La religion et le problème de la vérité :
Du Kuzari de Juda Halévi (1075-1141) à l’Etoile de la rédemption de Franz Rosenzweig (1886-1929).

Par Maurice-Ruben HAYOUN

Il est difficile de traiter d’un tel sujet qui engage tant d’autres réflexions philosophiques annexes et qui montre que cette problématique se situe au cœur des innombrables controverses antijuives du Moyen Âge à nos jours. Voire, parfois même durant l’Antiquité, comme le montrent certains écrits bibliques, à l’instar du rouleau d’Esther.

Cette action censée se dérouler dans le cadre de la Perse antique, a en réalité vu le jour dans l’ Alexandrie des V-Ive siècles. L’auteur veut prouver que les juifs ne sont pas des êtres nuisibles ni des profiteurs, ni des parasites, mais au contraire, des sujets loyaux et bénéfiques à la bonne marche des affaires publiques. Et surtout que leur religion s’accorde bien avec la notion de vérité. Le but du Ceusari est de prouver qu’il existe une vérité religieuse, incarnée par le judaïsme. C’est donc un écrit apologétique mais qui n’est pas dépourvu d’intérêt et relève, pour cette raison, de l‘histoire des religions comparées.

Dans le sujet que je veux traiter, le combat livré par la communauté juive locale est un peu le même, puisqu’il s’agit de montrer sur une durée de plus d’un demi millénaire (de H-Lévi jusqu’à Rosenzweig) que le judaïsme rabbinique a des réponses à des questions métaphysiques et religieuses et pourrait, dans ce même contexte, se placer en meilleure position que d’autres confessions qui prétendent le remplacer et ne ratent aucune occasion de le diffamer. Le sous titre de cet écrit, unique en son genre dans l’histoire religieuse du judaïsme, est une sorte de défense et d’illustration de la religion juive, en butte au mépris général. Je souligne ce détail car dans son préambule, Ha-Lévi dit que le roi des Khazars, en quête d’une certitude religieuse, ne prévoit pas de convoquer le représentant de la religion juive, tant le triste état de cette communauté religieuse est désespérant et ne laisse présager rien de bon… Le dénouement va surprendre tout le monde puisqu’on va assister à une éclatante victoire du judaïsme.

Comment entendre cette formulation, vérité religieuse ? Est-ce à dire que la religion en tant qu’elle a un problème avec la vérité,  avec la foi, la croyance ? S’agit-il d’une vérité comparable à la vérité mathématique, psychologique, éthique ou autre ? Il s’agit de prouver que la foi juive, fondée sur l’orthopraxie et la pratique des préceptes bibliques, est toujours valable et que ceux qui croient le contraire, se trompent. On sent ici les prémisses d’une polémique chrétienne souterraine, un véritable antinomisme qui nie le contenu positif de la religion d’Israël.

Je commence par tracer le cadre dans lequel est né le Kuzari du philosophe-théologien du XIIe siècle, Juda Ha-Lévi. Là aussi, le talentueux théologien a imaginé une compétition entre diverses religions, à la demande d’un roi dit des Casares, désireux de connaître quelle confession offre les meilleures conditions pour assurer son salut sur terre et sa félicité dans l’au-delà… Personnellement, je crois qu’il s’agit d’une fiction, mais il existe une autre école qui soutient la thèse contraire : il y aurait bien eu un roi des Khazars et lui-même et son peuple se seraient convertis au judaïsme, désigné comme la meilleure religion qui soit. Une incontestable vérité religieuse.

Le monarque convoque les représentations de l’islam et du christianisme, sans oublier le porte-parole de la philosophie. Leur mission est de présenter leur foi sous son plus beau jour. Comme je le notais plus haut, l’exigence de vérité est accentuée pour bien montrer qu’il ne s’agit pas de faux semblant ; on veut des preuves démontrables et non une simple pétition de principes. En clair, on n’est pas prêt de se contenter d’un catalogue de mythes ; il faut la vérité dont la première vertu est de donner du sens. Car ce qui arrive dans une vie humaine met la vérité religieuse à rude épreuve puisqu’il convient de se donner du courage et d’aller de l’avant.

On a donc à faire à une foi fondée sur une base de vérité, et le représentant juif évoque en filigrane ce qui ressemble à deux idées majeures qui soutiennent l’humanité pensante dans ses idéaux : le monothéisme éthique, d’une part, et le messianisme, d’autre part. Cette dernière notion a donné au monde le courage d’avancer dans l’espoir de jours meilleurs. Les coups du sort ne l’on pas poussée au suicide mais à la résilience. Contrairement à l’ attitude gréco-romaine, Ha-Lévi fustige dans son long discours devant le monarque casare, les approximations des autres confessions et leur faiblesse ( à ses yeux) de leur contenu doctrinal et tente de montrer que la religion juive est celle qui a le mieux interprété la volonté divine, avec son apport juridico- léga. Elle est donc en meilleure adéquation avec la volonté divine… Je ne rentre pas dans les détails mais il convient de savoir que l’auteur met dans la bouche du représentant du judaïsme, enfin invité à se prononcer, les doctrines cardinales de la religion d’Israël. L’épine dorsale de cette religion est l’accomplissement des mitswot, cette même  législation que les chrétiens avaient déclarées obsolète…

Ce qui revient l’attention ici, c’est que le partisan juif ne reprend pas à son compte dans sa défense un argumentaire philosophique car bien qu’il fût doté d’une solide culture philosophique, Ha-Lévyi ne se départit pas d’une attitude foncièrement hostile à l’égard de l’aristotélisme arabe de son temps. Il recourt aussi à des métaphores pour impressionner ses auditeurs lorsqu’il dit que la sagesse grecque ne produit que des fleurs et non des fruits : l’ornement, l’esthétique en général, prend le pas sur ce qui est vital et non ce qui réjouit le regard. Ce n’est donc pas la vérité tant recherchée mais une simple apparence, un mythe.

Il est un point que je veux souligner, il s’agit de la sainte Trinité chrétienne. Ha-Lévi lave le christianisme de toute accusation de polythéisme. Il devance ainsi le célèbre penseur provençal Ha-Méiri qui, deux siècles plus tard, lavera le cat holisme de tout soupçon d’impiété. Il dit clairement : les chrétiens disent trois mais en réalité ils pensent UN, un Dieu et non le trithéisme.

Les juifs ont insisté, plus que toute autre religion, sur leur appui à la vérité. Sans la vérité de leurs doctrines, leur croyance se serait effondrée. Plus que tout autre, ils ont placé le principe de vérité (EMET) au fondement de leur Bible. Dans l’usage synagogal, lorsqu’un fidèle est appelé à la Tora, la bénédiction prononcée porte maintes mentions de ce terme EMET : une Torah de vérité, des prophètes de vérité, par opposition aux prophètes du mensonge et du Ba’al… C’est un véritable Leitmotiv présentant Dieu comme une divinité de vérité : le Psalmiste dit bien ceci : le principe de tes paroles est vérité.

Dans les Pirké AVot, véritable raison pratique du judaïsme rabbinique, on se demande sur quelle voie l’homme doit jeter son dévolu pour parvenir à une la voie droite, donc à la vérité.

Dans le monde européen, les philosophes ont scruté cette doctrine qui place la vérité au fondement même de l’anthropologie religieuse. Je ne puis que faire des sondages dans ce domaine, tant la matière est abondante.

La foi ne peut pas reposer sur un édifice vermoulu ou des contre-vérités. Il faut quelque chose de solide qui ancre l’âme du croyant dans le fondement de sa foi. Si tel n’était pas le cas, sa croyance s’effondrerait. Dans la tradition chrétienne, on relève que Jésus se dit lui-même qu’il est la vie, le chemin et la vérité.

Existe-t-il une vérité religieuse ?

La forme interrogative est essentielle car il ne s’agit pas ici de faire de l’apologétique, mais de pénétrer au plus profond du phénomène religieux presque exclusivement fondé sur le mystère de la Révélation, qu’elle soit réelle ou supposée, et aussi sur les miracles dont la tradition religieuse rend compte. Avec plus ou moins de bonheur.

Il s’agit donc d’examiner d’assez près les prétentions de toute religion à la véridicité, de réfléchir sur les relations entre une religion en général et la vérité en tant que telle. On ne va pas mesurer le degré de fiabilité ou de solidité d’une religion par rapport à une autre ; on n’établit pas un degré plus ou moins élevé de l’une par rapport à l’autre. Il convient simplement de voir si l’ordre du religieux peut ou doit se rapprocher de l’ordre de la vraisemblance et de l’évidence scientifiques. Vu l’étendue du sujet, e serai contraint d’aller vers les grandes lignes et de voir si chaque système religieux dispose de son propre registre.

La question de la juste croyance, donc de la vérité religieuse, n’a pas laissé Maimonide un penseur aussi sérieux que Maimonide qui dans son Guide des égérs (I, chapitre 50) défnit la croyance comme suite : ce que je pense au fond de moi-même coïncide avec ce que mes lèvres profèrent… Cette définition, si intellectualiste, a suscité la critique d’Isaac Abrabanel qui a dit que cette définition n’est pas celle de la croyance mais de l’opinion philosophique démontrée… Vaste débat sur lequel nous reviendrons dans un autre contexte.

Un penseur comme Blaise Pascal conçoit la vérité mathématique comme un édifice assez rigoureux même s’il admet en sa créance des éléments de la foi chrétienne que d’autres penseurs qualifient de mythologie. Quand ils se voient reprocher des approches irrationnelles ou supra rationnelles, les théologiens ou les historiens des religions les plus fidéistes, répliquent que la foi, la croyance, se situe au-dessus de la démonstration et qu’on peut croire, même si c’est absurde… (J’y crois parce que c’est absurde) La rationalité n’est donc plus l’arbitre suprême, mais c’est autre chose : par exemple, une tradition religieuse autoproclamée plurimillénaire, disposant de sources à la fois écrites et orales, et décrivant des épiphanies dont quelques rares personnes furent les témoins. Quel est le niveau de fiabilité de tels témoignages ?

Contrairement à la vérité-objectivité scientifique qui produit des preuves véritables, et vérifiables par tous, la vérité religieuse aborde un domaine plus mouvant et qui nécessite aussi tout un appareil exégétique dont les résultats sont parfois contestés par les propres adeptes d’une même religion. Comment faire son choix ? Quel critère retenir pour accéder à cette Vérité tant recherchée ?. Car, si elle se fonde sur une Révélation -et c’est le cas des trois monothéismes- on peut s’interroger sur cette pluralité d’approches… Pourquoi une même et unique Révélation est elle interprétée diversement, au point que la vérité de la religion conduit le plus souvent à la guerre des religions ?

Si l’on s’en tient à des argumentaires purement religieux, c’est-à-dire fondés sur une approche religieuse, on va à l’affrontement pur et simple : c’est une parole contre une autre parole, un credo contre un autre credo, ce qui ne mène à rien. Deux interventions peuvent être bénéfiques dans ce contexte, dans la mesure où les adeptes concernés, en font la demande et en acceptent les conclusions, ce qui n’est pas toujours évident… Il s’agit de la science historique qui examine objectivement les éléments de l’édifice religieux (judaïsme, christianisme et islam) ; et aussi de la philosophie qui aide à asseoir intellectuellement et spirituellement des dogmes, qui seraient inadmissibles par ailleurs . En outre, sans chercher à donner des conclusions hâtives, la vraie religion est celle qui est éclairée philosophiquement.

Ce fut la règle durant la longue période médiévale. Mais dans ce cas précis, la conscience religieuse avait rabaissé la philosophie à un rôle ancillaire : la maitresse était la théologie, la science religieuse, et la servante la philosophie. Aucun des trois monothéismes n’a échappé à cette grande tentation ; soumettre les raisonnements logiques au dogme, seule vérité reconnue par la religion. Mais voila, même si nous avons eu durant de longues périodes une philosophie dogmatique dont Kant nous a affranchis, de tels dogmes religieux sont presque indéracinables. D’où la violence des mouvements de réforme au sein des églises.   (A suivre)……

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage:

Maurice-Ruben HAYOUN. (hayounmauriceruben@gmail.com)

CYCLE DE CONFÉRENCES *
Le 30 mai à 19heures, mairie du XVIe arrondissement, salle des mariages, sur le thème suivant:
André Chouraqui, un champion du dialogue interreligieux
Le 4 juin  à 19heures, mairie du XVIe arrondissement, salle des mariages, sur le thème suivant:
Maimonide et Averroès face à leurs traditions religieuses respectives
Entrée libre. Salle des mariages.
Pour tout renseignement contacter hayoun.raymonde@wanadoo.fr ou le 0611342874
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