Pessah hier, Pessah demain par Albert Bensoussan

Nous sommes encore à Alger. C’était hier, j’étais enfant…

La chaux et le plâtre annonçaient chaque année le renouveau pascal.

La chaux pour badigeonner les murs, le plâtre, parfois, pour les fractures de toutes ces femmes affolées à la tâche et qui chutaient de l’escabeau.

Fissah yabné, va jouer dans la rue et laisse-moi tranquille, disait la mère. Car il lui fallait faire, comme on disait, la maison en grand.

Sur les vérandas, dans les cours, on sortait les sommiers qu’on brûlait à l’alcool — crève punaise ! Sur les terrasses on recardait la laine, on recousait les matelas, on lavait tous les draps. Et puis a la cuisine la vaisselle diminuait, les assiettes disparaissaient, on mangeait avec une fourchette pour deux, on buvait tous au même verre. Jusqu’au grand jour ou maman nous donnait à manger à onze heures ; puis la vaisselle dare-dare et tout disparaissait au fond du placard qui était fermé – cadenassé − pour huit jours.

La chasse au hamets חמץ était un jeu entre papa et maman. Nous n’étions que témoins. Eux à quatre pattes par terre, le père bredouillant sa bénédiction et la mère lui désignant cette croûte sous le buffet, ces miettes derrière la chaise, ce vieux quignon dessous la desserte. Bien sûr, elle avait placé elle-même tous ces débris dont elle indiquait complaisamment les diverses cachettes.

Quant à nous, nous veillions à ce qu’elle n’ait rien oublié pour l’anéantissement du terrible hamets. Mais qu’importe après tout puisque papa en se relevant nous lavait de la faute d’oubli en déclarant rituellement « anéantis comme n’étant plus que poussière » tous les petits bouts de pain qu’on n’aurait ni vus ni détruits.

Pessah פסח, plus que toute autre solennité, est fête de famille. Le patriarche regroupe autour de lui femme, enfants, parents, amis et même ce nomade qui n’a pas de foyer et que nul n’a le droit de laisser sans une place à la table pascale. Qu’apporte de plus la synagogue ? Les récits de Moïse, l’exploit de Josué, les trompettes autour de Jéricho, la persécution d’Amalek…

Pessah n’est pas la fête de la synagogue parce que l’Élohim qui a marché devant son peuple errant dans une colonne de nuées et une colonne de flammes, eh bien ! Élohim séjournait sur terre, parmi nous.

Il était dans cette clarté d’une chandelle que nous emprisonnions à l’extrémité de nos doigts si Pessah tombait un samedi soir, à la prière de la havdala. Et Élohim était sur ce plateau de Seder qui, en retombant sur nos têtes, nous emplissait de pieux effroi.

Quelle fête, la préparation du Seder ! Le soir venu, toutes les belles assiettes du service qui ne servait que huit jours par an étaient posées sur la table, trois pour chacun, et l’argenterie spéciale, et les verres à pied, et la belle nappe brodée par les doigts d’or du foyer.

À la place du père, le large plateau dont la préparation hétéroclite nous ravissait. Il y avait l’os du gigot d’agneau et les œufs qu’il ne fallait pas oublier d’enlever pour l’Etmol ; les galettes dures, ce nougat aux dattes pimentées qu’on appelait le harosset, que nos cousins du Mzab faisaient mieux que partout ailleurs, à cause des palmeraies ; les feuilles de salade, le cèleri ou le persil du maror – les herbes amères − enfin toutes ces choses délicieusement insolites qui nous consolaient du grand tiroir du placard où s’entassaient pour huit jours de silence biscuits, chocolats et tous les fruits défendus.

Faudrait attendre, pour l’ouverture, la Mimouna, avec sa débauche de beignets dégoulinants de beurre et de miel, sa confiture aux raisins secs et aux amandes qu’on appelait la merezouya, et les succulentes sferiets – madeleines gorgées de sirop à la fleur d’oranger − qui accompagnaient le thé à la menthe et nous tiendraient lieu de repas.

Mais voilà au premier soir de la fête, la famille réunie sur son trente-et-un, en habits de cérémonie (de voyage ?), pour célébrer le départ, le grand saut de Pessah, la montée vers la terre de la libération, et ce balancement des deux pôles, d’hier et d’aujourd’hui, ‘avadim et bné-‘horim, esclaves et seigneurs. Car hier, Israël, tu étais une jeune esclave égyptienne, mais voilà que tes seins se sont affermis et ta chevelure a couvert tes épaules (la lecture du Cantique des cantiques est de mise).

Nous allons revivre l’Exode, la prière juive n’est que relation. Dans notre culte en espérance du Temple, tout est récit, depuis le Seder Avoda de Kippour qui raconte les piétés millénaires au parvis du Temple de Salomon, jusqu’à la prière de Pessah qui n’est qu’une haggadah, un récit. Alors Estelle, ma sœur, prenait sa plus petite voix pour interroger au début du livre ; ce n’était pas la plus jeune de la table, mais elle était si gracieuse avec ses fossettes qu’il était convenu qu’elle entamerait toujours le Ma Nichtanah dévolu au benjamin.

Nous en lisions chacun un petit bout, le petit frère, le grand frère, la grande sœur, tous, rameutant la cohorte des pieux rabbins, rabbi Akiba et rabbi Tarphone, à quoi papa ajoutait ses propres commentaires. Du vivant de grand-mère, notre Lalla Sultana — que Dieu repose son âme —, il s’arrêtait à chaque paragraphe pour lui traduire en arabe ; il avait une haggadah spéciale, qu’il tenait sans doute de mon grand-père marocain de Debdou, et qui portait expressément des commentaires en judéo-arabe, et grand-mère avec son plus beau voile soyeux était ainsi à la fête.

Le récit se propageait, se répandait dans nos langages, nous le comprenions, nous le commentions à haute voix, et nous nous scandalisions — avoda kacha — des rudes travaux des esclaves hébreux qui nous interdiraient à tout jamais d’admirer les pyramides des Pharaons.

Si bien qu’aux dix plaies égrenées au-dessus de la cuvette où papa répandait le vinaigre, nous scandions joyeusement ces abominations : sauterelles, vermine, grenouilles, grêle, ulcères… jusqu’à la mort des premiers-nés. Cette mort que l’ange nous avait épargnée en sautant par-dessus nos maisons — pa-sé-a’h פסח, « sauter » expliquait papa chaque année, et en hébreu, non vocalisé, un même mot désigne la fête, Pessa’h, au sens propre « agneau pascal », et le verbe qui signifie sauter passoa’h. Et nous applaudissions aux savants calculs des rabbins multipliant les dix plaies d’Egypte par cinq et par vingt, ainsi jusqu’à l’Alléluia et le premier des nombreux verres bénis du fruit de la vigne qui balisaient, ce soir-là, la route de l’exode.

Tous ces gestes immuablement transmis, la matsah מצה coupée en deux d’un seul coup du tranchant de la main de papa ouvrant dans notre mémoire le chemin triomphal de la mer Rouge et de la délivrance ; et ces herbes amères qu’on avalait pour conjurer l’expérience lointaine, et le maror מרור balancé par la fenêtre et tant pis pour les passants —, oui, plus jamais de souffrance pour Israël !

Et cette coupe qu’on emplissait pour le prophète Élie à qui l’on ouvrait obligeamment la porte pour l’ultime bénédiction, jusqu’à la fin du Seder où dans les brumes de l’alcool inhabituel – quatre verres, pas moins −, la joie chaude de la course à travers les dunes et le bonheur d’avoir mangé des tonnes de galettes trempées et amollies dans un torchon blanc, nous reprenions tous d’une seule gorge et d’un multiple baiser le vœu rituel : Lechanah habaa biy’rouchalaïm : לשנה־הבאה־בירושלים. L’an prochain à Jérusalem.

(Un jour, à la Sorbonne, lors d’une rencontre intitulée « Six heures pour Israël », l’assistance fut interpellée par l’écrivain israélien Avraham B. Yehoshua qui s’écria, en grand courroux : « Je vous en prie, cette année-ci, ne dites pas Lechanah habaa biy’rouchalaïm puisque de toute façon vous n’allez pas venir ».)

Et durant toute la semaine – mais pour nous, écoliers, seulement en dehors des jours de classe – la synagogue nous faisait revivre la geste de la sortie au désert,

Moise et sa main forte, les calamités pleuvant sur le Pharaon et la colonne nuageuse rassurante aux sables de l’exil. Nous revivions le merveilleux, le miracle à tous les ta’amim טעמים de la paracha, et nous nous sentions vraiment affermis dans la confiance de notre Élohim et de Moshé ‘Avdo עבדו. La présence du grand rabbin en était garante, puisqu’il s’appelait Moise, et qu’une fois l’an, à la fin du rouleau, montant à la tribune du Sépher, Maurice Eisenbeth — que Dieu repose son âme — chantait dans son rite alsacien les dernières paroles du prophète sur le mont Nebo et l’émouvante bénédiction des fils d’Israël, ces paroles que tout Pessah ne cessait d’illustrer :

Tes ennemis ramperont devant toi, et toi, tu fouleras leurs hauteurs !

Eh bien ! Nous l’avons eu, notre exode, et beaucoup ont dû manger maror sur maror sur ce rivage où nous invoquions pour notre intercession les rabbanim espagnols d’Alger et le rab de Tlemcen, en baisant le bout de nos doigts.

Et maintenant nous sommes à nouveau sous nos tentes, qui sont toujours belles, ô Jacob, tes demeures, ô Israël, et dans la sécurité de notre foi, ici et là en Golah, dans l’incertitude certaine, et pour certains là-bas, en Eretz Israël, dans l’incertaine certitude, eux qui, à force de le dire et de le répéter au soir de Pessah, y sont allés pour de bon, cette année-là, à Jérusalem.

Albert BENSOUSSAN
Source: www.judaicalgeria.com

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