Par Manfred Gerstenfeld.Il n’y a peut-être qu’au sein de la communauté juive italienne et en de très rares occasions que peuvent surgir des personnalités aussi hautes en couleur que le Professeur Dan Vittorio Segre, qui vient de décéder à l’âge de 91 ans. Segre a grandi au sein d’un milieu italien assimilé et marqué par le fascisme, mais il s’est enfui vers la Palestine, juste après l’instauration des lois racistes, dans son pays natal, en 1938. Il aurait bien pu ne jamais le faire, puisqu’il a failli mourir d’un tir accidentel de son père, à l’âge précoce de 5 ans.

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Dan Vittorio Segre z’l.

Segre a poursuivi son chemin, passant de la Brigade Juive de l’armée britannique, où il a été soldat, aux forces naissantes de Défense d’Israël, puis il est devenu Ambassadeur du jeune Etat juif, soupçonné de trahison, puis blanchi, à cause de ses contacts avec un Diplomate russe. Il a continué sa carrière comme universitaire à Oxford et professeur de sciences politiques à l’Université de Haïfa, puis Stanford, au MIT et à l’Université Bocconi de Milan.

Segre, déjà parvenu à un âge avancé, a fondé le Département des Etudes Méditerranéennes à l’Université de Lugano, en Suisse, dont il a été le premier Directeur. Durant des décennies, il a été journaliste pour des journaux français et italiens, tels que Le Figaro, Corriere della Sera et Il Giornale . Tout ce qui est mentionné ci-dessus ne traduit qu’un curriculum Vitae très incomplet.

Son autobiographie en trois parties ne recouvre qu’une sélection rapide de tout ce qu’il a pu vivre. La première partie : Memoirs of a Fortunate Jew , [ Les Mémoires d’un Juif Heureux ], a été traduite en plusieurs langues. C’est magnifiquement écrit et plein d’histoires incroyables. Un simple exemple donne une idée de l’étendue de son itinéraire personnel : durant la Seconde Guerre Mondiale, les Britanniques ne donnaient pas de viande de porc à la Brigade juive à laquelle appartenait Segre. Les soldats juifs se sont, alors, mis en grêve, puisqu’on leur déniait des « droits égaux » aux autres. Ils ont demandé et réussi à obtenir qu’on leur donne du bacon au petit-déjeuner, comme tout le monde. Segre est, bien plus tard, devenu ce qu’on appelle un orthodoxe moderne et l’est demeuré toute sa vie.

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Chaque fois que Segre s’est assis, chez nous, à la table du Shabbat, le vendredi soir, les autres invités, qu’ils le connaissent depuis des années ou qu’ils venaient juste de le rencontrer, se laissaient, chaque fois, surprendre et captiver par ce qu’il avait à leur dire. En effet, Segre permettait aux autres de faire, constamment, des découvertes surprenantes, survenant au débotté. Parmi celles-ci, il m’a raconté, presque par hasard, qu’il avait été la toute dernière personne en Palestine mandataire, à parler avec Enzo Sereni , le commandant des parachutistes juifs de Palestine qui sont allés à la mort, au cours de la Seconde Guerre Mondiale.

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Timbre à l’effigie d’Enzo Sereni

Ces dernières années, alors qu’il souffrait de nombreux problèmes de santé, il rappelait la façon dont un docteur-miracle français, Cohen, l’avait, très souvent, sorti d’affaire, lors de manifestations douloureuses de ses symptômes. Malgré cela, Segre regrettait de ne pas aller assez bien pour pouvoir remonter à cheval. En effet, il pratiquait l’équitation depuis sa plus tendre enfance. Il est difficile d’imaginer qu’au cœur de la Palestine pré-israélienne, Segre, en compagnie d’un autre futur ambassadeur, se rendait fréquemment à la principale base de l’armée britannique de Sarafand, pour y faire des randonnées équestres.

Alors qu’il a traversé tant d’aventures, tout au long de cette époque, aucune nécrologie ne pourrait englober qu’une infime partie de cette vie bien remplie, aussi, est-il préférable, pour lui rendre hommage, de rappeler quelques souvenirs personnels. Segre m’a raconté qu’après avoir été innocenté du soupçon de trahison, le Premier Ministre Golda Méïr, confuse, lui a offert d’occuper n’importe quel poste diplomatique qu’il souhaitait. Mais il lui a répondu qu’il préférait quitter la fonction diplomatique. Avec l’aide de Josef Agassi, philosophe de renommé internationale, qui avait été soldat sous ses ordres durant la guerre d’Indépendance d’Israël, Segre est entré au Collège St Anthony d’Oxford. Un des enseignements transmis par Agassi à Segre consistait à débuter un projet de recherches en rédigeant les conclusions, quelles qu’elles soient, auxquelles il pensait pouvoir parvenir. Cela l’aiderait ainsi à se concentrer sur les objectifs de la recherche qu’il entreprenait, même si les conclusions finales finissaient par être radicalement divergentes de ce qu’il avait écrit à l’origine. Bien plus tard, alors que j’hésitais sur la qualité de la thèse de doctorat que je comptais présenter, Segre m’a introduit auprès d’Agassi, en disant : « Si tu résistes à ses critiques, alors personne ne pourra démolir ta thèse ! ».

Segre et moi-même avons été impliqués dans la promotion d’un projet ambitieux qui n’est jamais parvenu à décoller, mais ce n’est pas faute d’avoir essayé. Chacun d’entre nous avions divers contacts, parmi le gratin managérial gérant les intérêts commerciaux de Silvio Berlusconi. Un jour, Segre m’a confié qu’un de ses contacts l’avait informé que le Gouvernement italien se plaignait de la toute-puissance de Berlusconi, puisqu’il contrôlait trois chaînes de télévisions, soit tout l’ensemble des programmes du système public italien.

Le gouvernement voulait, tout simplement, supprimer l’une des chaînes de Berlusconi, sous prétexte que ces chaînes ne diffusaient rien d’autre que des clips publicitaires. J’ai alors suggéré que Segre et moi pourrions mener des interviews de quelques-uns des plus brillants cerveaux de la planète dans plusieurs domaines et que ces entretiens seraient diffusés tard dans la soirée, sur les chaînes TV de Berlusconi. Cela comporterait un double-avantage. Grâce à un programme aussi prestigieux, personne ne pourrait plus prétendre qu’il n’y avait que de la publicité sur ces chaînes. De plus, on ne perdrait pas trop des revenus de la publicité en programmant ces émissions aux heures tardives de la soirée.

Nos contacts, qui appréciaient beaucoup la proposition, ont alors organisé une rencontre pour nous deux avec Berlusconi. La veille de cette réunion, la police italienne a débarqué chez Berlusconi, afin d’enquêter sur la foi d’accusations graves de corruption. Notre rendez-vous a été annulé. Berlusconi a décidé de se lancer en politique, ce qui, pensait-il le protégerait des hauts responsables du Ministère de la Justice. Cela correspondait, à la fois, au début de la carrière politique de Berlusconi, jusqu’à ce qu’il accède au poste de Premier Ministre, et la fin de notre projet qui aurait été si intéressant à réaliser.

En 1994, j’ai interviewé Segre pour les besoins de mon livre qui faisait suite aux Accords d’Oslo : book Israel’s New Future.[Le Nouvel Avenir d’Israël]. En relisant le texte de cet entretien vingt ans après, on comprend immédiatement son extraordinaire perspicacité. Pour n’en citer qu’un seul paragraphe : « L’Europe ne semble pas avoir renoncé à certains aspects de sa « politique de Shylock ». Elle réclame d’Israël un morceau de sa chair sous forme de concessions territoriales, sans prêter la moindre attention aux séquelles que cela pourra provoquer à l’intégrité du corps, en ce qui concerne les capacités de défense d’Israël. Insister aussi lourdement sur des concessions unilatérales, juste après l’expérience yougoslave apparaîtrait comique si ce n’était aussi tragique ».

Au cours des dernières années de sa vie, Segre se comportait comme s’il n’avait aucun problème de santé. Il passait le plus clair de son temps dans son nouvel appartement de Jérusalem. Il avait ramené avec lui un excellent cuisinier italien, qui avait, auparavant, gaspillé ses talents sur la ligne d’assemblage de l’entreprise automobile Fiat à Turin. Depuis son balcon, Segre divertissait ses amis avec des mets aussi fins que les histoires dont il les abreuvait, comme s’il était plus jeune de quelques dizaines d’années.

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En dépit de toutes ses expériences hautes en couleur, Segre est toujours resté un home modeste. Il ne se considérait pas plus qu’un universitaire ordinaire, alors même que les universités dans lesquelles il a enseigné font partie des plus prestigieuses au monde.

Toute évocation à la suite d’un deuil ne peut apporter qu’un simple aperçu d’une vie aussi fascinante que celle d’une personnalité aussi unique que l’était Segre. Que sa mémoire soit bénite.

Le Dr. Manfred Gerstenfeld a présidé pendant 12 ans le Conseil d’Administration du Centre des Affaires Publiques de Jérusalem (2000-2012). Il a publié plus de 20 ouvrages. Plusieurs d’entre eux traitent d’anti-israélisme et d’antisémitisme.

Adaptation : Marc Brzustowski

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