INTERVIEW
Rachel Khan : « Nous avons perdu le chemin de la République »
INTERVIEW. Après son livre « Racée », Rachel Khan revient à la charge et se fait avocate de la défense pour une République humaniste et universaliste. À contre-courant ?
Propos recueillis par Paul Chambellant
« Sommes-nous à la hauteur de nos morts ? » C’est, en substance, la question à laquelle s’attache à répondre Rachel Khan, écrivaine et conseillère politique, dans son nouvel ouvrage Encore debout – la République à l’épreuve des mots.
Dans ce livre dédié à Arnaud Beltrame*, l’essayiste s’inscrit dans la continuité de son précédent ouvrage, Racée, et poursuit son combat pour l’égalité devant la loi, pour l’humanisme, pour une République universaliste. Des mots dans lesquels elle souhaite « réinjecter de l’incarnation ».
Le Point: Votre ouvrage n’hésite pas à identifier vos adversaires idéologiques. Comment est-il né ?
Rachel Khan: Ce livre s’est complètement imposé à moi. À l’origine j’écrivais un roman, mais les mots d’une violence extrêmement rare de Dieudonné et de Médine m’ont beaucoup bousculée. Le problème n’était pas tant qu’ils s’attaquent à moi, mais que nos représentants aient tant de mal à se positionner par rapport à des choses qui me semblaient graves. C’est comme si nous ne parlions plus le même langage, comme si nous avions perdu le chemin de la République qui, normalement, est inscrit dans notre loi fondamentale. Dans ce contexte, ce livre est à la fois un pamphlet et une profession de foi dans la lignée de Racée. J’ai eu envie de continuer à décrire l’ensemble de cette France qui est désarmée pour se défendre face à une unité qui se délite.
Vous mettez en scène, pour cela, quatre avocats, quatre plaidoiries qui s’affrontent sur leur vision de la République : l’extrême-gauche qui « divise » la République, l’extrême-droite qui la « cible », la technocratie « pas-de-vaguiste » qui la « fuit », et enfin la vôtre, universaliste, qui la « défend » réellement. Pourquoi ce choix ?
Aujourd’hui c’est toujours « l’autre » qui vous désigne et vous crée un récit, ce qu’on voit bien à l’extrême-gauche qui m’assimile, faussement, tantôt au Printemps républicain, tantôt à l’extrême-droite. C’est un peu ce que dit Salman Rushdie : on vous invente une histoire pour que vous deveniez une cible. Voyant cela, j’ai voulu, non sans insolence, endosser ces différents discours et démontrer à quel point ils sont dangereux pour la République. Moi qui suis comédienne, ce fut assez jouissif de me mettre dans la peau de ces personnages et de penser contre moi-même pour écrire leurs plaidoiries.
La République est encore debout, mais c’est presque un miracle au regard des polémiques de leaders politiques qui sont là pour cliver en permanence et qui tuent l’unité nationale.
N’avez-vous pas eu peur qu’on vous accuse de vous-même créer des récits à vos adversaires, de les caricaturer avec des plaidoiries que vous leur inventez ?
Non, ici il s’agit d’une réponse à des attaques que je subis. Je ne leur invente pas des récits ; je prends ce qui est en présence, notamment leurs différentes prises de parole sur Twitter, à l’Assemblée nationale, dans les conférences de presse… Ce sont, d’ailleurs, et quels que soient leurs interprètes, toujours les mêmes discours, les mêmes méthodes, les mêmes mécanismes. On a un gros problème de créativité politique.
Vous êtes fréquemment attaquée sur les réseaux sociaux, notamment sur Twitter. Avez-vous toujours confiance en votre combat ?
Je me dis que d’être attaquée à la fois par l’extrême-gauche et par l’extrême-droite, ça veut dire quelque chose. Mais ce qui me fait poursuivre mon combat, c’est de voir ces gens qui, dans la vie réelle, partout sur le territoire, m’apprécient, me demandent de continuer. J’essaie de faire parler, de débrider, de libérer cette majorité silencieuse qui est outrée de ce qui peut se passer dans notre démocratie, et qui, parfois, se détourne de la politique par fatigue de ces invectives permanentes.
Comment reconquérir cette majorité silencieuse, cette République qui est, selon vous, « encore debout » mais « à l’épreuve » ?
Dans le contexte d’une République qui se délite, de plusieurs « France » qui ne peuvent plus se parler, il faut en revenir à la fois à la lettre de notre Constitution et à l’esprit républicain, universel, humaniste : le droit au dialogue, le droit d’échanger, le droit à la relation et surtout la nécessité d’avoir la culture et les artistes au centre. C’est ce que j’analyse dans la dernière plaidoirie. La République est encore debout, mais c’est presque un miracle au regard des polémiques de leaders politiques qui sont là pour cliver en permanence et qui tuent l’unité nationale.
À laquelle de ces « France » vous identifiez-vous ?
Je défends cette France, cette République « une », où on peut continuer d’avoir une langue commune même dans le désaccord, où notre loi fondamentale nous unit dans l’héritage de nos lumières, de nos écrivains, de nos grands politiques. À l’inverse d’une France « low-cost », de l’instantanéité, du buzz, de la polémique, du clientélisme, j’entends revenir au texte de notre Constitution et à l’humanisme pour réparer notre société.
L’humanisme, c’est quoi ? C’est faire évoluer l’humain. C’est l’enrichir. L’universalisme, c’est considérer qu’on a plus de choses qui nous rapprochent que de choses qui nous divisent.
Vous évoquez régulièrement la laïcité et le concept « galvaudé » d’islamophobie…
La laïcité, c’est plus que la liberté de croire ou de ne pas croire : c’est l’humain, c’est ce qui met en mouvement notre devise républicaine. Si on la perd, on perd toute notre culture française. Considérer que la laïcité est islamophobe, et que cette islamophobie recouvre un racisme contre les musulmans, c’est donc la pire des manipulations et ça rentre dans une stratégie de « victimocratie ». Aujourd’hui la laïcité est harcelée. C’est à nous de la porter haut et fort pour maintenir ce pays debout, et ne pas se laisser intimider par ce genre de concepts.
Que vous inspire la manifestation du 1er mai où Raphaël Glucksmann, se disant lui aussi humaniste, a été empêché de rejoindre le cortège ?
C’est précisément ce pourquoi j’ai écrit ce livre. L’humanisme, c’est quoi ? C’est faire évoluer l’humain. C’est l’enrichir. L’universalisme, c’est considérer qu’on a plus de choses qui nous rapprochent que de choses qui nous divisent. Et aujourd’hui, la moindre petite division devient un moyen pour mettre des cibles dans le dos des gens. C’est-à-dire que Glucksmann ou plein d’autres, qui sont républicains, qui aiment la démocratie et l’échange, finalement, se voient intimidés par un terrorisme intellectuel. Et de voir combien sont sous protection policière pour défendre leur pays, c’est quand même assez dingue.
Comment définir ce terrorisme intellectuel dont vous parlez ?
Il est multifactoriel. Il vient non seulement d’un renoncement, depuis trente ans, à valoriser nos règles et notre esprit français républicain, mais aussi d’une importation des dogmes racialistes aux États-Unis et d’une idéologie victimaire qui fait son nid en France. Le terrorisme intellectuel, c’est cette volonté d’humilier, cette tendance qu’ont certains à considérer qu’ils ont le monopole de la lutte contre le racisme et qui en font un cheval de Troie pour détester la laïcité, leurs concitoyens, les femmes, les juifs… Les militants décoloniaux et autres « victimocrates » ont un sentiment de colère et de vengeance chevillé au corps, qui a désarmé la République et ne nous pas permis de nous défendre.
Imputez-vous la montée de l’extrême-droite à ce renoncement, à cette « victimisation » ?
Complètement. Je démontre dans le livre comment extrême-gauche et extrême-droite se tiennent la main. En parlant de racisme systémique, en disant que « la police tue », l’extrême-gauche, qui se rêve en Rosa Parks dans une France qu’elle croit être l’Alabama de 1950, vit dans un monde parallèle. Elle est complètement déconnectée du réel et des familles françaises qui sont, à l’image de la mienne, très mélangées. C’est du grain à moudre pour l’extrême-droite, ou l’ultra-droite, qui tire profit en parlant du réel et impose ses dogmes. Il nous faut collectivement retrouver la voie de la raison pour réparer ce pays : agir en citoyen face à ce terrorisme intellectuel qui tétanise, et trouver une personnalité électorale forte pour être à la hauteur face à ces extrêmes.
Qui fait encore partie, aujourd’hui, de l’arc républicain ?
L’arc républicain est assez galvaudé. Il concerne tous les partis saus les extrêmes, tous ceux qui mettent la citoyenneté au centre. Aujourd’hui, La France Insoumise nous met dans un danger grave en s’attaquant aux générations futures dans les universités, en nourrissant la colère et la haine, en racontant n’importe quoi. De l’autre côté, les obsessions sur l’immigration, sur le grand remplacement, oublient que la France s’est construite sur l’immigration. Il faut certes la réguler, la contrôler, mais ça ne peut pas devenir une obsession.
JForum.fr avec www.lepoint.fr
*Arnaud Beltrame était un officier supérieur de gendarmerie. Égorgé après avoir pris la place d’un otage lors d’une attaque terroriste, il est mort des suites de ses blessures le 24 mars 2018 à Carcassonne.