Accueil International «Nous sommes Juifs, Ukrainiens, mais pas nazis»

«Nous sommes Juifs, Ukrainiens, mais pas nazis»

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Kiev se vide peu à peu des 60 000 juifs qui y habitaient avant la guerre. Ils fuient l’arrivée des troupes russes et n’ont pas de mots assez forts pour critiquer Vladimir Poutine qui prétend envahir le pays pour le «dénazifier». Reportage dans la plus ancienne synagogue de la capitale.

Dans la Yeshiva (école juive où l’on étudie la Torah et le Talmud) de la synagogue Rozenberg du vieux quartier Podil à Kiev, une quinzaine de croyants attendent le début de la prière du shabbat. Il est 17h30, la table a été mise pour plus d’une vingtaine de convives et le vin de Kiddouch a été remplacé par du jus de raisin. Certaines chaises resteront vides sous les néons de la salle dont deux murs sont recouverts de livres. Parmi les absents, le rabbin et son aide. La synagogue, la plus ancienne de Kiev, est devenue le lieu de rendez-vous des membres de la communauté qui désirent quitter la ville. Ils fuient les troupes russes et n’ont pas de mots assez forts pour condamner le président Vladimir Poutine qui prétend faire la guerre pour «dénazifier l’Ukraine».

Valentina Romanova a survécu aux crimes nazis. Née à Kiev en 1929, elle avait 11 ans quand les Allemands ont envahi la ville en septembre 1941, après ce qui est considéré comme le plus grand encerclement de l’histoire moderne. A l’époque, l’artillerie et les panzers assiègent la cité. «Je me souviens quand ils ont fait exploser les ponts sur le Dniepr, raconte Valentina. Je me souviens aussi de leur entrée en ville.» Sa mère, sa tante et son oncle ont été massacrés à Babi Yar, une butte de Kiev où, selon ce qu’ont documenté les nazis eux-mêmes, 33 771 Juifs ont été tués à bout portant les 29 et 30 septembre 1941. Elle doit la vie sauve à son évacuation en train vers la Sibérie. Après avoir passé l’essentiel de sa vie à Kiev, elle a été à nouveau évacuée, en bus, avec l’ensemble des occupants de sa maison de retraite de Kiev. «Cela me rappelle la Deuxième Guerre mondiale. Je n’aurais jamais imaginé cela. Les Ukrainiens, les Russes et les Biélorusses, nous étions comme des frères.» Valentina est croyante, mais pas religieuse. Elle parle ukrainien et russe mais pas le yiddish comme ses grands-parents. Sa vie est à Kiev où elle voudrait retourner au plus vite. «Nous, les Ukrainiens, ne sommes pas des nazis», souligne-t-elle.

La Shoah par balles à Kiev

Babi Yar (Babyn Yar en ukrainien, qui signifie littéralement «le ravin des vieilles femmes») se trouve au sommet d’une petite colline non loin du centre-ville. Des ravines au fond desquelles s’amassent branchages et feuilles mortes crevassent le parc. C’est dans l’une d’elles, profonde et large, que les commandos nazis conduisent de force les Juifs au petit matin du 29 septembre 1941, à la veille du Yom Kippour. Il y a parmi eux surtout des femmes, des vieux et des enfants car tous les hommes valides ont été mobilisés dans l’Armée rouge. Les SS et leurs supplétifs ordonnent alors aux Juifs de déposer bagages, valeurs, bijoux, vêtements, chaussures et sous-vêtements sur des tas séparés puis les mènent en file jusqu’au fond de la combe, les forçant à marcher sur les corps nus de ceux et celles qui les avaient précédés avant de les cribler de balles.

A la fin du carnage, les nazis aidés de prisonniers de guerre ukrainiens recouvrent de monceaux de terre les cadavres et les mourants empilés. Douze personnes s’en extirpent, qui témoignent par la suite de cette barbarie: la page la plus meurtrière de la Shoah par balles en Ukraine. Les occupants allemands continueront pendant deux ans à assassiner des civils à Babi Yar transformé en fosse commune: des Juifs, des milliers de Roms, de handicapés mentaux, d’opposants politiques et de résistants y mourront; en tout entre 150 000 et 200 000 victimes.
La colline de Babi Yar abrite désormais un mémorial et à quelques centaines de mètres la tour de la télé. Trois missiles tirés le 1er mars ont fait cinq victimes, selon les autorités, et manqué de détruire la tour. Pour le président ukrainien, les bombes russes mettent en péril un symbole de l’histoire du pays. «A quoi ça sert de dire plus jamais ça pendant 80 ans si le monde reste silencieux quand une bombe tombe sur ce même site de Babyn Yar?» s’est demandé le président ukrainien dans un tweet. L’écrivain ukrainien Evgueni Evtouchenko questionnait déjà le silence dans un poème daté de 1961 alors qu’il n’y avait encore aucun monument commémoratif à Babi Yar: «Tout le silence hurle.»
Avant de se retirer de Kiev, le 6 décembre 1943, l’armée allemande tente d’effacer les traces des atrocités qu’elle a commises. Mais après avoir repris la ville, les troupes soviétiques exhument les os et le reste des corps. Moscou préfère alors taire les crimes commis contre les Juifs pour ne pas contrarier son récit sur la Grande Guerre patriotique. Ainsi, le premier monument érigé à Babi Yar en 1976 ne mentionne pas les Juifs mais seulement les citoyens et prisonniers de guerre soviétiques. Il faut attendre 1991 et l’indépendance de l’Ukraine pour qu’une ménorah (chandelier à sept branches) monumentale y soit dressée sur le site pour rappeler le massacre des Juifs.

«Mes amis m’invitent à les rejoindre en Israël. Je leur dis non»

Oleksandr Roukavytskyi, l’homme à tout faire de la synagogue, ne peut retenir ses sanglots. «Une survivante de la Shoah est morte d’une crise cardiaque en apprenant que les Russes avaient bombardé le site de Babyn Yar», raconte Oleksandr d’une voix chevrotante. Son épouse lui apporte un mouchoir et tente de le réconforter en l’enserrant dans ses bras. Elle n’est pas Juive mais, précise-t-elle, «je le suis aux yeux de mon mari, ça me suffit». Malgré les talons de ses petites bottines noires, Oleksandr semble frêle dans les bras de sa femme. Il reprend des couleurs alors que son épouse met sa tête contre la sienne avant d’aller préparer du café. Il s’est fait la promesse de ne pas partir. «Des amis m’appellent d’Israël pour que nous les rejoignions là-bas. Je leur dis non, l’Ukraine est mon pays.»
L’absence du rabbin ne compromet pas la prière du shabbat. «N’importe qui connaissant les textes peut le remplacer, même moi, précise Oleksandr. Le rabbin et son assistant sont partis parce qu’ils sont plus utiles ailleurs pour coordonner l’évacuation des membres de la communauté.» Avant la guerre, il y avait, selon le grand rabbin d’Ukraine Jakov Dov Bleich, environ 60 000 Juifs à Kiev et entre 350 000 et 400 000 dans tout le pays. Ces dernières semaines, il en a évacué 2500 de Kiev avec son organisation, mais certains sont partis d’eux-mêmes. «La majorité, pense-t-il, est encore à Kiev.»
L’ouest de l’Ukraine, les pays européens et Israël sont les principales destinations. Mais la plupart veulent rentrer chez eux après le départ des Russes car, commente le grand rabbin, «les Juifs ukrainiens ne veulent pas des Russes. Ils les craignent. En parlant de dénazification de l’Ukraine, Poutine se montre hypocrite et cynique pour justifier le massacre des Ukrainiens. L’Ukraine n’est pas un pays de nazis mais une démocratie. La communauté y est florissante.»
La prière de shabbat est psalmodiée, pour l’Ukraine, les combattants, pour la victoire et la paix. Viennent les chants, la quinzaine de fidèles entonnent en chœur les couplets et frappent dans les mains. Ce serait presque joyeux si la guerre et les souvenirs qu’elle réveille ne s’étaient pas imposés à la communauté. Oleksandr Roukavytskyi retrouve le sourire. «Poutine a réussi ce qu’aucun président ukrainien n’avait réussi à faire: il a unifié l’Ukraine. Aujourd’hui, nous sommes tous unis et tous des nazis, même les Juifs.»

Le Temps

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