André Perrin : « L’idéologie dominante est celle de la gauche » Entretien
Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire
Agrégé de philosophie, André Perrin publie « Postures médiatiques » (L’Artilleur), un recueil de chroniques dans lequel il analyse l’idéologie dominante dans les médias.
Marianne : Pourquoi avoir écrit ce livre constitué de chroniques critiquant les grands médias ?
André Perrin :À proprement parler, je n’ai pas écrit un livre, mais des chroniques qui ne sont devenues un livre que lorsque mon éditeur a jugé opportun de les rassembler. Elles s’inscrivent dans le prolongement de mon Journal d’un indigné (L’Artilleur), paru il y a trois ans, et leur genèse a été la même : il s’agit de textes écrits au jour le jour, au gré de ma fantaisie, de mes disponibilités, et en réaction à ce que je lisais dans les journaux ou écoutais à la radio.
Certains d’entre eux ont la forme de courtes notations ou de « billets d’humeur », d’autres ont donné lieu à des développements plus longs et systématiques. La plupart d’entre eux sont parus entre 2020 et 2022 dans la revue Commentaire sous le titre Chronique des postures ordinaires. Il ne s’agit pas exactement d’une critique des « grands médias ». Le titre retenu par mon éditeur, Postures médiatiques, ne renvoie pas aux médias comme tels, dont je ne songe évidemment pas à contester l’utilité, mais aux attitudes d’un certain nombre de ceux qui y officient ou qui y interviennent.
Selon vous, il n’y a pas de « pensée unique », mais des pensées dominantes. Qu’entendez-vous par-là ? Quelles en sont les caractéristiques ?
La notion de pensée unique, qui s’est substituée au concept marxiste d’idéologie dominante, constitue une exagération fallacieuse. Quelque pesant que puisse être le climat de censure insidieuse et d’intimidation morale qui règne chez nous, la société dans laquelle nous vivons demeure assez ouverte et pluraliste pour que, sur tous les sujets, les thèses les plus diamétralement opposées s’y affrontent dans des médias aussi différents que Le Figaro et Libération ou Mediapart et Valeurs actuelles.
« Dans notre société, on proclame être de gauche, on avoue être de droite. »
À défaut de pensée unique, il y a non pas une, mais des idéologies dominantes car la même idéologie peut être ici dominante et là dominée. Je donne l’exemple du libéralisme économique, idéologie assurément dominante chez les prix Nobel d’économie et les universitaires de rang magistral dans cette discipline, mais pas du tout chez les professeurs de sciences économiques et sociales des lycées, largement acquis aux thèses des économistes dits hétérodoxes ou atterrés, et qui forment les esprits de leurs élèves dans ce sens.
Jean-Claude Michéa, que vous citez en avant-propos, décrit, dans son livre La double pensée (2008), la pensée dominante comme l’alliance de l’économiste de droite et du sociologue de gauche. Qu’en pensez-vous ?
Cette définition découle de sa thèse cardinale, celle de l’unité du libéralisme : pas de libéralisme économique sans libéralisme culturel et réciproquement. Je la crois juste pour l’essentiel, mais je crois également qu’elle est tout aussi problématique pour l’antilibéral qu’il est que pour le libéral que je demeure, malgré tout. Revenons au passage que je cite dans mon avant-propos. Il y propose un critère infaillible pour déterminer quelle est dans chaque société sa véritable idéologie dominante. S’agissant de la nôtre, demandons-nous ce qu’on voit le plus souvent : un intellectuel ou un politique de droite accusé d’être réactionnaire qui s’en défend et proteste qu’il a toujours été fidèle aux valeurs de la gauche ? Ou un homme de gauche ou d’extrême gauche qui jure ses grands dieux qu’on l’a mal compris et qu’il a toujours défendu des thèses de droite ou d’extrême droite ? Dans notre société, on proclame être de gauche, on avoue être de droite. L’idéologie dominante est donc celle de la gauche.
« Chaque fois qu’elle parvient au pouvoir, la gauche mène une politique libérale, mais pas dans les discours. Cette duplicité est ce qui permet à la gauche de survivre. »
Alors quid de l’alliance de l’économiste de droite et du sociologue de gauche ? Pour le sociologue de gauche, pas de problème. Pour l’économiste de droite, c’est plus compliqué. Michéa peut soutenir sans contradiction que l’idéologie dominante est celle de la gauche et qu’elle est aussi celle de l’économiste de droite puisque, selon lui, la gauche, qu’il distingue du socialisme, est acquise au libéralisme économique. Elle l’est assurément dans les faits puisque, chaque fois qu’elle parvient au pouvoir, la gauche mène une politique libérale, mais pas dans les discours : de Mitterrand qui s’est fait élire sur un programme de rupture avec le capitalisme à Hollande qui y a réussi en se proclamant l’adversaire de la finance, il y a continuité. Cette duplicité est ce qui permet à la gauche de survivre.
Mélenchon a été ministre, donc solidaire, d’un gouvernement, celui de Jospin, qui a privatisé à hauteur de 31 milliards d’euros, record de toute l’histoire de la République : qui peut imaginer que, s’il parvenait au pouvoir, sa logomachie révolutionnaire se traduirait dans les actes ? Ainsi, dans ma perspective, qui est celle de l’analyse des discours et la mise en évidence de ce qu’il faut dire, sinon penser, pour être « bien vu », autrement dit « politiquement correct », ce n’est pas le libéralisme économique qui est l’idéologie dominante.
Vous réservez vos flèches exclusivement à des médias de gauche (France Culture, France Inter, Le MondeLibérationMediapart ou Télérama), mais épargnez ceux de droite (comme Le FigaroLe Point RMC, RTL ou Europe 1) qui ont autant d’audience. La bêtise médiatique, pour vous, ne se situe qu’à droite ?
Non, la bêtise, médiatique ou pas, ne connaît pas de frontières et elle est sans doute, à l’égal du bon sens selon Descartes, la chose du monde la mieux partagée. Mais ce n’est pas la bêtise médiatique qui est mon objet : c’est l’idéologie dominante et celle-ci n’est pas celle de la majorité. Si c’était le cas, l’idéologie dominante serait celle de la droite puisque, en additionnant les voix qui se portent sur la gauche et l’extrême gauche, aussi bien aux présidentielles qu’aux législatives, on arrive tout juste à un tiers des suffrages exprimés.
« Ceux qui détiennent cette autorité auto-instituée peuvent, du haut de leur magistère, imposer les normes du politiquement correct. »