Régis Debray, Conseils d’un père à son fils (Bilan de faillite) (Gallimard)

On avait pris l’habitude avec Franz Kafka d’une lettre adressée au père, ici Régis Debray innove et inverse la tendance : c’est lui qui s’adresse à son fils (une certaine différence d’âge en explique le contenu tout à fait autre : soixante-seize ans face à un adolescent qui n’en a que seize !) pour lui prodiguer des conseils, tout en lui expliquant en long et en large, comment, lui, Régis Debray, petit-fils d’un grand père juif, a pratiquement tout raté, en gros, s’est entièrement fourvoyé.

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J’avoue avoir parfois hésité à poursuivre ma patiente lecture de ce petit livre (moins de 140 pages) et finalement je l’ai trouvé très attachant au point même d’en oublier le narcissisme et l’géocentrisme. Mais le personnage est ainsi fait et on lui doit tant de (bonnes et moins bonnes) choses, en dépit de certaines incroyables erreurs de navigation qui ont défrayé la chronique.

J’ai parfois eu l’impression qu’il se situait entre deux genres littéraires bibliques, celui du livre des Proverbes où un homme d’âge mûr chapitre et sermonne affectueusement la jeune génération, et l’Ecclésiaste, homme revenu de tout, un vieux blasé, qui a tout fait, tout admiré, tout savouré mais qui se résigne : ainsi est la vie sous le soleil, rien n’est nouveau. Nous sommes tous de passage ici-bas.

Mais ce n’est pas la tonalité générale de l’ouvrage puisqu’il se termine plutôt bien, le fils ayant enfin décidé de suivre la filière scientifique S pour son bac, ce qui rassure son géniteur qui change de ton sans jamais verser dans un optimisme béat…

Dès les premières pages de la lettre, l’auteur avoue : mais je sais bien. A plus d’un demi siècle de distance, le son ne passe plus. Et pourtant, le vieillard ne se décourage pas, il entame sa longue liste de ce qu’il faut faire et de ce qu’il faut éviter.

Régis Debray, moraliste ? Cela le ferait bondir, mais n’oublions pas que le vieux Debray  celui de l’âge mûr (comme on parle du vieux Goethe ou du vieux Schelling) s’est tant et tant préoccupé de Dieu et que je l’avais même rencontré il y a des décennies au ministère de l’éducation nationale alors qu’il s’occupait du fait religieux…

Certaines pages, certains conseils à son jeune fils m’ont rappelé des phrases de Hegel aux yeux duquel toute conscience poursuit le meurtre d’une autre conscience, ou encore, que seule la pierre est innocente. Il enjoint son fils de se méfier des oripeaux de son époque, des fausses valeurs et il fait surtout le procès d’une certaine presse qui porte au pinacle des hâbleurs que tout jeune être rêve d’imiter, pensant pouvoir récolter le même succès à peu de frais.

L’auteur critique aussi les hommes politiques (et Dieu qu’il en a fréquentés !) qui confondent allégrement la com et la politique, tenant à chaque citoyen, à chaque électeur, le discours qu’il voudrait bien entendre.

 

Pas étonnant que l’on soit arrivé à l’impasse dans laquelle on se trouve. Habitué de l’embrasure des cabinets ministériels, voire présidentiels, Debray fait tout pour que son rejeton ne tombe pas dans les mêmes pièges.

Et notamment privilégier l’écran et le son au détriment du livre. IL le fit joliment : l’auditeur ayant absorbé le lecteur… C’est peut-être le plus grand danger qui menace notre culture, fondée sur l’écrit depuis au moins deux millénaires.

S’il fallait déterminer quelle partie du livre concentre en son sein le mieux le message de cette lettre, ce serait, sans conteste, la troisième au cours de laquelle les choses les plus vitales sont envisagées. Le moraliste revient à la charge : tout homme a à répondre de ce qu’il est devenue, soit.

Mais n’oublie pas les dates et les lieux qui ont tout enclenché, l’engrenage qui s’enchaîne et nous enchaîne. Debray use d’une belle métaphore en assurant son fils qu’il aura, un jour, sa seconde naissance… qui l’arrachera à son cocon domestique.

Et l’auteur parle d’expérience puisqu’il avait jadis tout quitté pour faire la révolution et changer le monde. Il a beaucoup voyagé. L’exil, écrit-il, est l’école du patriote comme la prison l’université du révolutionnaire.

Et de nous rappeler que les plus grands révolutionnaires de notre temps ont posé leur maigre paquetage à Paris, fréquenté nos bibliothèques, suivi les cours du soir de nos universités, avant de s’en retourner chez eux, prônant le renversement de l’ordre établi. Et pratiquement toujours contre le colonialisme français.

Debray a vécu la plupart des expériences dont il parle à son fils et lui fait quelques remarques assez inattendues : jamais les étrangers, venus semer la révolution n’ont été récompensés de leurs efforts et de leur dévouement à la Cause.

La plupart du temps, ils furent renvoyés chez eux sans ménagement, du seul fait qu’ils n’appartenaient pas au sol, à la langue ni à la mentalité du pays qu’ils étaient venus libérer de l’exploitation de l’homme par l’homme. Je m’étais pris pour un latino chez les latinos et pour un Cubain à Cuba…

Un détail que j’ignorais, a retenu mon attention : le Che avait prié son compagnon et admirateur dans lui ramener dans sa guérilla l’ouvrage de l’historien britannique Gibbon sur le déclin de l’empire romain… Mais Debray fut arrêté avant de pouvoir remplir cette mission délicate. L’allusion est claire : alors que les ministres et les présidents sous nos latitudes ne lisent que des revues, des magazines et des journaux, en privilégiant des notes d’une seule page, un révolutionnaire, coupé de tout, cherche un livre alors que sa vie ne tenait parfois qu’à un fil…

Il est des défaites qui honorent ceux qui les subissent et des victoires qui discréditent à tout jamais ceux qui les remportent ; c’est ainsi qu’on peut résumer la réplique d’une femme, haut fonctionnaire, à l’affût d’un bon poste et qu en a assez de se dévouer au bien public : elle ne veut plus passer sa vie à avoir raison, elle veut désormais réussir. Personne ne veut passer sa vie à prêcher dans le désert.

Voici le credo du père transmis au fils : Je tiens qu’il faut voir et dire le monde tel qu’il est, sans valeur ajoutée, pour être honnête avec soi-même et les autres, mais qu’il faut le voir tel qu’il n’est pas pour oser le changer et y installer un peu plus de justice.

Dans la suite du livre, Debray tire à boulets rouges sur toute cette ribambelle d’intellectuels engagés ou de philosophes au petit pied qui ont réponse à tout dès que le moindre micro leur est tendu. Il met en garde son fils contre une telle faiblesse et ne recule pas même devant l’autodérision . Il cite quelques uns de ses livres qu’il n’hésitait plus à vendre au poids tant la presse les avait passés sous silence. Et, en effet, un livre dont on ne parle pas n’a jamais existé, et il eut mieux valu pour lui de n’avoir jamais été écrit.

Une remarque acide ; dans les années soixante ou soixante-dix, les journalistes étaient les esclaves des hommes politiques, aujourd’hui c’est l’inverse, car les dirigeants sont à la botte des journalistes dont ils quémandent les faveurs. Tyrannie des sondages. Et pour faire parler de soi, il suffit de faire scandale et toutes les unes des journaux vous seront assurées…

Nous sommes le pays qui a généré justement l’idée de l’intellectuel qui prend la parole pour une cause juste et bonne : le J’accuse de Zola a changé la nature de la France, une France divisée entre les pro et les contra Dreyfus. Devenir un intellectuel français de plein exercice est une haute et belle ambition. Je précise, pour ma part, qu’il faut avoir un solide carnet d’adresses journalistiques. Ce qui n’est pas aisé à avoir.

Enfin, une perle mettant en avant le Quai d’Orsay : au terme d’une longue enquête en Israël et dans les territoires palestiniens, Debray acquiert la certitude que l’existence d’un futur état palestinien relève de la mission impossible. Il s’en ouvre à son chef de mission dont je résume la réponse : vous avez raison, mais gardez cela pour vous… Après cette anecdote, pas étonnant qu’il reprenne la fameuse phrase : pour être ambassadeur, il faut être c…

Page 127, l’auteur énumère ses différentes fonctions : guérillero, intellectuel engagé, conseiller d’Etat, théologien, farceur, jury Prix Goncourt… Il a tout fait.

Mais c’est sur autre chose que je veux achever mon texte. Debray a dit qu’il a dû la vie sauve à un capitaine de l’armée bolivienne qu’il ne connaissait absolument pas. Il recommande alors à son fils ceci : Garde toi de fermer ta porte à l’inconnu qui passe…
Parfois, cela peut vous sauver la vie ; la preuve.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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Moshe

Bravo pour la repentance. Et ce qui prouve que l’on peut avoir raison contre les maîtres à penser.
Régis Debray avait tort de soutenir le dictateur Fidel Castro, Sartre avait tort de soutenir le dictateur Mao (c’est Raymond Aaron, méprisé par la gauche, qui finalement avait raison), les « intellectuels » communistes avaient tort de soutenir le dictateur et « camarade » Staline.
Et Einstein lui-même avait tort contre Niels Bohr, à propos de la physique quantique!

PS : La gauche se fourvoie maintenant avec « l’islamophobie ».