Judaïsme historique et spiritualité, le cas de Spinoza II

Spinoza, éléments biographiques.

Voici un ouvrage de fond qui vient enrichir valablement ce que nous savons déjà de Spinoza mais qui s’appuie sur une documentation nouvelle, précise et claire, porte des jugements nuancés, tient au-delà de ce qu’il promet et ne sombre jamais dans les travers anciens qui consistaient à faire confiance à des témoignages rarement directs et le plus souvent contradictoires. Enfin, l’auteur de livre reconnaît n’écrire qu’une biographie pure et non point intellectuelle bien que le chapitre intitulé Benedictus – rappel que le passage du prénom hébraïque Baruch à son équivalent latin avalisait l’orientation de l’auteur vers la culture européenne et l’abandon de la tradition- fourmille d’indications nouvelles et dresse un impressionnant catalogue raisonné des lectures et rencontres intellectuelles du jeune Spinoza.
Spinoza (1632-1677) est issu du deuxième mariage de son père qui en fit trois en raison des décès successifs de ses précédentes épouses. Baruch ne fut donc pas élevé par sa propre mère mais par la troisième épouse de son père. Nadler évoque longuement le contexte intellectuel, spirituel et historique de la ville d’Amsterdam avant et après la naissance de l’auteur de l’Éthique. Il souligne les contradictions des milieux marranes, les difficultés et les divisions de la communauté juive naissante, ses tentatives d’unification et sa mise sur pied d’un vaste réseau de sociétés de bienfaisance et d’organisation du culte. Le rôle d’Amsterdam comme plaque tournante du commerce international est inséparable des affaires développées par le père de Spinoza qui, tout en occupant sur de longues années, de prestigieuses fonctions au sein du directoire de la communauté juive, dut affronter les aléas des conjonctures économiques à la suite des guerres ou d’autres revers de fortune.

Comme Amsterdam se voulait un havre de paix pour tous les persécutés de l’Europe chrétienne et d’ailleurs, des centaines d’hommes et de femmes, privés du droit élémentaire de pratiquer leur religion, venaient y chercher refuge, ce qui avait pour conséquence de renforcer toujours un peu plus les règles de l’orthodoxie juive, confrontée à des êtres dont la revendication identitaire n’épousait pas toujours les exigences de la règle religieuse juive : c’est dans ce contexte de désunion idéologique qu’éclata entre deux rabbins de la ville Isaac Aboab da Fonseca et Saül Lévi Mortera une controverse portant sur les peines éternelles. Ceux des Juifs marranes qui avaient des décennies durant vécu dans l’irrespect total – mais néanmoins forcé – des lois religieuses, étaient-ils condamnés à tout jamais ou pouvait-on, au contraire, les traiter avec humanité et mansuétude, comme le suggérait, d’ailleurs, Maimonide dans son Mishné Tora. Il semble que par delà les oppositions, voire les rivalités entre les deux hommes, ce qui les séparait n’était pas mince ; le premier, d’origine séfarade, avait un net penchant pour la mystique et s’en référait au Zohar aux yeux duquel toutes les âmes d’Israël étaient saintes et ne sauraient, à ce titre, être livrées à la damnation éternelle, ce que contredisait son collègue ashkénaze Mortera avec au moins autant d’arguments puisés aux meilleures sources.
Alors que Spinoza n’avait pas encore huit ans, le célèbre dissident juif d’origine marrane, Uriel da Costa, se tira une balle dans la tête à Amsterdam à la suite d’un grave démêlé avec la communauté juive locale qui se résolut à l’excommunier. Le tableau qui nous présente un Spinoza enfant assis sur les genoux de da Costa poursuit, certes, le but louable de faire ressortir une communauté de destin entre les deux héros, certes réactive émotionnellement, ne suffit à lui conférer le label de l’historicité. Tout Amsterdam avait eu vent de l’affaire du hérém (excommunication) qui s’abattit sur l’auteur de l’Exemplaire d’une vie humaine, avant de frapper un quart de siècle plus tard, l’auteur de l’Éthique et du Traité Théologico-Politique.

L’un des mérites majeurs du livre de Nadler est d’avoir consacré un chapitre très fouillé à la constitution de la pensée spinoziste en passant au crible ses rencontres et ses lectures dans un chapitre intitulé Benedictus, rappel que le passage du nom hébraïque Baruch à son équivalent latin revenait à tourner le dos à la culture juive pour s’ouvrir définitivement à la culture européenne. Il semble que toutes ces influences et au premier chef – celle de van den Enden, personnage assez insolite mais non dénué d’intérêt, ait facilité à Spinoza l’accès à la culture chrétienne en lui donnant des cours de latin. Fréquentant assidûment les « collégiants » et rencontrant aussi toutes sortes de membres de sectes dissidentes catholiques et protestantes, Spinoza en est venu lui aussi à prendre ses distances avec sa religion propre qu’il critiquait désormais sans retenue. Sommé par les Anciens de la communauté de venir à résipiscence, Spinoza se garda bien d’obtempérer, ce qui lui valut le hérem prononcé contre lui le 27 juillet 1656, alors qu’il n’avait pas encore vingt-cinq ans. Il semble aussi que, banni de sa communauté religieuse originelle, Spinoza ait dû quitter la ville d’Amsterdam où l’énoncé même de l’excommunication rendit impossible toute vie avec ses proches restés fidèles à la tradition.

Réfugié à Rijnsburg et ensuite à Voorburg, Spinoza recherche la paix, le calme si propice à la méditation ; il avait aussi choisi de s’occuper de polissage de verres optiques non seulement pour assurer sa subsistance mais aussi par un intérêt soutenu pour l’histoire des sciences et des techniques de son temps. Nadler souligne à juste titre l’inexactitude d’un Spinoza ermite et replié sur lui-même alors qu’il ne cesse, même sur place, de rencontrer ses amis, de s’entretenir avec eux, de se livrer à des échanges épistolaires considérables. Lorsqu’il se vit accusé d’athéisme par des lecteurs un peu hâtifs de son TTP il réagit assez violemment, jugeant l’accusation injuste. Quant à l’orientation ou l’inspiration de son exégèse biblique il est indéniable qu’elle sert de fondement à sa critique des religions. Il se démarque du Guide des égarés qui pensait interpréter les Écritures à l’aide de moyens et d’idées qui n’y figurent pas : invoquer la raison pour décoder les paroles de Dieu, c’est y introduire un élément qui ne s’y trouvait pas.

Voilà le cours d’une vie humaine qui en troubla durablement bien d’autres mais qui continue dans le secret des méditations des uns et des autres à en illuminer le déroulement.

Steven Nadler , La biographie de Spinoza, éd. Bayard,, 2021.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.

 

 

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