Cette ville kurde de Syrie est située juste de l’autre côté de la frontière avec la Turquie. Elle est sur le point de tomber entre les mains de l’Etat islamique, malgré l’appel au secours des Kurdes.img
Une patrouille de l’armée turque à la frontière syrienne, le 7 octobre 2014. (ARIS MESSINIS / AFP)

Déroutant siège. Dans un réduit de moins de 5 km, quelques milliers de combattants kurdes défendent la ville de Kobané, en Syrie, désertée par ses 140 000 habitants et réfugiés. L’ennemi, l’Etat islamique, est plus nombreux, mieux armé. Mardi 7 octobre, les combats ont atteint le centre-ville. Pendant ce temps, à quelques centaines de mètres de là, en Turquie, des dizaines de journalistes observent de loin une guerre qui se déroulait depuis des mois à huis clos. A leurs côtés, des civils et combattants kurdes, impuissants.

Et puis il y a aussi des troupes turques cantonnées à un poste-frontière. Car si la coalition internationale contre l’Etat islamique bombarde les positions des jihadistes dans l’espoir de sauver Kobané, Ankara souffle le chaud et le froid en empêchant d’un côté les renforts kurdes de passer par la frontière, en réclamant de l’autre une intervention terrestre de la coalition. Voici pourquoi la Turquie ne lève pas le petit doigt pour sauver Kobané.

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L’avancée du siège de Kobané. (WIKIMEDIA COMMONS)

Intervenir, ce n’est pas dans les habitudes de la Turquie

Aujourd’hui, aucun pays de la coalition ne s’est engagé dans une opération terrestre contre l’Etat islamique. Si Ankara décidait d’envoyer ses troupes au secours des Kurdes de Kobané, la Turquie deviendrait la tête de pont de la lutte contre les jihadistes.

Or, ce n’est pas dans la tradition de la Turquie de combattre chez ses voisins. Depuis la première guerre mondiale, Ankara s’est tenue à l’écart des conflits de la région, à l’exception de Chypre, en 1974. Ainsi, bien que membre de l’Otan, elle ne s’est pas impliquée dans la première guerre du Golfe et a refusé que les Etats-Unis attaquent Saddam Hussein depuis son sol, lors de la seconde.

A Ankara, on considère volontiers qu' »on ne doit pas s’engager, sauf si on est attaqué, analyse Jean Marcou, enseignant-chercheur à Sciences Po Grenoble. L’action politique de la Turquie est d’abord motivée par ses intérêts étroits. »

Ainsi, l’envoi de troupes turques en Syrie n’est certainement pas à l’agenda. Ankara ne s’engagera pas, « sauf s’il y a une raison qui touche à sa sécurité immédiate ou si la coalition internationale s’engage à combattre aussi contre Bachar Al-Assad », explique ce spécialiste de la Turquie.

Elle est prise en otage dans son enclave syrienne

Quand bien même l’idée passerait par la tête des autorités turques, l’Etat islamique a assuré ses arrières. Il a libéré les 46 otages turcs enlevés à Mossoul, mais il cerne le tombeau de Souleimane Shah où stationnent une poignée de soldats turcs.

Perché au bord des rives de l’Euphrate, ce tombeau vieux de huit siècles est celui du grand-père du fondateur de l’Empire ottoman, explique Slate. Sous souveraineté turque, il est enfoncé de 25 km en territoire syrien, au sud-ouest de Kobané. Aujourd’hui, toute la région est tenue par les jihadistes.

Le chef d’état-major de l’armée turque a voulu rassurer à l’occasion de son message à la veille de l’Aïd, jeudi 2 octobre. « N’oubliez pas que vous n’êtes pas seuls, a-t-il lancé au petit contingent qui garde l’enclave. Nos yeux, nos oreilles et nos cœurs seront toujours avec vous. Soyez assurés que nos forces armées seront à vos côtés dès lors que vous les solliciterez. » Mais si l’endroit n’est qu’à 15 minutes d’hélicoptère de la Turquie, il pourrait être submergé par les jihadistes très rapidement.

Jean Marcou tempère : « On voit bien que l’Etat islamique s’est gardé depuis des mois de l’attaquer. » Il est peu probable que les jihadistes déclenchent les hostilités, en pleine prise de Kobané.

L’Etat islamique n’est pas son premier objectif

Si la Turquie ne se précipite pas pour s’attaquer à l’Etat islamique, c’est aussi qu’elle a d’autres objectifs en Syrie. « La Turquie a une position cynique et cohérente, estime Ozcan Yilmaz, historien à l’université de Genève. Pour elle, son principal objectif reste de faire tomber Assad. »

Voyant les régimes s’effondrer les uns après les autres lors des printemps arabes, Ankara a finit par rompre avec Damas, accusée d’écraser les sunnites (majoritaires en Turquie), pour prendre fait et cause pour l’opposition. Transgressant quelque peu leurs principes non-interventionnistes, les autorités turques ont largement soutenu l’opposition syrienne sans être très regardantes.

D’abord démocratique et non-violente, l’opposition politique s’est muée en opposition armée avant d’être dominée par les jihadistes dans le courant de l’année 2013. Un processus qu’a accompagné la Turquie, laissant passer armes et combattants. « Au départ, la Turquie a aidé l’opposition à tout va, même si ce n’est pas dans ses traditions : elle pensait que le régime allait tomber », explique Jean Marcou.

Avec d’autres, l’Etat islamique a bénéficié de cette attitude permissive. A tel point que des villes proches de la frontière sont devenues des bases arrière où combattants réguliers et jihadistes se font soigner et s’approvisionnent, encore aujourd’hui.

Accusée de laxisme sinon de complaisance, la Turquie prend ses distances avec les combattants les plus radicaux. Mais la chute de Bachar Al-Assad reste la « priorité » de la Turquie, a répété Recep Tayyip Erdogan à plusieurs reprises. Or, elle voit maintenant d’un mauvais œil l’attitude des Occidentaux, plus occupés à lutter contre les jihadistes alors qu’elle rêvait d’un « rôle de leadership dans la région » après la chute d’Al-Assad, analyse Ozcan Yilmaz.

Une partie de l’opinion n’y est pas forcément favorable

Une partie de l’opinion turque n’est pas forcément favorable à une intervention, notamment au sein des milieux proches de l’AKP, le parti au pouvoir. « Ils insistent beaucoup pour dire que Daesh (l’acronyme arabe de l’Etat islamique) est une conséquence de l’intervention américaine en Irak et de la marginalisation des sunnites par le gouvernement, explique Ozcan Yilmaz. On dit que cela n’a rien à voir avec l’islam, mais que toute cette frustration est aussi née parce que la communauté internationale n’a pas agi en Syrie et que cela a conduit à cette radicalisation. »

D’ailleurs, selon un sondage Opinion Poll de juillet, seuls 70,7% des Turcs considéreraient que l’Etat islamique est une organisation terroriste. Au sein de l’AKP, ils n’étaient que 62,5%.

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Au sein de la population, l’Etat islamique aurait aussi des sympathisants. Les chiffres sont très fluctuants, mais de un à quelques milliers de combattants turcs pourraient avoir rejoint les rangs de l’EI, précise Ozcan Yilmaz. Jusque-là épargnée, la Turquie pourrait demain devenir une cible des terroristes.

Surtout, surtout, ne pas favoriser les Kurdes

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Cette carte de 1992 réalisée par la CIA montre les zones occupées par les Kurdes. Elles sont à cheval sur la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran.

Cette carte de 1992 réalisée par la CIA montre les zones occupées par les Kurdes. Elles sont à cheval sur la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran. (CIA / WIKIMEDIA COMMONS)

Une autre partie de l’opinion, les nombreux Kurdes de Turquie (15 à 20 millions des 80 millions de Turcs) réclament à cor et à cri l’intervention du gouvernement dans la troisième ville du Kurdistan syrien. Depuis sa prison, le leader des rebelles du Parti des travailleurs kurdes (PKK) a menacé d’interrompre le processus de paix en cours. Quant au principal parti kurde de Turquie et quatrième parti au Parlement, le Parti démocratique du peuple, il a appelé tous les Kurdes de Turquie à descendre dans la rue pour dénoncer l’entrée de l’EI dans la ville de Kobané. Le pays est agité par des manifestations et des violences.

Mais Recep Tayyip Erdogan s’est refusé à apporter son soutien aux Kurdes de Syrie. C’est que le PYD, l’organisation kurde en Syrie, est une branche du PKK turc, considéré comme une organisation terroriste en Turquie. Lors d’une rencontre avec le leader du PYD, des responsables des services de renseignement turcs ont conditionné un éventuel soutien à l’abandon de l’idée d’une autonomie kurde en Syrie (qui existe aujourd’hui de facto) et à l’intégration des Kurdes à l’Armée syrienne libre, explique Ozcan Yilmaz.

Si la chute d’Al-Assad est l’objectif numéro 1, empêcher la création à sa frontière d’une région autonome kurde dominée par le PKK pourrait être l’objectif numéro 2 d’Ankara. A tel point qu’une partie de l’opinion kurde en Turquie et en Syrie pense « que l’AKP est responsable du renforcement de l’Etat islamique », insiste Ozcan Yilmaz. Jean Marcou prévient : « Si Kobané tombe, cela va créer une forte rancœur chez les Kurdes de Syrie et donner l’impression que la Turquie est davantage opposée au PKK qu’à l’Etat islamique, qu’elle reste obnubilée par un péril kurde. »

Par Gaël Cogné
Mis à jour le 07/10/2014 | 19:32 , publié le 07/10/2014 | 18:11

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