LE BILLET DE JEAN-PIERRE ALLALI – LES JUIFS DU MAROC (2)
Jean-Pierre Allali
Entre-temps, des événements importants vont marquer le judaïsme: le règne de Moulay Yazid (1790-1792) qui se distingue par une répression féroce des Juifs, dont certains sont pendus et d’autres brûlés vifs. Ce sont les « années noires du judaïsme marocain ».
En 1834, à Tanger, c’est le martyre de la jeune Solica Hatchuel. Soupçonnée à tort de s’être convertie à l’islam et d’avoir abjuré, elle est condamnée à mort et exécutée. Elle est restée dans la mémoire des Juifs du Maroc comme une « sainte », Lalla Solica [10].
Le mellah de Mogador est pillé par deux fois, en 1874 et en 1884 et, à la même époque, des émeutes, à Séfrou, font 54 victimes juives.
En 1912, la France prend pied au Maroc. Le traité de protectorat est signé à Fès. Le sultan Moulay Hafid abdique au profit de son frère Moulay Youssef. Hubert Lyautey, futur maréchal, nommé résident général, transfère la capitale de Fès à Rabat.
Ce qui va être, pour les Juifs du Maroc, une nouvelle ère, dans le sillage de l’occidentalisation, commence très mal. Le mellah de Fès est saccagé les 18 et 19 avril 1912 : de nombreuses maisons sont détruites et leurs habitants contraints de se réfugier dans… les cages aux lions de la ménagerie royale.
Cependant, malgré quelques incidents épars, la période coloniale va s’avérer faste pour la communauté juive du Maroc qui se développe, notamment par la multiplication d’écoles dont celles, professionnelles, de l’O.R.T. (Organisation,
Reconstruction, Travail), le développement des œuvres sociales, la création d’imprimeries hébraïques, la parution de périodiques et, malgré son interdiction, en 1924, par la résidence générale de France, l’essor du mouvement sioniste.
La Seconde Guerre mondiale va frapper de plein fouet une communauté qui se croyait à l’abri et dont le dynamisme était remarquable. Le résident général Charles Noguès est amené à appliquer un statut local des Juifs par le gouvernement de Vichy. Dans plusieurs professions, un numerus clausus est appliqué, les biens juifs recensés, les Juifs enfermés dans les mellahs. Si le sultan Mohamed Ben Youssef est compatissant avec ses citoyens juifs, il ne peut en rien s’opposer à la volonté de Vichy [11].
Il faudra attendre novembre 1942 et le débarquement américain à Casablanca pour voir les Juifs retrouver le sourire. Mais l’infâme statut ne sera aboli qu’en 1943.
Les années qui viennent vont, peu à peu, conduire à l’indépendance du pays. En 1953, le sultan Mohamed Ben Youssef est déposé par la France et déporté à Madagascar. Il est remplacé par Moulay Mohamed Ben Arafa. Le pays s’enflamme et, comme souvent, les Juifs font les frais de la fureur populaire. Au cours de violentes émeutes en 1954, des mellahs sont pillés, des écoles juives détruites. Pourtant les Juifs du pays n’hésiteront pas à s’associer à la liesse générale quand, en 1956, Mohamed V sera de retour et l’indépendance proclamée.
Pour montrer son attachement aux Juifs le roi nomme l’un d’entre eux, Léon Benzaquen, ministre des PTT et on ne compte pas le nombre de Juifs présents à des niveaux divers dans les ministères et l’administration. Cela n’empêchera pas, malgré l’interdiction d’émigrer proclamée le 13 mai 1956, des dizaines de milliers de Juifs de quitter le Maroc pour Israël, mais aussi pour la France, le Canada ou encore les États-Unis. La guerre du Sinaï, en 1956 puis la visite du président égyptien Nasser au Maroc, en 1961, vont aiguiser le nationalisme arabe au détriment des Juifs. L’émigration clandestine vers Israël se poursuit avec, parfois, des drames comme celui du « Pisces », un bateau chargé d’émigrants qui coule au large d’Al Hoceima. Bilan : 43 morts. À la suite de ce drame, l’émigration sera finalement autorisée.
Si l’on considère que plus d’un demi-million de Juifs d’origine marocaine sont, en 2025, disséminés à travers le monde, notamment en Israël, où ils sont quatre cent mille, en France, au Canada ou encore en Espagne et en Amérique Latine [12], on imagine sans peine qu’ils ont dû être très nombreux dans leur terre natale pendant des siècles.
Le recensement de 1953 compte 300 000 Juifs au Maroc. En 1967, ils sont encore 65 000, mais en juillet, après la Guerre des Six Jours, ils ne sont plus que 40 000. En 1983, on en compte 15 000 et leur nombre chute à 10 000 en 1986 dont la majorité à Casablanca.
De nos jours, et bien que la constitution du Maroc, dans son article 3, ne fasse aucune distinction entre Musulmans et Juifs et établit la liberté de culte pour les religions monothéistes, il n’y a plus qu’environ 3 000 Juifs au Maroc.
Signe des temps : en octobre 2011 s’est tenu, pour la première fois dans le monde arabo-musulman un colloque sur la Shoah à l’université d’Ifrane au Maroc. En février 2013, avec la bénédiction du roi Mohamed VI, la synagogue El Fassyine de Fès a été restaurée. En mars de la même année, Joël Mergui, président du Consistoire Central, originaire du Maroc, a accompagné le président François Hollande lors de son voyage officiel au Maroc et en mai le Musée Juif de Casablanca a rouvert ses portes.
Anecdote amusante: en janvier 2014, alors que la sécheresse menaçait le royaume, le roi Mohamed VI a demandé à ses sujets juifs de prier pour que vienne la pluie.
En novembre 2015 a été célébré la fin du programme de réhabilitation des cimetières juifs commencé en 2010 et qui a concerné 167 sites dans 14 régions. 12 600 tombes ont ainsi été restaurées.
La relation des Juifs du Maroc avec la Terre Sainte a toujours existé, notamment à travers les pérégrinations de rabbins voyageurs, mais c’est surtout pendant la période coloniale que le sionisme moderne s’y est développé. Dès la proclamation de l’État d’Israël, en 1948, des émeutes anti-juives ont éclaté au Maroc. À Oujda, on dénombre 43 tués et 155 blessés. La panique s’installe. L’Agence Juive installée dans le pays déploie alors une intense propagande qui conduit à une véritable alyah de masse. Par dizaines de milliers, les Juifs fuient le Maroc ancestral. Direction : Eretz Israël. Ils seront particulièrement déçus, dans un premier temps par l’accueil : après l’attente, souvent interminable à Marseille dans le camp du Grand Arenas, voici les « maabarot », villages de tentes inconfortables et la précarité. Et le mépris de l’establishment d’origine européenne. Un mouvement de protestation se créera en 1971, les « Panthères Noires ». Il faudra plusieurs décennies pour voir la situation des Juifs marocains d’Israël se normaliser.
Le nombre de rabbins miraculeux considérés comme des santons et dont les tombes font l’objet de vénération et de pèlerinages, sont légion. Qu’on songe, parmi bien d’autres à Rabbi Ephraïm Encaoua de Tlemcen, à Rabbi Amram Ben Diouane, originaire d’Hébron et enterré à Asjen près de Ouezzane, à Rabbi Hanania Cohen, le « lion de Marrakech, à Rabbi Yaacoub Abihserra et son fils, Maklouf, Rabbi Amram Ben Diwan ou encore Rabbi Chlomo Bel Hench dit « Le fils du serpent ». Sans oublier le Grand rabbin du Sahara, Israël Abouhaceira dit « Baba Salé ».
Synagogue de Marrakech
On ne compte pas les personnalités issues du judaïsme marocain, au Maroc même, mais aussi en France, en Israël ou encore au Canada. On peut citer André Azoulay (Mogador), président fondateur de l’association « Identité et Dialogue » et conseiller du roi du Maroc, sa fille, Audrey Azoulay (Paris), ministre française de la Culture et de la Communication du gouvernement de Manuel Valls, David Lévy (Rabat) qui fut plusieurs fois ministre en Israël, le député israélien Uri Sebbag (Marrakech), Raphy Efery, ministre israélien et vice-président de la Knesset, Serge Berdugo (Meknès), dirigeant de la communauté juive du Maroc et ministre du Tourisme de ce pays, Yehuda Lancry (Bejaâd), ambassadeur d’Israël en France, Joël Mergui (Meknès), président du Consistoire Central, le rabbin Chalom Messas et son fils, David Messas, Grand rabbin de Paris, le rabbin Michel Serfaty (Marrakech), fondateur et président de l’Amitié Judéo-Musulmane de France, le professeur Armand Abecassis (Casablanca), le docteur Ariel Tolédano et ses confrères , Maury Amar (Casablanca) et David Rouach, André Dehry, (Meknès) président de la Fédération des Associations Séfarades de France, les frères Salomon et Victor Malka, journalistes (Casablanca), les historiens Haïm Zafrani (Essaouira-Mogador) et Michel Abitbol (Casablanca).
Ou encore le peintre Maurice Arama (Meknès), le chanteur Samy El Maghribi (Safi) alias Amzallag, la chanteuse Sapho alias Danielle Ebguy ( Marrakech), Frida Boccara (Casablanca) qui remporta l’Eurovision de la Chanson en 1969, le comédien Gad Elmaleh (Casablanca) et les écrivains Jacques Éladan (Ouezzane), Sarah Leibovici (Tétouan), André Goldenberg (Marrakech), Robert Assaraf (Rabat), Jacob Oliel (El Jadida), Éliette Abécassis (Strasbourg), Ami Bouganim (Essaouira-Mogador), Gilles Zenou (Meknès), Erez Bitton (né en Algérie de parents marocains), Pol Serge Kakon (Essaouira-Mogador).
Sans oublier Abraham Serfaty, militant politique, opposant au roi du Maroc, longtemps emprisonné et considéré comme « le Mandela marocain ».
En 1991, Hassan II, roi du Maroc, fils de Mohamed V, qui avait reçu en grande pompe Shimon Peres, alors Premier ministre d’Israël, à Ifrane en mai 1986, a prononcé un discours à New York appelant les Juifs originaires du Maroc à rentrer au bercail. Louables paroles et louable intention, mais, comme dit un proverbe arabe : Elli fêt, met ! », « Ce qui est passé est trépassé ». La vie des Juifs marocains est désormais ailleurs. « Ya Khasra ! ». Il était une fois…
En 2020, le Maroc a rejoint les signataires des Accords d’Abraham et, après la tragédie du 7 octobre 2023, il n’a pas rejoint la meute des pourfendeurs d’Israël après sa légitime réaction militaire. L’espoir est donc de mise en 2025. Inch Allah. Be Ezrat Hachem.
Jean-Pierre Allali
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Crédit photo : ©FADEL SENNA / AFP Illustration : Des membres de la communauté juive marocaine photographiés à l’intérieur de la synagogue Slat Alfassiyine, dans la ville de Fès, le 27 octobre 2021.
[9] Voir le chapitre consacré aux Juifs de Gibraltar.
[10] Le peintre Alfred Dehodencq a immortalisé cette exécution dans son tableau « L’exécution de la Juive ».
[11] Dans son ouvrage, Les Juifs d’Afrique du Nord sous Vichy (Éditions Maisonneuve et Larose, 1983), l’historien israélien d’origine marocaine, Michel Abitbol, écrit : « Quant au sultan Muhammad V, la rumeur publique l’accrédita d’avoir volé au secours de ses sujets juifs en s’interposant entre eux et la Résidence. La réalité était quelque peu différente : tout comme les Beys de Tunis, le souverain marocain ne put rien faire d’autre que d’apposer son sceau en bas des dahirs et des arrêtés qui lui étaient soumis par la Résidence, mais, plus timide que Moncef Bey, il s’interdit toute prise de position et tout acte public qui eût pu être compris comme un désaveu de la politique de Vichy : le seul geste dont l’Histoire ait gardé le souvenir concerne l’accueil cordial que le roi réserva aux délégations de Juifs marocains qui, en mai et en juin 1942, étaient venues l’entretenir des graves conséquences de l’application au Royaume Sharifien du Statut des Juifs ». Et l’historien d’ajouter : « À notre connaissance, aucune mesure anti-juive ne fut supprimée ou retardée à la suite d’une intervention du sultan. »
[12] La chose est peu connue, mais on trouve aujourd’hui des Juifs marocains dans la plupart des villages de l’Amazonie.
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