Les cinq tendances géopolitiques de 2014.

1) Le réalignement diplomatique de Washington

Primitivement, le terme utilisé à Washington, dans les débuts du premier mandat de Barack Obama, était celui de « pivot », qu’il faudrait traduire en français par « pivotement ». La « diplomatie du pivot » était fondée sur l’idée d’un redéploiement des efforts et des moyens américains vers la Chine, l’Asie-Pacifique et, plus largement, le « monde des émergents ».

Se détourner d’une Vieille Europe, centrée sur ses problématiques internes, se désengager des conflits du Grand Moyen-Orient (Irak, Afghanistan), pour saisir les opportunités de croissance et relever les défis du « monde des émergents ». En cette période qui semble déjà lointaine, le krach du 15 septembre 2008 et la première « crise globale » conduisent à survaloriser le rôle des BRICS et les perspectives de ce regroupement hétérogène, du surcroît divisé (voir le conflit latent Inde-Chine). On sait aujourd’hui que ces pays sont eux aussi confrontés à des difficultés économiques et monétaires. Par ailleurs, la lueur du G- 20, que Barack Obama voulait promouvoir en tant que forum diplomatique global, a pâli.

De fait, la « diplomatie du pivot » de Barack Obama a vite montré ses limites. Les pays émergents ne sont guère pressés d’assumer des responsabilités internationales et s’en tiennent à la stricte défense de leurs intérêts nationaux-étatiques, perçus et définis de manière étroite.

Quant aux hommes qui dirigent la Chine de Pékin, ils ont dédaigné la politique d’« engagement coopératif » d’Obama , interprétée comme un signe de déclin, et ils ont brutalement affirmé leur puissance dans les « méditerranées asiatiques » (mers de Chine méridionale et orientale).

En retour, les alliés des Etats-Unis dans la région se sont tournés vers Washington et l’ « engagement coopératif » a pris une dimension beaucoup plus sécuritaire, voire militaire. Enfin, certains des alliés européens ont fait part de leurs inquiétudes quant au leadership américain. L’importance de l’Europe, pierre angulaire de la politique de sécurité des Etats-Unis, a été réaffirmée et l’OTAN a adopté un nouveau Concept stratégique (Lisbonne, 19 novembre 2010).

Désormais, le terme en usage à Washington est celui de « rebalancing », traduit par « rééquilibrage », ce qui semble plus adéquat que « réalignement » (sur qui ?) ou « réajustement » (trop limitatif). Ce rééquilibrage est souvent présenté comme un retrait américain depuis l’Europe ou le Moyen-Orient, au bénéfice de l’Asie-Pacifique.

C’est oublier que la mondialisation n’est pas seulement économique, commerciale et financière : la mise en relation généralisée des différents lieux de la Terre, l’affirmation séculaire d’un monde interconnecté, constitue un phénomène géostratégique majeur. En raison de cette mondialisation géostratégique – une réalité évidente depuis les « guerres en chaîne » (Raymond Aron) du XXe siècle -, la première puissance mondiale ne saurait s’abstraire de l’Europe ou du Moyen-Orient.

En Europe, les Etats-Unis réassurent toujours la sécurité de leurs alliés, mais ils entendent à partager avec eux le « fardeau » des responsabilités (le thème du « burden sharing » n’est pas nouveau). Les alliés européens, tout au moins les principaux d’entre eux, ont longtemps demandé le partage du pouvoir dans l’Alliance, mais ils refusent les responsabilités qui lui sont liées. A cet égard, la baisse des dépenses militaires en Europe, y compris en France, est significative. Elle révèle les préférences. La France est, quant à elle, dans une situation contradictoire :

elle s’inscrit dans une logique de partage des théâtres d’engagement, cherche à maintenir son statut politique et stratégique, mais ne s’en donne pas les moyens (voir la loi de programmation militaire 2014-2019). A moyen terme, une rupture capacitaire n’est pas à exclure.

2) Les risques de partition du Proche-Orient

Aux plans militaire et stratégique, la partition de la Syrie est déjà engagée. Ces derniers mois, les forces du régime baasiste ont regagné une partie du terrain perdu au bénéfice de l’Armée syrienne libre (ASL) et des différents groupes islamistes et jihadistes qui constituent l’opposition armée à Bachar Al-Assad.

Pourtant, Damas ne semble pas en mesure de l’emporter, et si la balance des forces penche en la faveur du régime, l’impasse demeure parce que les puissances occidentales ont renoncé à appuyer directement les insurgés. Les Etats-Unis et la Russie sont convenus de limiter l’escalade verticale du conflit – voir l’accord russo-américain de Genève et la résolution des Nations unies sur le désarmement chimique du régime syrien (résolution 2118, 27 septembre 2013) -, mais la menace d’une « escalade horizontale », c’est-à-dire d’une extension aux pays voisins, est toujours pressante.

On pense ici aux conséquences de l’afflux de réfugiés syriens dans les Etats voisins, à la déstabilisation croissante du Liban, aux tensions ethniques et confessionnelles dans la province turque d’Hatay (l’ancien sandjak d’Alexandrette), ou encore aux risques qui pèsent sur la Jordanie, dont les équilibres intérieurs sont fragiles.

La diplomatie du désarmement chimique et le pré-accord avec l’Iran sur le nucléaire militaire (24 novembre 2013) ont éclipsé la guerre en Syrie, mais nous n’en avons pas fini avec ce conflit. De fait, le territoire syrien est fragmenté entre le régime baasiste, le fragile regroupement d’unités recouvert par l’acronyme « ASL », les divers groupes islamistes et djihadistes ainsi que, dans les zones de peuplement kurde, les forces du Parti de l’union démocratique (PYD, considéré comme la branche syrienne du PKK).

Au regard de cet éclatement territorial, le projet de « Grande Syrie », autrefois porté par Hafez Al-Assad, semble relever d’une autre ère historique. La Syrie forme une sorte de résumé ethnique et confessionnel du Machrek, dont la géographie humaine plus complexe que celle du Maghreb et de la péninsule Arabique. Cette situation préfigurerait-elle l’avenir du Proche et Moyen- Orient ? Le Liban est le lieu d’une partition de ce genre, le Hezbollah constituant un Etat dans l’Etat, avec quelque 40.000 combattants surarmés par Damas et Téhéran.

L’Etat central n’a plus le monopole de la violence physique légitime, et ce depuis longtemps. L’armée libanaise est virtuellement prise entre les forces sunnites islamiques, qui opèrent en Syrie depuis des bases libanaises, et le Hezbollah chiite islamique.

Les attentats terroristes ensanglantent Beyrouth et d’autres villes du
Liban, partagées entre les confessions. Une nouvelle guerre du Liban, à caractère sectaire, ne saurait être exclue.

On connaît par ailleurs la fragilité constitutive de l’Irak, composé d’Arabes chiites, de Kurdes sunnites et d’Arabes sunnites, auxquels il faut ajouter les Turcomans ainsi que les Assyro-chaldéens et Nestoriens, qui comptent parmi les plus anciennes chrétientés au monde.

La quasi-guerre civile du milieu des années 2000 n’a pas débouché sur une partition géopolitique, la stratégie contre-insurrectionnelle du général Petraeus ayant permis de redresser la situation, mais l’Etat fédéral, tel qu’il a été défini par la Constitution de 2005, ne fonctionne guère.

L’autonomie de fait du Kurdistan irakien a été transformée en une autonomie de droit et la région kurde forme un Etat de facto, avec sa politique extérieure propre (voir la quasi-alliance entre Erbil et Ankara). De surcroît, la guerre en Syrie retentit sur la situation en Irak où la fréquence des attentats rappelle les pires heures de la décennie antérieure.

Pour résumer, le Proche et Moyen-Orient comprend effectivement quelques « poids lourds » – l’Egypte, la Turquie, l’Iran, l’Arabie Saoudite –, qui ne sont pas au bord de l’éclatement, mais l’isthme syrien, soit l’espace qui relie la Méditerranée orientale au Golfe, est menacé par des forces internes et externes de dislocation. Au total, l’expression de « désordre post-ottoman » n’est pas vaine : les régimes autoritaires patrimoniaux de la région ont échoué à ouvrir une voie propre vers la modernité et nombre d’Etats-nations du monde arabe sont agités par de puissantes contradictions. Cet Orient complexe et belligène demeure un « noeud gordien ». Il relève du voisinage géographique de l’Europe.

Notons qu’il en va de même pour l’Afrique du Nord, l’aire Sahel-Sahara et l’hinterland subsaharien relevant d’un étranger plus lointain, sur le plan géographique, mais dans notre proximité immédiate via la démographie et les flux migratoires.

3) Le développement des gaz de schiste

La « révolution du gaz de schiste » et, plus largement, la dynamique des
hydrocarbures non-conventionnels
, auront trop longtemps été l’objet d’un déni de grande ampleur. Depuis quelques années, l’arrivée de ces hydrocarbures transforme les marchés pétro-gaziers. En 2009, les Etats-Unis sont devenus autosuffisants en gaz et cette énergie bon marché est un facteur de ré-industrialisation (pétrochimie et industries lourdes, fortement consommatrices d’énergie).

Les Etats-Unis sont en passe de devenir un exportateur de gaz naturel liquéfié, ce qui serait un début de solution à la trop forte dépendance de l’Europe vis-à-vis du gaz russe (voir aussi, dans le cas de l’Europe, les ressources continentales en gaz de schiste ainsi que les perspectives pétro-gazières de Chypre et de la Méditerranée orientale).

En dynamique, cela affaiblirait le pouvoir de coercition de la Russie, ledit pouvoir reposant avant tout sur l’« arme énergétique » et les ressources qu’elle assure. Au gaz de schiste, il faut ajouter le pétrole non-conventionnel. Selon les données de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les Etats-Unis pourraient devancer à nouveau l’Arabie Saoudite (2017 ?).

Outre les Etats-Unis, il faut prendre en compte le Canada, très grand producteur d’hydrocarbures non-conventionnels, qui prévoit la construction d’un oléoduc géant vers le Pacifique, pour exporter en direction de la Chine et de l’Asie-Pacifique. C’est donc une vaste « plaque » énergétique nordaméricaine qui s’affirme. Cela change la donne énergétique sur le plan mondial et le thème du « Peak Oil » est relégué à l’arrière-plan. Là encore, les reportages des années 2000 sur la « fin du pétrole » semblent relever d’une autre époque.

Nombre d’experts des questions énergétiques considèrent que si le vaisseau humain doit chavirer, ce sera les soutes pleines de pétrole !

Pour autant, doit-on voir dans le développement des hydrocarbures non- conventionnels une révolution géopolitique, c’est-à-dire un bouleversement du rapport des forces, des systèmes d’alliances et des configurations géopolitiques?

Le plus souvent, cette perspective est évoquée à propos du Moyen-Orient, plus précisément du golfe Arabo-Persique, la principale région pétrolière mondiale du point de vue des réserves, de la production et des exportations. Schématiquement, cette région serait progressivement marginalisée et les Etats-Unis, dotés d’une plus grande autonomie énergétique, s’en dégageraient. Ce scénario appelle des correctifs. D’une part, c’est dans le golfe Arabo-Persique que le pétrole reste le plus abondant (plus de la moitié des réserves mondiales) et, en raison des caractéristiques géologiques, le meilleur marché (environ 2 $ le baril).

D’autre part, l’engagement américain dans le golfe Arabo-Persique ne s’explique pas uniquement par le facteur pétrolier, à des fins d’approvisionnement domestique (la part du pétrole moyen-oriental dans les importations américaines n’a guère dépassé 10 à 12 %). Les Etats-Unis s’engagent dans la région, avec en toile de fond la Seconde Guerre mondiale, alors qu’ils sont encore les premiers producteurs mondiaux et s’autosuffisent. Le pétrole moyen-oriental alimente principalement les économies en cours de reconstruction d’Europe occidentale et du Japon, bientôt celles des NPI d’Extrême-Orient (nouveaux pays industriels).

La perception américaine des enjeux pétroliers est donc globale : le marché et les prix du pétrole sont mondiaux ; la déstabilisation du golfe Arabo-Persique aurait des conséquences gravissimes sur l’économie mondiale, celle des Etats-Unis et de leurs partenaires commerciaux. Dans le Golfe et au Moyen-Orient, le principal objectif énergétique des Américains est d’assurer la liberté d’accès aux régions pétrolifères et la libre circulation des flux de pétrole (voir l’importance du détroit d’Ormuz). Si l’on ajoute au pétrole les enjeux en termes de défense et de non-prolifération des armes de destruction massive (voir la question du nucléaire iranien), on comprend que les Etats-Unis ne se désengageront pas de la région. En revanche, les dirigeants américains ne veulent plus se faire « absorber » par les conflits régionaux, ni se laisser entraîner par leurs alliés régionaux (voir la Syrie). La politique américaine privilégie la diplomatie (voir l’Iran), mais les Etats-Unis demeurent fortement présents sur le plan militaire (Bahreïn, Qatar, Koweït, Oman, Arabie Saoudite, accords militaires avec l’Irak post-Saddam). Ils réassurent la sécurité des Etats du Golfe et ils ont des liens étroits avec l’Egypte, nonobstant les tensions des derniers mois (coup de force militaire du 3 juillet 2013), ou encore avec la Jordanie. Faut-il rappeler l’étroite alliance avec Israël ? L’écume des jours et les réajustements entraînés par les événements des dernières années ne sauraient dissimuler cette importance et multiforme présence américaine.

4) La confrontation entre Bruxelles et Moscou pour le Vieux Continent

Le terme de « confrontation » renvoie à une situation de conflit ouvert, voire de conflit armé, et à des lignes de front. Aussi me semble-t-il exagéré. Je parlerais plutôt de rivalités géopolitiques et d’un conflit émergent dans l’Est européen et dans le Sud- Caucase, cette zone intermédiaire que Moscou considère comme son « étranger proche », c’est-à-dire une sphère exclusive d’intérêts vouée à rejoindre l’Union eurasienne dont Vladimir Poutine a fait son grand dessein. Notons qu’à Bruxelles, on parle plutôt de « voisinage commun » : l’expression n’est pas exclusive et elle est un appel à la bonne volonté des dirigeants russes, d’une part pour coopérer et apporter des réponses aux « conflits gelés » (à l’instar des abcès de fixation en Géorgie, ils sont parfois « chauds »), d’autre part pour relever ensemble les défis de la modernisation économique et politique. Enfin, il faut se défier des fausses symétries :

l’UE ne constitue pas un acteur géopolitique unifié mais un Commonwealth
paneuropéen dont les membres cherchent à mutualiser certaines politiques. Aussi l’UE ne saurait-elle développer un projet unifié de puissance, au contraire de la Russie qui vit sous un régime à caractère autoritaire et patrimonial, fortement personnalisé. Indubitablement, Poutine a un dessein et il le poursuit.

Du côté russe, cette rivalité géopolitique est consciente et voulue. L’Ukraine n’est pas perçue comme une libre nation, un sujet de droit, pleinement autonome sur les plans politique et stratégique. Dans les représentations géopolitiques russes, l’Ukraine est plus un enjeu qu’un acteur : une pièce d’importance majeure sur l’échiquier européen/eurasiatique. Poutine en fait un enjeu quasi-existentiel pour une Russie vouée, selon lui, à la « Derjava », c’est-à-dire une idéologie de la puissance (la puissance pour la puissance). L’Union eurasienne qu’il entend mettre sur les rails n’a pas de rationalité économique forte mais elle renvoie à un projet de puissance. Sans l’Ukraine, ladite union n’atteindrait pas une certaine masse critique. Aussi et surtout, l’Union eurasiatique serait privée de sens, l’Ukraine étant considérée comme le berceau historique de la Russie. A ce propos, rappelons tout de même que l’émergence de la principauté de Moscou, longtemps aux marges du monde slave oriental, s’explique par le choc mongol et la destruction de la Rus’ de Kiev (1240).

Cette émergence s’est effectuée en étroite collaboration avec le joug mongol sur le monde russe, notamment pour la collecte du tribut destiné au Grand Khan. Si l’on considère le cas d’Alexandre Nevski, le prince de Novgorod élevé depuis à la stature de héros national de la Russie, l’investiture de la principauté de Kiev lui a été conférée par le khan de la Horde d’Or. Comme toujours dans les rivalités géopolitiques, les arguments historiques sont contradictoires : bien des Ukrainiens peuvent légitimement invoquer les périodes d’étroite association aux destinées de la Pologne, la principauté de Moscou se tournant quant à elle vers l’Oural et la Sibérie.

In fine, c’est aux Ukrainiens de ce siècle de faire leurs choix géopolitiques : être membre d’un regroupement de régimes autoritaires-patrimoniaux, avec pour adjuvent des prêts russes (ils auront leur contrepartie), ou être partie prenante d’une Europe du « grand large » fondée sur le droit et la reconnaissance des libertés fondamentales.

Vue d’Europe, la question de l’Ukraine n’est pas existentielle : l’UE et ses Etats membres peuvent vivre et envisager leur avenir sans cet Etat de l’« entre-deux ».

Les intérêts sont indirects et s’inscrivent dans la durée. La position de Bruxelles relève tout à la fois d’une question de principe (les fondements de l’ordre public européen) et d’une démarche prudentielle. Les dirigeants des Etats membres qui ont longtemps été soumis à la domination russe puis soviétique, domination sanglante trop vite passée « par pertes et profits », redoutent les intentions et les projets des dirigeants russes. Ceux-là ne s’en cachent guère. L’association de l’Ukraine et d’autres Etats de cet « entre-deux » à l’UE serait une sorte de garantie contre un retour de puissance belliqueux de la « Russie-Eurasie ». Rien à voir avec le « cordon sanitaire » sempiternellement dénoncé à Moscou : la Russie dispose d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies et elle est partie prenante des différentes instances internationales. Faut-il rappeler qu’elle est associée au G-7 (le G-8), depuis le milieu des années 1990, sans réelle considération pour les critères politiques et économiques qui justifient l’accès à ce club diplomatique ? La Russie a également obtenu des partenariats spécifiques avec l’UE et avec l’OTAN, l’obsession russe étant alors de ne pas être mêlée au vulgum pecus des PECO (Pays d’Europe centrale et orientale), ces derniers ayant le plus souvent rejoint ensuite les structures euro-atlantiques (UE et OTAN). Elle est membre de l’OMC et participe aux échanges internationaux. A l’évidence, il n’y a pas de « cordon sanitaire ». En revanche, l’UE et ses Etats membres, soutenus par les Etats-Unis, refusent d’avaliser une sorte de nouvelle « doctrine Brejnev », dans l’Est européen comme dans le Sud-Caucase et la région Caspienne-Asie centrale.

5) Les rapports de force dans le Pacifique

L’océan Pacifique est le plus vaste au monde et il recouvre les deux cinquièmes de la surface planétaire. La question devra donc être resserrée. En contrepoint du récent discours élaboré autour de la « diplomatie du pivot », il faut d’abord rappeler que les Etats-Unis sont depuis longtemps une puissance du Pacifique, le « grand océan » formant la ligne d’horizon de la ruée vers l’or de la Californie (1848) et de la conquête de l’Ouest. Dès avant, les navires américains sillonnaient les routes du Pacifique et c’est une flotte américaine, l’escadre du Commodore Perry, qui ouvre au commerce occidental les ports japonais (1853-1854). Un temps ralentie par la guerre de Sécession, la conquête de l’Ouest s’achève avec la fermeture de la « Frontière » (1890). Il n’y a plus de terres vierges à conquérir sur le sol américain, et c’est alors que les Américains redéploient leur énergie et leur puissance vers le Pacifique. En 1898, l’archipel des îles Hawaï, dont la position centrale est essentielle pour le rayonnement des flottes dans le Pacifique, passe sous contrôle américain. Cette même année, la guerre hispano-américaine débouche sur la colonisation des Philippines, jusqu’alors possession espagnole. C’est en lien avec ces événements que Paul Valéry évoque la destinée des civilisations (« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ») et Kipling, le « fardeau de l’homme blanc ». Bientôt, Theodore Roosevelt est élu président des Etats-Unis et il est convaincu que le siècle qui s’ouvre sera celui du Pacifique. C’est sous sa présidence que les Etats-Unis entrent dans le cercle des grandes puissances mondiales (voir le rôle d’arbitre entre la Russie et le Japon, en 1905, et dans la crise de Tanger entre la France et l’Allemagne, l’année suivante), reprennent le projet de construction du canal de Panama, reliant les océans Atlantique et Pacifique, et construisent la base de Pearl Harbor. Rappelons enfin la « guerre du pacifique » contre le Japon impérial (1941-1945), la guerre de Corée (1950-1953) et la guerre du Vietnam (1964-1973). En d’autres termes, nous sommes sur des temps longs de l’Histoire. De même qu’elle varie les ordres de grandeur et niveaux d’analyse spatiale, la géopolitique doit distinguer les échelles de temps.

Les rapports de force suggérés par la question concernent plus spécifiquement le Pacifique occidental et les « méditerranées asiatiques » évoquées plus haut (sur le plan géographique, seule la mer de Chine méridionale peut être véritablement qualifiée de « méditerranée »). Les revendications chinoises en mer de Chine méridionale – voir les Paracels et les Spratleys, ainsi que les eaux territoriales et zones économiques exclusives se rattachant à ces archipels –, ne sont pas neuves et les tensions sont constantes depuis 25-30 ans. Le conflit entre la Chine et les pays riverains est éminemment géopolitique. En effet, les enjeux sont multiples : la valeur intrinsèque des espaces considérés (pétrole off-shore) ; les enjeux de circulation (détroits indonésiens/voies de passage des flux pétroliers entre le golfe Arabo-Persique et les économies d’Extrême-Orient) ; les enjeux symboliques (Pékin argue de la dénomination de cette mer pour revendiquer une souveraineté d’ensemble, prétendument héritée de l’« empire du Milieu »). Ces toutes dernières années, les rivalités en mer de Chine orientale se sont accrues, avec la contestation par Pékin de la souveraineté japonaise sur les îles Senkaku : incursion de navires de guerre et de bâtiments de pêche chinois ; délimitation unilatérale d’une zone d’identification aérienne. A l’évidence, les dirigeants chinois veulent bousculer le Japon, l’autre grande puissance asiatique – dépassé sur le plan du PIB global, mais toujours devant la Chine selon bien d’autres critères de richesse et de puissance -, et Pékin entend s’assurer une sphère d’influence dans le Pacifique occidental. Il semble que la crise de 2008 ait conduit les dirigeants chinois à surestimer leur puissance et, a contrario, à sous-estimer la volonté des Etats-Unis de conserver leur suprématie. Toujours est-il qu’ils ont cédé à une forme d’hubris et affirmé brutalement leurs projets dans les espaces convoités. Si bien des Occidentaux sont séduits par les écrits de Sun Tsu – un recueil de stratagèmes qui date des luttes entre les « Royaumes combattants » (Ve-IIIe siècles avant J.-C.) -, il faut conserver à l’esprit que les dirigeants chinois sont des « légistes rouges », adeptes de méthodes brutales (en quoi le maoïsme était-il donc raffiné et subtil ? Néo-maoïsme et léninisme de marché le sont-ils plus ?). Du reste, le stratégiste américain Edward Luttwak a montré que les écrits de Sun Tsu n’avaient guère de valeur, aux yeux des dirigeants chinois, pour les conflits avec des puissances extérieures à leur sphère culturelle. Toujours est-il que les pays voisins, alliés ou partenaires des Etats- Unis, se sont tournés vers Washington, ce qui nous ramène au « rebalancing ». Les alliances sont consolidées (Japon, Corée du Sud, Taïwan), renouvelées (Philippines), voire élargies (Vietnam). L’envoi de bombardiers B-2, immédiatement après la proclamation par Pékin de la zone d’identification aérienne précédemment évoquée, est venu manifester la volonté américaine, et ce immédiatement après la signature de l’accord partiel et provisoire sur le nucléaire iranien. Un signe des temps?

Expression hypermoderne et orientale du « règne de la quantité », la Chine
fascine mais il reste qu’elle n’a guère d’alliés dans la région. Sa précipitation et son hubris ont provoqué un fort réinvestissement des Etats-Unis dans une zone quelque peu négligée, en raison des guerres en Afghanistan et en Irak. Dans cette partie du monde, il faut aussi prendre en compte le régime nord-coréen, doté de l’arme nucléaire et de missiles balistiques toujours plus puissants. D’aucuns expliquaient, il y a peu encore, que la Chine contrôlait la situation et ne laisserait pas faire (le moindre communiqué était sur interprété), ce qui dispensait les Américains d’une action de vive force. Bon gré, mal gré, les dirigeants chinois ne se sont pas opposés à leur allié nord-coréen, pourtant très dépendant de Pékin sur le plan économique.

Notons que le viol par Pyongyang des accords de dénucléarisation, signés avec les Etats-Unis dans les années 2000, n’est pas de bon augure quant à la négociation en cours avec Téhéran (l’accord signé en novembre 2013 n’est pas « historique » et il n’est qu’une étape vers un hypothétique règlement d’ensemble). Au total, c’est une situation de type « guerre froide » qui sévit dans la région. Si la situation devait dégénérer, il serait illusoire de penser que l’Europe serait préservée : globalisé et interconnecté, ce monde est unifié, sur le plan de l’économie, de la technologie et de la géostratégie. « Amor Fati » !

Jean-Sylvestre Mongrenier
Chercheur associé à l’Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis). Il est membre de l’Institut Thomas More

1
Interview Atlantico
30 décembre 2013

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires