas contradictoire. La Modernité peut-elle dire ce que c’est que l’homme, en tant qu’homme ? La pensée antique et médiévale ne se pose pas la question de ce que c’est que l’homme comme une question centrale. Celle-ci affleure rarement. Mais la réponse quant à ce qui singularise l’homme est au fond relativement facile : une âme incarnée, ou un corps animé. Ou encore : un vivant qui se distingue des animaux par sa raison, et des esprits purs par la chair qui le rend mortel. Ni ange ni bête, donc. Ou encore : la seule créature qui soit à l’image et à la ressemblance de Dieu, la seule en laquelle, et pour le salut de laquelle, le Verbe s’est incarné.

Pour nous, la tâche de définir l’homme est plus difficile. L’humanisme pré-moderne, qu’il soit « païen » ou chrétien, fondait la dignité humaine sur une référence. La Modernité prétend se passer d’une telle référence. Je proposerai, pour indiquer où se situe le problème, le tableau très simple qui suit :

Le point d’interrogation final est peut-être le problème même de la Modernité. D’où l’homme de l’humanisme moderne tire-t-il sa légitimité ?

Rémi Brague
Membre de l’Institut, professeur de philosophie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne et à la Ludwig-Maximilians-Universitat de Munich, Rémi Brague est l’auteur de nombreux essais dont Europe, la voie romaine (1992), la Sagesse du monde (1999), La Loi de Dieu (2005), Au moyen du Moyen Age (2008) et le Propre de l’homme (2013)

Atlantico.fr Article original

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