Aude Lancelin &Marie Lemonnier, Les philosophes et l’amour. Aimer de Socrate à Simone de Beauvoir. Plon, 2023.

Les philosophes et l'amour | Aude Lancelin,Marie Lemonnier | Plon

Voici un thème, pourtant essentiel pour l’existence humaine, dont on peut s’étonner qu’il ait été , jusqu’à une période récente, boudé par les philosophes authentiques, c’est-à-dire des gens en quête des vérités physiques et métaphysiques… Certes, le sujet est trop brûlant et les avis ou les doctrines divergent largement, surtout lorsque les idéologies s’en mêlent, dissuadant les penseurs de s’en préoccuper, au motif qu’il n’y là que des coups à prendre.

Mais j’aime bien le sous-titre, même s’il promet plus qu’il ne tient, cela dit sans méchanceté aucune. Derrière le mot aimer les humains placent des choses bien différentes les unes des autres. Et puis, il y a un fait sociologique indéniable ; seuls les hommes, jusqu’à une date relativement récente, se permettaient de tenir leur propre discours sur l’amour et les femmes n’osaient pas parler d’amour, car c’était aborder publiquement la sexualité, leur sexualité que les hommes ont le plus souvent de la peine à comprendre.. A commencer par Freud, en personne. Partant, le discours était masculin et évidemment très tendancieux. Me revient en mémoire la remarque de François Mauriac, à un collaborateur, après avoir lu le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir : depuis que j’ai lu ce livre, je sais tout sur la sexualité de votre patronne…

De telles déclarations n’ont pas arrangé nos affaires, mais sont révélatrices d’un état d’esprit. Ce qui m’a intéressé dans le présent livre, c’est sa présentation claire de la question de l’amour, son statut, son rôle dans la vie des êtres, dans la civilisation grecque, donc au sein de la mythologie. C’est particulièrement vrai pour la présentation mythique de la passion de l’amour, en tant que tel. Cette prise de conscience qu’on a été mutilé, amputé d’une partie de nous-mêmes qu’on cherche éperdument à retourner pour se compléter comme aux origines, dans un état de vie antérieur… Et cela peut durer toute une vie, sans que l’on soit récompensé de ses inlassables efforts. C’est la recherche de l’âme sœur, conçue pour l’individu spécifique et lui étant réservé. Mais l’énergie à déployer pour avoir des résultats provient du sujet en question.

Comme la question touche l’humanité dans son ensemble sans restriction aucune, je veux dire un mot d’une autre tradition, judéo-hébraïque en l’occurrence, qui statue que depuis les six jours de la Création, le Dieu-Créateur a prévu qui épouserait ou aimerait qui… Si j’étais malicieux, je dirais dans la foulée que c’est si difficile de rapprocher les hommes et les femmes que Dieu en personne y échoue, vu le nombre incalculable de divorces. Mais ce n’est pas le sujet, ce qui compte ici, c’est que la notion d’amour (dans le cadre conjugal, évidemment) est présente. Nous ne reprenons pas l’arrière-plan religieux de ce mythe, notre propos est juste de mettre en parallèle deux traditions, grecque d’une part, juive, d’autre part, sur un même thème, l’amour.

Dans l’univers mental grec, tout est véhiculé par le mythe qui sera décodé par le discours intelligible, le logos. Or, depuis au moins l’œuvre du philosophe Schelling, auteur de la Philosophie de la mythologie, nous savons que le mythe n’est pas un discours inconsistant, renvoyant à des manifestations abortives de la pensée ; en fait, quelque chose qui tournerait le dos au concept. Notre propos est de montrer que même dans des civilisations et des cultures si différentes, la question amoureuse est prise en compte. Mais dans les périodes suivantes, on constate des changements sans que la question n’occupe chez les philosophes la place qu’elle devrait occuper. La situation est tout autre chez les romanciers comme Tolstoï ou Flaubert, pour ne citer que ces deux là.

Ce livre est l’œuvre de deux journalistes-femmes ; il accorde une grande importance à Lucrèce (Ve siècle avant JC) avec des déclarations presque violentes sur le sujet. Sans chercher à relativiser l’approche de l’amour par deux femmes, il eût été plus équilibré de donner la parole à d’autres femmes, même si l’ensemble des philosophes envisagés dans ce livre sont majoritairement des hommes…

Ceux qui auront la patience de parcourir les nombreuses pages consacrées à Montaigne, en sauront beaucoup plus sur son intimité, y compris ses visites régulières dans des maisons de rendez-vous. Même devenu un homme d’âge , il se montrera très intéressé par des rencontres avec des femmes bien plus jeunes que lui.

Nos deux autrices abordent aussi cette question si centrale chez Jean-Jacques Rousseau, curieux personnage qui rédigea l’Émile tout en se comportant très différemment avec une certaine Thérèse Levasseur…

Je pense que le passage concernant Kant est très instructif et fait partie du sujet, ce qui n’était pas toujours le cas dans les chapitres précédents. Pourtant, l’auteur de la Critique de la raison pure répond à tous les critères requis : homme, étoile de première grandeur au firmament de la philosophie, il n’a jamais eu de contact avec une représentante de la gent féminine. J’avais entendu un jour une conférence sur Kant en Sorbonne qui suscita l’hilarité de l’assistance lorsque le conférencier ajouta que Kant est mort.. vierge. Il est vrai que notre homme avait hérité de sa mère une forme sévère de quiétisme : ce sont des adeptes qui considèrent que la commission d’un péché commence dès qu’on en conçoit l’idée même. Dans ce cadre là, Eros était très mal vu. Certes, il y a des passages de la Métaphysique des mœurs mais d’autres en ont fait autant, sans cesser de mener une vie de famille normale…

Le cas kantien reste tout de même une énigme. J’ignorais la mort tragique de la mère de Kant alors qu’il n’avait que seize ans, ainsi que le chagrin d’amour de son amie, qui la mina considérablement. Par contre, je trouve assez osée la comparaison de la femme lettrée, instruite, avec une montre à l’arrêt.

Avec Arthur Schopenhauer la situation est bien pire. Il s’agit d’une misogynie érigée en système, théorisée. Sauf si ma mémoire ne me trompe , il s’était livré à des voies de fait sur une femme et a dû en répondre devant les tribunaux… C’est assez triste car c’était un philosophe digne de ce nom, qui avait même les faveurs d’un penseur comme Nietzsche (Schopenhauer als Erzieher : Schopenhauer comme éducateur)

L’auteur du Monde comme volonté et comme représentation (1810) est tout à son affaire en disant qu’il hait les femmes parce qu’elles n’ont pas voulu l’extinction du monde. Il ajoute que leur arme fatale, c’est le mariage… Notre homme considère que la femme est pour le mâle une substance abrasive qui finit par avoir raison de lui. Le philosophe qui ne cache pas, par ailleurs, son antisémitisme militant, aspire à une destruction totale car la vie lui est insupportable en raison des souffrances qu’elle inflige aux habitants de la terre. Cette rancune à l’égard de tout ce qui vit s’explique peut-être par la personnalité de sa m ère, Johanna qui ne ressentait pas le moindre sentiment pour un homme qu’elle avait épousé pour assurer son indépendance financière et qui multipliera les aventures et les amants après le suicide de son mari. Schopenhauer lui reprochera son insensibilité et son cynisme quand il dira qu’elle recevait régulièrement des invités alors que son mari se débattait tout seul dans d’indicibles souffrances. J’ai oublié de dire que pour le philosophe, nous autres, hommes, nous figurons la femme comme on se figure notre propre mère. Et dans ce cas précis, ce fut la catastrophe…Ce n’était pas l’exemple à suivre.

Le chapitre sur Kierkegaard est un bijou. L’idylle est narrée avec tant de sensibilité et, de surcroît, c’est mon philosophe préféré ; il marque un tournant dans l’histoire de la philosophie ; un éminent penseur comme Rosenzweig le cite dès les perrières pages de son Etoile de la rédemption (1923). Il a conformé sa vie à ses idées. Peut-être un peu trop et il en est mort. Il est tombé amoureux d’une belle jeune fille Regina Olsen, fille d’un conseiller d’État danois. Après des années de chaste fréquentation, désireux de vivre comme il pensait, il rompt avec la jeune fille au motif qu’il n’avait plus de temps pour se marier (sic). Né en 1813 il est victime d’un accident vasculaire cérébral dans une rue de Copenhague. Il ne s’en remettra pas et mourra en 1855… Il y a chez cet homme, à l’abri du besoin en raison de ses origines sociales, une quête d’absolu : aimer absolument. Il crut qu’il n’y était pas arrivé et que ses sentiments pour Regina n’étaient pas encore parfaits. D’où la dénonciation, la reprise de sa parole.

Regina finira par se marier mais Kierkegaard dira à son rival qu’il possède certes cette femme matérielle mais que dans l’histoire elle est à ses côtés.

L’idylle entre les deux philosophes allemands, Arendt et Heidegger me trouble depuis toujours, surtout lorsque j’ai lu que de ses deux fils Jörg et Hermann, l’un des deux n’était pas de Martin Heidegger (confession à l’enfant par sa mère à son quatorzième anniversaire…), on se demande à quel type de famille on a affaire.

Mais ce livre ne s’arrête pas là, il va bien plus loin puisqu’il parle aussi d’un couple emblématique, Sartre et Simone de Beauvoir. N’oublions pas Nietzsche, trop passionné pour pouvoir être heureux et se satisfaire de l’amour d’une femme ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas tenté de le trouver et de le vivre. Je reproduis une citation produite par les autrices : A-t-on bien prêté l’oreille à ma définition de l’amour. C’est la seule qui soit digne d’un philosophe . L’amour – dans ses moyens, la guerre ; dans son principe, la haine mortelle des sexes. On croirait presque lire du Schopenhauer.. Et dans son Zarathoustra, l’auteur écrivait que si l’on se rend chez les femmes (sic ) n’oublions pas le fouet (vergiss die Peitsche nicht…)

Pour clôturer ce compte-rendu, un peu long, je juge bon de citer une formule talmudique qui soutient une tradition religieuse pourtant très nataliste (livre de la Genèse : croissez et multipliez vous) : c’est un petit membre dans le corps de l’homme ; si tu le rassasies il aura toujours faim mais si tu l’affames, il sera rassasié…

Si devais résumer tout ce que cet ouvrage m’a apporté, je dirais qu’aimer n’est pas facile tout en étant indispensable…

A bon entendeur, salut !

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage:

 

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