Espagne 1640: les épingles de la jeune martyre juive

Carmen portait une jupe longue noire et un chemisier blousant à manches longues de fine baptiste noire et brodée. Elle avait sur ses épaules un joli châle en satin noir brodé de fleurs et de feuilles multicolores  comme c’était aussi l’usage en Catalogne. Ses cheveux relevés en chignon serré par un grand peigne en écaille étaient ornés d’une grosse fleur odorante de géranium rouge. Elle marchait vivement sur les pavés brillants de la rue de la Cueva dans cette petite ville de San Feliu de Pallerols. 

La famille Rodriguez était honorablement connue et le chef de famille,  Manuel, était négociant en épices.  Maria, la maîtresse de maison régnait sur la grande hacienda avec maestria et les valets s’empressaient de tous côtés de mener leurs tâches à bien.

Carmen toqua avec le gros marteau en bronze sur  la grande porte en bois massif ciré sur lequel était gravée une étoile de David et des caractères hébraïques.

Un valet ouvrit la porte et lui demanda ce qu’elle désirait: Je dois voir la Señora Rodriguez dit-elle. Il la pria de le suivre: ils traversèrent ainsi le patio abondamment fleuri au centre duquel se trouvait un grand bassin de pierre dans lequel évoluaient quelques poissons rouges entre les tiges de plantes aquatiques.  Pedro le valet, s’arrêta devant une porte à double battant s’ouvrant dans une vaste salle décorée de tableaux et d’objets précieux. Dans un fauteuil, se trouvait la Doña Maria tenant un ouvrage de broderie entre ses mains.

Pedro, d’une voix claire annonça: Señora, une demoiselle demande à être reçue par Madame ! 

Maria s’écria : Ah, oui parfaitement, faites entrer je vous prie. D’un œil bienveillant et un léger sourire aux lèvres, elle accueillit Carmen. Avez-vous déjà travaillé ? Oh, si Señora ! Bien sûr : j’ai servi cinq années durant chez les Mercader où je me suis occupée de l’entretien de l’argenterie et de la cuisine ……… Bien, très bien, vous commencerez demain et en attendant, Pedro vous conduira aux cuisines que vous fassiez connaissance avec le personnel. 

Le lendemain, Carmen se présenta à Doña Maria qui lui recommanda tout particulièrement : vous aurez accès à tout y compris à mes bijoux précieux cependant, vous pouvez voir sur l’étagère du haut de l’argentier un coffret en or. Ne le touchez pas et ne l’ouvrez sous aucun prétexte je vous prie il contient de très précieuses reliques. Carmen en signe d’acquiescement, inclina la tête et questionna : la Señora a-t-elle d’autres instructions à me donner ? Non, Carmen, vous pouvez disposer. Juste un petit détail : vous transmettrez à Don Manuel vos noms et ce qu’il vous demandera. Bien entendu Señora répondit la jeune Carmen.

Ce conte trouve sa place en Espagne à la fin de l’été 1640. La tramontane commençait à souffler amenant des Pyrénées un vent frais qui rafraîchissait la région après les chaleurs de l’été.   Carmen pénétra dans la vaste cuisine où déjà s’affairait Dora la cuisinière et d’autres jeunes servantes plumaient des poulets pour que Dora les apprête. Carmen osa: nous attendons des convives ? Dora la considéra et répondit brièvement: ce soir et demain soir, des visiteurs seront présents à la table familiale vous devrez préparer l’argenterie.

Carmen insista: je vois que vous préparez des légumes qui ne vont pas bien ensemble. Allez-vous les servir avec les poulets ?  Dora pâlit mais se reprit immédiatement: non, non,  ces légumes seront servis en salade au début du repas,  dit-elle. Puis, brusquement, Dora se tourna vers ses fourneaux et s’affaira  signifiant ainsi  que le dialogue était clos. 

Carmen hésita puis, d’une voix faible à peine audible, osa : chez moi aussi, ce soir, nous mangerons les mêmes « salades »… Dora posa sur elle un regard interrogateur et Carmen confia: ma famille et moi venons de la ville de Soria….. où nous ne pouvions plus rester. Dora ouvrit ses bras et embrassa Carmen : hija de mi pueblo ! (fille de mon peuple) bienvenida ! (bienvenue) Don Manuel est au courant ? Oui  confia Carmen. Je suis contente, ici, tout le monde est marranos !!!!

La fête de Rosh Hashana fut célébrée de manière discrète avec des invités apparentés à la famille Rodriguez. Quelques jours plus tard, Dora demanda à Carmen de préparer un récipient en cristal serti d’argent pour en faire une veilleuse.  En se saisissant de cette sorte de vase, le petit coffret en or qu’il lui avait été interdit de toucher  fut déporté légèrement et chuta sur le sol dallé de grandes dalles blanches et noires. Le choc sur le sol provoqua l’ouverture du coffret et,  s’en échappèrent de longues et fines  épingles d’argent souillé semblait-il. Carmen, confuse, déposa rapidement le vase sur le guéridon voisin et rassembla en toute hâte les fines épingles les replaça vivement dans le coffret qui retrouva sa place sur l’étagère en verre de l’argentier.  Carmen  se dirigea prestement vers la cuisine et prépara la veilleuse comme le lui indiqua Dora.

La porte de la cuisine vola brusquement et Doña Maria apparut: Qui a touché au coffret en or ? Carmen se jeta aux genoux de Doña Maria et dit : Je vous demande pardon ! C’est en me saisissant du vase pour la veilleuse que le coffret est tombé et s’est ouvert mais j’ai tout ramassé !  C’est un accident ! Maria calmée montra l’une des épingles qui avait échappé au regard de Carmen! Pardonnez-moi, je vais la remettre en place ! Ce n’est pas utile dit Maria et repartit. 

Dora s’adressa à Carmen en ces termes: tout à l’heure, lors de notre pause je te raconterai….

Après le repas, Dora et Carmen dégustèrent une tasse de verveine. Carmen questionna Dora à propos du coffret et celle-ci commença son récit :  Il y a de ceci cent ans environ, la famille Rodriguez habitait à Gérone et ils cachaient soigneusement leur judaïsme car ils se doutaient que la famille  voisine était très bigote et les observait régulièrement. L’une des filles de la famille Rodriguez était très jeune et très belle et la voisine désirait ardemment que Margarita épouse son fils.  Un jour, après Rosh Hashana elle entendit la voix grave et mélodieuse de Margarita chantonner sur une belle mélodie certaines paroles qui étaient – dénonça-t-elle au tribunal de l’Inquisition- en hébreu.  Peu de temps après, les Inquisiteurs prirent en chasse la famille qui s’éparpilla mais, la jeune Margarita fut enlevée et emprisonnée. Le tribunal rendit son verdict : infidèle à la foi chrétienne la jeune et belle Margarita fut condamnée à être attachée à un cheval qui, au galop, la traînerait dans toute la ville jusqu’à ce que mort s’en suive. La jeune fille demanda en guise de dernière requête qu’on lui apporte une douzaine d’épingles fines en argent. Elle se prépara, spirituellement, en cette période de selihoth à rendre son âme à D. et le jour de sa « mise à mort », elle épingla soigneusement ses jupes à ses jambes afin que lorsqu’elle serait traînée dans les rues de la ville, personne ne puisse voir « sa nudité ». Ses parents furent pourchassés mais, d’autres marranes se sont préoccupés de « récupérer » les épingles de cette jeune martyre juive et, c’est à sa mémoire que ce soir sera allumée une veilleuse jusqu’à Kippour.

Carmen sortit un fin mouchoir de sa poche pour essuyer les larmes qui avaient inondé son visage.

JForum.fr avec Caroline Elisheva REBOUH

Séder secret en Espagne à l’époque de l’Inquisition. Sur la droite, des gardes armés font irruption chez des marranes lors du repas du Seder de Pâques. Tableau de Moshe Maimon (en), 1893.

 

 

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