Vue du ghetto juif de Rome

La Saga des Juifs d’Italie (3/5)

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      Résultat de recherche d'images pour "Arnaldo Momigliano"Arnaldo Momigliano     

Il est difficile de déterminer quelle fut la contribution de l’instruction traditionnelle juive à la rénovation de la culture judéo-italienne.

Un fait est évident. Les études traditionnelles juives et la recherche et l’éducation modernes prospérèrent là où il y avait le plus de liberté et de bien-être.

Dans certains cas, on reconnaît clairement la continuité entre l’éducation traditionnelle rabbinique et la formation moderne humaniste et scientifique.

La culture traditionnelle juive était très forte dans des villes comme Trieste, Gorizia, Venise, Padoue, et Mantoue, spécialement sous l’autorité autrichienne, et également à Livourne et Ferrare.

Au cours du XVIIIe siècle, naquit à Ferrare Isacco Lampronti, l’encyclopédiste talmudiste auteur du Pahad Yitzhak ; neuf sections de son encyclopédie viennent d’être publiés en Israël. L’un des fondateurs de la littérature hébraïque moderne, Moshé Luzzatto, était de Padoue.

Au XIXe siècle vécut à Gorizia, Isacco Reggio ; Shadal, le plus grand de tous, est né à Trieste et a enseigné à Padoue. Elia Benamozegh, l’adversaire mystique de Shadal, a vécu à Livourne, où, au début du siècle, David Azulaï terminait sa vie légendaire comme «Wunderrabbi».


Rome, qui possédait la plus grande communauté juive, ne se distinguait pas par son activité intellectuelle : dans cette ville, les Juifs étaient beaucoup plus pauvres et opprimés.

Il faut souligner qu’en Italie, l’étude traditionnelle et l’emploi de l’hébreu comme langue savante ont été bien plus importants qu’on ne le croit généralement, du moins parmi les Juifs italiens d’aujourd’hui.

Nous avons même «exporté» un membre de la tribu Artom qui devint Khakham1, ou rabbin, de la communauté sépharade de Londres (1886). C’était un poète qui écrivait en hébreu et en italien. Sabato Moraïs, qui partit aux Etats-Unis, devint, sans doute à sa plus grande surprise d’ailleurs, un des fondateurs du Jewish Theological Seminary de New York.


Il serait opportun de rappeler que le dernier poète italien en langue hébraïque fut une femme, Rachele Morpurgo, cousine et amie de Shadal, et membre de cette tribu Morpurgo qui a donné à l’Université italienne un grand nombre de ses professeurs et au Parlement italien quelques-uns de ses représentants ; en outre, c’est à cette lignée qu’appartient la première femme professeur de philologie comparée à l’Université d’Oxford, Anna Morpurgo.


Ainsi, si l’on considère la carte des diverses provenances des plus illustres professeurs, la correspondance entre la plus ancienne culture juive et la plus récente culture italienne apparaît évidente.

Le plus grand savant en philologie comparée et, dans l’absolu, le plus grand philologue italien du XIXe siècle, Graziadio Isaia Ascoli, était de Gorizia, où il fut l’élève de Rabbi Reggio.

Il fut l’ami intime, même après son départ pour Milan, de Shadal et du fils de Shadal, Filosseno Luzzatto, assyrologue prometteur, disparu prématurément. Le grand maître des études italiennes, Alessandro D’Ancona, qui fut directeur de l’Ecole Normale de Pise, a été élevé en Toscane.

Les familles Venezian, Pincherle, Polacco, destinées à peupler les universités et le Parlement italien, étaient originaires de Venise et Trieste. Le docte rabbin de Mantoue, Marco Mortara, dont la bibliothèque eut une grande renommée, fut père et grand-père d’une famille exceptionnelle, dont le plus illustre représentant est sans aucun doute Ludovico Mortara (1855-1937), juriste de grand renom, président de la Cour Suprême de Cassation, ministre de la justice en 1919, et vice président du Conseil.


On pourrait citer à l’infini les exemples de cette continuité de tradition juive séculière et religieuse. J’ajouterai simplement un autre cas qui m’est toujours apparu comme le plus singulier.

Au XVIIe, XVIIIe et avant le XIXe siècle, le nom de Mussafia est lié à une série de savants des études rabbiniques, de grande valeur.

Le plus connu est Benjamin Ben Immanuel Mussafia, qui, à la fin du XVIIe siècle, publia en Hollande un supplément à ce qui reste la plus importante contribution italienne aux études talmudiques, le dictionnaire Arukh.

Deux autres Mussafia, père et fils, se succédèrent comme rabbins et savants talmudistes à Split en Dalmatie, au début du XIXe siècle.

Leurs dons linguistiques et herméneutiques furent ensuite appliqués à l’étude des langues romanes, par Adolfo Mussafia, leur petit-fils et fils respectif.

Résultat de recherche d'images pour "Adolfo Mussafia"   Adolfo Mussafia, fils et petit-fils de rabbins, se convertit au catholicisme, et fut professeur à Vienne vers 1855, où il devint par la suite membre de la haute Chambre du Parlement viennois. Il introduisit dans la philologie romane une rigueur et une précision incomparables.

À un âge avancé, il se considérait toujours plus comme italien, et non pas autrichien, et vers la fin du siècle il quitta Vienne, pour aller vivre et mourir à Florence. L’unique élève dévouée qu’il eut jamais fut Elise Richter, une femme juive qui vécut assez longtemps pour finir ses jours dans un camp d’extermination nazi.


Ce passage de la culture hébraïque à la culture laïque avec toutes ses particularités est déjà assez remarquable, mais ce qui est peut-être le plus typique chez les Juifs italiens, c’est que durant le XXe siècle ils ont réussi à avoir un rôle très important dans l’administration nationale comme fonctionnaires, juges, et surtout soldats.

L’Italie a peut-être été le seul pays d’Europe où les Juifs ont été bien acceptés dans l’armée et dans la marine et ont pu atteindre les grades les plus élevés sans aucune difficulté. Les Juifs piémontais furent célèbres pour cela.

Le général Giuseppe Ottolenghi, en qualité de ministre de la Guerre, fit beaucoup pour réorganiser l’armée italienne au début du siècle, après les désastres d’Afrique.

Le général Roberto Segre, comme commandant d’artillerie dans la bataille de Piave en juin 1918, fut un des stratèges qui sauvèrent l’Italie.

La profession militaire se transmettait de père en fils, comme dans le cas de Roberto Segre et, de manière encore plus évidente, dans le cas des deux éminents généraux, Guido Liuzzi et son fils Giorgio.


En 1939, quand les Juifs furent chassés de l’armée, de la marine, et de toutes les positions du gouvernement, la flotte italienne qui avait été reconstruite par l’architecte naval juif, le général Umberto Pugliese, était commandée par deux amiraux juifs, Ascoli et Capon, ce dernier étant le beau-père de Enrico Fermi.

En 1940, la flotte italienne fut pratiquement détruite par les bombardements anglais dans le port de Tarente, et le général Pugliese fut rappelé pour sauver ce qu’il restait à sauver de cette flotte, qu’il avait construite et que les fascistes avaient perdue. Si j’ai bon souvenir, l’Amiral Capon fut livré aux nazis.


Pour offrir un cadre complet, il serait naturellement nécessaire de prendre en considération tous les secteurs de l’administration civile italienne, y compris le Ministère des Affaires Etrangères.

Je citerai seulement, pietatis causa, le nom de Giacomo Malvano qui, au cours de sa position importante de secrétaire permanent du Ministère des Affaires Etrangères, contrôla la politique extérieure italienne pendant presque trente ans au tournant du siècle.

Etant donné les liens étroits entre l’administration civile, l’université et la politique en Italie, l’accès à l’administration rendait plus simple l’entrée dans une université et dans la politique, et vice-versa.

J’ai l’impression que le passage du ghetto à la classe supérieure se vérifia plus fréquemment dans les familles juives par l’entrée dans l’administration civile et l’université, que par des activités économiques prospères.


Les professeurs d’université ont représenté un pourcentage très élevé parmi les personnages remarquables de la politique italienne, du moins à partir de 1870.

Dans les dernières décennies du XIXe siècle, on alla jusqu’à tenter, sans y parvenir, de limiter le nombre de professeurs d’université qui pouvaient être membres de la Chambre des Députés.

Des professeurs d’université devinrent souvent ministres de la couronne et même présidents du Conseil.

  Résultat de recherche d'images pour "Luigi Luzzatti" Dans ce sens, en 1910, Luigi Luzzatti, l’unique juif président du conseil, témoignait parfaitement de ce modèle. Il avait été un haut fonctionnaire et aussi un professeur de droit à l’université.
Mais d’autres facteurs contribuèrent au prestige des Juifs en politique. L’un d’eux fut cet avantage, que possédaient certains, d’avoir des parents étrangers, et surtout britanniques. Les liens de parenté, du côté de sa mère anglaise, furent très utiles à Sidney Sonnino, protestant, mais fils d’un propriétaire terrien juif d’origine toscane.

Il fut deux fois, assez brièvement, président du conseil, mais il est surtout connu pour avoir été ministre des Affaires étrangères pendant toute la Première Guerre mondiale. Il restera toujours associé au nom de son ami juif, le sénateur Leopoldo Franchetti, avec qui il entreprit l’une des recherches les plus approfondies sur les problèmes sociaux italiens.

Les liens avec l’Angleterre furent aussi importants pour Ernesto Nathan, maire de Rome au début de ce siècle et chef de la maçonnerie. La branche anglaise de sa famille avait été très amie avec Giuseppe Mazzini pendant son exil en Angleterre.


Il faut considérer un deuxième élément, l’importance décisive des Juifs de Trieste dans ce que l’on appelle l’irrédentisme, la revendication de Trieste par l’Italie.

Je reviendrai brièvement dans un instant sur l’aspect culturel du problème. Quant à l’aspect politique, l’irrédentisme politique de Trieste s’incarna dans la personne de trois Juifs : Felice Venezian, Salvatore Barzilaï et Teodoro Mayer.

Le caractère italien de Trieste était en grande partie dû aux Juifs qui, bien que souvent d’origine allemande ou orientale, choisirent toutefois l’Italie, cette Italie au-delà de la frontière qui semblait leur offrir cette égalité dont ils étaient privés dans l’Empire autrichien.


Enfin le socialisme vint. En Italie, seul un petit nombre parmi les socialistes juifs étudièrent à fond Karl Marx. Une exception : l’économiste Achille Loria de l’Université de Turin qui fut attaqué par Engels et eut une mauvaise réputation à gauche.

Il était en revanche destiné à exercer une influence durable en Amérique sur Frederick Jackson Turner et ses hypothèses sur la frontière. Mais le socialisme comme mouvement messianique attirait les Juifs, en Italie comme ailleurs.

Il leur offrait une foi alternative. Emanuele Modigliani, Claudio Treves et Rodolfo Mondolfo sont peut-être les Juifs italiens socialistes les plus importants de la première génération.


Comme membre d’une famille qui a une place permanente dans l’histoire du mouvement socialiste italien, j’ai toujours pensé que, dans un certain sens, l’idée messianique n’était pas très déterminante.

Le penseur le plus original parmi mes parents socialistes, Felice Momigliano, professeur de philosophie à l’Université de Rome, s’efforça de concilier le socialisme, Mazzini et les prophètes juifs, mais il fut expulsé du Parti socialiste lorsque la guerre éclata en 1915.

Sur le caractère énigmatique et tragique de ce penseur religieux, qui fut fondamentalement un juif réformé comme son ami Claude Montefiore — dans un pays où il n’y avait pas de judaïsme réformé organisé — il y aurait beaucoup à dire, si nous voulons comprendre pourquoi les Juifs eurent dans la vie italienne une part bien moindre que celle qu’ils avaient espérée.

On peut sans doute dire la même chose concernant l’autre nom important de ma famille, Attilio Momigliano, l’interprète de Dante, de l’Arioste, de Manzoni, dont il comprit profondément l’inspiration catholique. Bien qu’il eût de nombreux élèves dévoués dans les universités de Pise et de Florence, Attilio fut terriblement seul.


Je me contenterai de dire ici que c’était effectivement le problème pour ces écrivains juifs italiens que Stuart Hughes a récemment réunis sous le titre suggestif de Prisoners of Hope («Prisonniers de l’espoir»).

Ce que mon ami Stuart Hughes aurait peut-être pu mettre plus précisément en lumière, c’est que les écrivains italiens d’origine juive ont naturellement existé, et à tous égards, au XIXe siècle.

Tullio Massarani et Giuseppe Revere, deux amis qui ont largement contribué à la diffusion de l’œuvre de Heine en Italie, furent abondamment lus et hautement considérés.

Ils avaient bien conscience d’être juifs et affichaient même leur judaïsme ; ce qu’on retrouve également chez d’autres écrivains, peut-être moins connus, comme David Levi, auteur de poésies à thèmes juifs, ou Enrico Castelnuovo, auteur d’un roman sur les Juifs italiens, I Moncalvo, et entre parenthèses, père du mathématicien Guido Castelnuovo.


Des écrivains des plus jeunes générations, par exemple la poétesse juive, à moitié anglaise, Annie Vivanti — qui fut aimée par Carducci — n’admirent pas volontiers leur judaïsme jusqu’en 1939.

Trois des plus grands écrivains étaient de Trieste, ou des environs, Italo Svevo, Umberto Saba, et Carlo Michelstaedter.

Ce dernier, un penseur extraordinaire, se suicida à vingt-trois ans. Un quatrième, Alberto Moravia, vit à Rome, mais est d’origine vénitienne.


Svevo, Saba et Moravia prirent des pseudonymes, mais alors qu’Italo Svevo et Alberto Moravia cachaient derrière leurs pseudonymes les noms non italiens de Schmitz et Pincherle, Saba, dont le vrai nom était Poli, voulait manifester secrètement son attachement à sa mère juive, plutôt qu’à son père chrétien.

Quand la persécution des Juifs rendit absurde le fait de nier sa propre origine juive — et Carlo Levi, Giorgio Bassani, Natalia Ginzburg ne l’avaient jamais reniée — demeura un problème plus profond : qu’est-ce que le judaïsme pouvait signifier pour ces écrivains? Primo Levi, naturellement, constitue l’exception : il a réellement le sens de la tradition juive, mais pour l’acquérir, il a dû réussir à survivre dans un camp d’extermination nazi. 

A suivre..

 Cet essai a été écrit à l’occasion d’un colloque à la Brandeis University, qui s’est tenu en 1984 en l’honneur de Vito Volterra, le grand mathématicien disparu en 1940. Volterra avait été professeur dans trois universités italiennes — Turin, Pise et Rome — où j’ai enseigné moi-même. En 1905, il fut nommé par le roi au sénat italien et prit ensuite énergiquement position contre le fascisme. Deux éminents mathématiciens de ma famille, Eugenio Elia et Beppo Levi, s’inspirèrent de ses recherches pour leur propre travail. Mon amitié avec ses fils, en particulier avec Edoardo, le professeur de Droit romain, remonte à 1929, alors que je venais de quitter Turin pour Rome.

A. M. Arnaldo Momigliano Résultat de recherche d'images pour "Arnaldo Momigliano"

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