Albert Bensoussan

La plus longue haine
À la mémoire de tous les juifs de France détruits par la haine
et à Samuel Paty
Comment l’oublier aujourd’hui, dans le regain et la prolifération ? La plus longue haine de l’histoire est celle des Juifs. Maintenant qu’on tue complaisamment en France des individus désignés comme juifs, il n’est pas inutile de se pencher, une fois de plus, sur l’antisémitisme. Sur ses origines, son histoire, sa persistance, sa virulence aujourd’hui. C’est ce que fait, avec le souci et la rigueur de l’historien, le professeur Carol Iancu, dans son dernier ouvrage, Les mythes fondateurs de l’antisémitisme. De l’Antiquité à nos jours (Toulouse, Privat, 2017, 296 p., 18,50€).
Cet ouvrage, qui succède à tant d’autres, dont la somme que Léon Poliakov consacra naguère à l’Histoire de l’antisémitisme (4 tomes, Calmann-Lévy, 1955-1977), a le grand mérite de nous remettre en mémoire, de prolonger et d’actualiser les mythes bien connus et dévastateurs de ce que Robert Solomon Wistrich, de l’Université Hébraïque de Jérusalem, a appelé The Longest Hatred : le Juif errant, le Bouc émissaire, le Complot juif, le Meurtre rituel, le Juif immoral, le judéo-bolchevisme, la Gouvernance du monde… et finalement la Main juive derrière toute exaction à l’échelle planétaire (de la guerre en Irak à la destruction des Tours Jumelles). Le professeur Wistrich nomme « palestinisme » − la supplantation d’Israël juif par la Palestine arabe, qui est l’idéologie du Hamas – ce nouvel antisémitisme qui, au nom de la situation au Moyen Orient, propage partout la haine des Juifs et a pu produire en France l’un des crimes les plus révoltants : l’assassinat de Mireille Knoll, lardée de 11 coups de couteau et au corps carbonisé, par un barbare qui, dans l’héritage des meurtriers d’Ilan Halimi, avait probablement imprimé dans son cerveau primitif le détestable slogan qui circulait à la conférence mondiale contre le racisme à Durban en 2001 : One Jew, one bullet (« Un Juif, une balle »).
Y a-t-il existé des Juifs heureux, qui auraient échappé à la discrimination ? Oui, nous dit Iancu qui cite les Juifs chinois de l’État du Honan, des Juifs mongols, certes, ou alors ceux de l’Inde, les Bnei Israel, ou même les Juifs noirs de Cochin sur la côté de Malabar. Quant aux autres, il suffit d’ouvrir sa fenêtre et voilà : les rues et les places, les artères du monde, retentissent de ce qu’Albert Camus appelait « des cris de haine » accueillant l’Étranger. Même en se bouchant les oreilles, on les entend, de la droite à la gauche, c’est une clameur interminable, que Carol Iancu nous fait entendre depuis les textes antiques, égyptiens, grecs, romains que Flavius Josèphe, notre premier Juif mémorieux, a su consigner dans ses pages, jusqu’au catéchisme de l’Église qui, après que Constantin, au IVe siècle, eut fait du christianisme une religion d’État, retourna contre les Juifs, en parfait paradoxe, la haine romaine exercée contre les premiers chrétiens. Et pendant des siècles, on oublia tout ce que le christianisme devait à Israël par ce tour de passe-passe qu’on appela Verus Israël, opérant par jeu de substitution une délégitimation qu’on voit aujourd’hui se répandre, hideuse et insensée, s’agissant de l’État d’Israël. Quant à la Shoah, quel maître d’école aujourd’hui oserait en parler devant la houle scolaire, dans ce que l’on a appelé, si justement, « les territoires perdus de la République » ? Il est des enseignements et des débats risqués, de facto interdits dans nos écoles, comme vient de le prouver le meurtre d’un courageux professeur tentant d’inculquer aux « apprenants » l’esprit critique.
 
Nous vivons à l’époque des fake news. En fait, ces mensonges ont toujours eu long cours dans l’histoire, mais aujourd’hui, quelle prolifération ! le mensonge s’en donne à cœur joie. Comment oublier les propos de Nasser, déclarant catégoriquement à la presse allemande : « Personne, pas même les simples d’esprit, ne saurait prendre au sérieux le mensonge des six millions de Juifs assassiné » ? (Heureusement que le général Eisenhower avait pris soin d’embarquer une armée de photographes pour témoigner du martyre juif dans l’État nazi.) Relayé par les mollahs iraniens dans leur « rhétorique guerrière contre l’État d’Israël ». Et puis aujourd’hui, note Carol Iancu : « Les antisémites islamistes de la récente et importante diaspora musulmane en Europe ont trouvé une oreille attentive chez les antisémites européens de la gauche radicale (mais parfois aussi chez certains antisémites de l’extrême droite), et c’est ensemble qu’ils ont organisé et organisent des manifestations de protestations contre Israël, dans les principales capitales des pays du Vieux Continent, où l’on peut entendre non seulement le cri ‘’Israël assassin !’’ mais aussi ‘’À mort les Juifs’’ ». L’antisémitisme est une pieuvre aux bras multiples. En revanche, l’historien n’oublie pas d’estimer, en conclusion, que « c’est en France que les plus hautes autorités de l’État ont condamné fermement l’antisémitisme, les déclarations les plus retentissantes ayant été faites par le nouveau président de la République, Emmanuel Macron ». Il n’empêche, la haine est à nos portes, dans nos rues, et les Juifs ont peur.
Et pas seulement les Juifs, comme vient de le rappeler le martyre de Samuel Party assassiné parce qu’il avait osé dénoncer le fanatisme religieux et la bêtise du fondamentalisme islamique, car enfin, comment s’insurger de la représentation ridiculisée de Mahomet alors qu’on ignore quel était son visage et que l’Islam, comme le judaïsme, est une religion iconoclaste. Dieu est sans visage, pas plus que Moïse et Mahomet. Même Jésus.. Et plus que jamais apparaît juste, et tragiquement prophétique, la phrase que Manuel Valls prononça lors d’un récent hommage aux victimes de la rafle du Vel d’Hiv : « S’en prendre à un juif c’est s’attaquer à la France ».
C’est pourquoi je m’incline devant la mort de Samuel Paty, et de mon cœur meurtri par ce flot de haine tous azimuts monte un kaddish à sa mémoire.
Je me rappelle nos Kippours à Alger dans les années cinquante : devant les grilles du Grand-Temple, au cœur de la Casbah, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la rue de la Mosquée des Juifs, un agent de police, bâton blanc à la taille, veillait sur nous de façon débonnaire, et nous n’avions pas plus peur que ça. Aujourd’hui, en France, mais aussi ailleurs dans le monde, il faut une voiture de police devant chaque synagogue, et même des soldats armés de pied en cap prêts à intervenir. Car les Juifs sont partout menacés. Pour pénétrer dans la synagogue séfarade de Bogotá, en Colombie, il m’a fallu montrer mon passeport à l’étroit guichet d’un fortin, d’un camp retranché, et même prononcer quelques mots d’hébreu pour que la grille s’ouvre. Quant à Israël, que l’on peut voir comme un ghetto assiégé, il ne doit sa survie qu’à la force de ses armes et à la mobilisation courageuse de tout son peuple. Qui le comprend aujourd’hui dans les assemblées mondiales, qui manifeste un soupçon de compassion ? de bon sens − car enfin, dans ma jeunesse à Alger j’ai bien lu sur les murs : « les Juifs en Palestine » ! Car là était bien la patrie du peuple juif.
Alors l’ouvrage de Carol Iancu, d’une rare efficacité, nous informe sur cette haine immense, il nous éclaire, nous met en garde, et aussi, par ce rappel de l’histoire, celle d’hier et d’aujourd’hui, dans un certain sens il nous rassure, pour autant qu’on puisse l’être. Mais qui écrira l’histoire de demain et de quoi sera-t-elle faite ? Le signataire de ces lignes n’est rassuré que par sa vieillesse qui lui garantit qu’il ne verra pas le pire.

Albert Bensoussan
PS. Ouvrage additionnel :

 

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René Pailloucq

4/4) Sur le prolongement de la ligne du temps, l’an 3500 vous paraît lointain ? Si les quinze siècles de furie anti-juive en Europe pouvaient être suivis par quinze siècles enfin calmes, le verre pour certains dans ce futur éloigné pourrait être encore à moitié vide, pour d’autres déjà à moitié plein. Etant plutôt conciliant, j’opterais pour le verre à moitié plein, mais tout porte à croire qu’en l’an 3500 je ne serai plus là. Les sionistes ont préféré, avec raison, ne pas attendre jusque-là. D’autant plus que la politique « arabe » du Quai d’Orsay, de la France et de l’Union européenne, avec les loups solitaires, leurs « antécédents psychiatriques » et leurs bouffées délirantes, suggèrent fortement que ces quinze siècles apaisés sont encore loin d’avoir commencé sur ce continent, à supposer qu’ils commencent un jour. L’an 3500 évoqué pour le niveau du verre semble encore trop rapproché …

René Pailloucq

3/4) Une des notions enseignées aux jeunes enfants à l’école pour les initier à l’histoire est ce qu’on leur apprend à nommer, je crois, la « ligne du temps ». L’enseignement systématique du mépris et de la haine vis-à-vis des Juifs en Europe date d’environ quinze siècles. En conséquence de cette diabolisation : les dix derniers siècles, où la liste des massacres et des pogroms concurrence celle des conversions forcées, celle des accusations de meurtre rituel et de profanation d’hosties, celle (dans les cas les moins meurtriers) des expulsions, sans que ces abominations ralentissent le moins du monde ce mépris et cette haine, siècle après siècle. Avec comme couronnement la Shoah qui a débuté il y a 80 ans et qui n’aurait pas été possible sans cette longue préparation.

René Pailloucq

2/4) Au secours ! Israël nous menace de paix !

Bien poser un problème ne suffit malheureusement pas à le résoudre. Mais mal le poser garantit qu’il ne sera jamais résolu. Pour mesurer les malheurs infligés aux Juifs et la tentative extraordinairement réussie depuis 72 ans par le sionisme d’enfin y échapper, le facteur temps est un paramètre fondamental, à condition de savoir estimer, comme Léon Poliakov, Carol Iancu, Albert Bensoussan et quelques autres son incroyable étendue. Après la signature des accords entre Israël, les Emirats Arabes Unis et Bahreïn, les articles du journal Le Monde sont révélateurs, comme on pouvait s’y attendre, d’une croisade menée par ce journal depuis des dizaines d’années. Et menée par le Quai d’Orsay et la fille aînée de l’Eglise depuis bien plus longtemps. Et qui remonte en fait aux Croisades elles-mêmes, avec majuscule cette fois, sinon encore avant. Comme le font trop d’analystes par ailleurs bien intentionnés pour la plupart, ne pas prendre en compte l’énorme étendue de temps impliquée condamne à ne (presque) rien comprendre à la situation actuelle.

René Pailloucq

1/4) Un ouvrage comme celui de Carol Iancu est absolument nécessaire. Même l’histoire récente s’estompe, y compris malheureusement chez de nombreux Juifs, ce qui est la porte grande ouverte vers de nouveaux massacres. Voir par exemple l’attitude de la Grande-Bretagne, des principaux responsables américains et plus généralement de l’Occident en 1948. Après les refus en cascade de laisser débarquer les Juifs cherchant à sauver leurs vies en 1938 et 1939, le Secrétaire d’Etat américain Marshall et le Secrétaire à la Défense Forrestal, la Shoah accomplie, s’opposaient à ce que les Juifs encore vivants puissent avoir un Etat où débarquer. Toute ressemblance avec une partie de l’Occident actuel serait … Sans l’aide modeste mais vitale de la Tchécoslovaquie en 1948, l’Etat d’Israël aurait très probablement été écrasé dès sa naissance malgré le courage des 600 000 Juifs qui y habitaient alors et qui auraient été … Vous pouvez deviner la suite. Les Tchèques ne pouvaient rien faire sans l’accord de Staline, ce qui n’a pas empêché ce dernier de faire exécuter les intellectuels du Comité juif antifasciste et de laisser courir la légende des assassins en blouse blanche. En Occident, l’indulgence pour nombre de tortionnaires nazis, voire leur exfiltration par les bons soins du Vatican, indignaient les Juifs mais la sympathie de certains qui en résultait pour le camp d’en face ne résolvait manifestement pas leurs problèmes. Au Proche-Orient, de 1948 à 1967, pas le moindre territoire occupé par Israël sur le Golan, en Cisjordanie, à Jérusalem-Est, à Gaza ni dans tout le Sinaï, mais on cherche en vain l’adresse d’une ambassade arabe à Tel-Aviv. On était encore loin de parler des « Territoires contre la paix » mais après que cette expression soit devenue courante, la réalité des refus palestiniens depuis 20 ans de toute offre israélienne raisonnable et même déraisonnable en a fait des « Territoires » contre quoi ?

Geoffrey Hazzan

Brilliantly written.

CLAUDE KAYAT

Absolument nécessaire, hélas, de marteler sans cesse ces vérités, qu’aucune personne sensée ne peut plus remettre en question. Un grand merci.