Au contact du legs philosophique gréco-musulman, les juifs médiévaux ont développé à leur tour une noétique qui entendait donner à leur religion une formulation philosophique . La lecture de la Bible s’en ressentit profondément. De Saadya Gaon (882-942) à Moïse Maimonide (1138-1204), et à ses commentateurs averroïstes des XIV-XVe siècles, on a tenté une lecture philosophique de la Bible et de la tradition juive en général.

Cet effort exégétique, déployé en direction du commentaire philosophique ou de l’exégèse allégorique, culmine avec le «Guide des égarés» de Maimonide, mis en circulation dans sa version hébraïque, peu avant 1200.

Cette approche philosophique se prolongera jusqu’à l’époque d’Eliya Delmédigo (1460-1493), le dernier grand disciple juif d’Averroès (1126-1198) et maître d’hébreu de Pic de la Mirandole, qui écrivit, entre autres, un ouvrage original intitulé l’Examen de la foi.

Dernier grand représentant de l’averroïsme juif à Padoue, Eliya fut contraint de retourner dans son île natale, la Crète, à la suite d’une violente controverse avec le chef de l’académie talmudique locale, Juda Muntz au sujet de l’unité de l’intellect.

Au plan de l’histoire des idées, il faut aussi souligner que Delmédigo fut aussi le premier savant juif à critiquer sévèrement la kabbale et à contester son antiquité.

L’unité divine selon le rationalisme maimonidien

Dans son Guide des égarés, destiné à l’élite, l’auteur établit une religion largement conceptualisée. Il combat au premier chef les anthropomorphismes afin de mieux présenter ce qui lui paraît être la pierre de touche du judaïsme philosophique, l’incorporéité divine.

Pour bien montrer que la Bible ne doit pas être toujours lue suivant le sens littéral, l’auteur donne du mécréant une définition assez curieuse : ce n’est pas nécessairement celui qui dit que Dieu est un corps mais bien celui qui croit fermement qu’il doit en être un. En d’autres termes , celui qui affirme qu’il faut y croire…

Une telle déclaration prouve que l’une des raisons qui poussèrent Maimonide à rédiger son Guide… ne fut autre que la nécessité de combattre des conception pré-mystiques qui donnaient de la divinité une forme concrète (e.g. le Sefer Shi’ur Qoma) .

Ce petit ouvrage anonyme, né peu après la clôture du Talmud de Babylone (en 500) donne de la figure divine des dimensions fantasmagoriques, pour probablement faire pièce à des représentations abstraites de Dieu et stopper net une propension à conceptualiser la
religion juive. Interrogé par des Sages de la ville de Fez, Maimonide ne cacha pas son exécration d’un livret qui lui semblait absolument abominable.

Le premier volume du Guide des égarés de Maimonide s’ouvre sur une cinquantaine chapitres dont la quasi-totalité est consacrée au traitement philosophique des homonymes bibliques grâce à une exégèse allégorique ou spirituelle. Qu’est-ce qu’un homonyme biblique ?

C’est une expression induisant la corporéité et qui se prédique de Dieu dans un sens qui ne peut s’accorder avec la véritable nature de son essence. E. g. : la Bible prête à Dieu des membres humains, des organes locomoteurs, voire des passions humaines (la colère, la vengeance, la jalousie, etc…) alors que la théologie rationnelle nous enseigne l’impassibilité et la transcendance de l’essence divine.

Maimonide réinterprète donc tous ces homonymes qui se recoupent souvent avec des anthropomorphismes. Il en ressort un dogme de l’incorporéité divine auquel l’auteur du Guide tient par dessus.

Et contrairement à son collègue cordouan plus âgé, Ibn Rushd, qui interdisait de livrer la moindre vérité philosophique aux masses, Maimonide statue le contraire tout en maintenant que les autres recherches sur Dieu et l’univers doivent rester soumises à la discipline de l’arcane.

Cette affirmation d’une inaltérable unité divine est insérée dans le donné biblique grâce au recours à l’exégèse allégorique : lorsque le prophète campe Dieu comme un guerrier, les jambes écartées sur une montagne, en position de combat, Maimonide affirme que l’Ecriture a simplement voulu illustrer concrètement la stabilité des lois de la nature et l’immutabilité de la volonté divine.

De même, lorsque l’Ecriture affirme que Dieu est un feu dévorant, Maimonide, à la suite de son illustre devancier du Xe siècle, Saadya Gaon, affirme que ce n’est pas Dieu qu’il faut assimiler à un élément naturel, mais la punition qu’il met en œuvre contre les impies…

Ces homonymes, ces anthropomorphismes, sont aussi, parfois, des attributs divins. Afin de préserver l’unité de l’essence divine à laquelle, nous nous répétons, il tient tant, Maimonide interprète les déclarations biblique appliquées à Dieu de manière négative (via negativa) : Dieu est sage mais non par la sagesse, Dieu est puissance mais non par la puissance, Dieu est omniscient mais non par la science : il est tout ceci et tant d’autres choses par son essence exclusivement car en elle toutes ces qualités se confondent.

Maimonide, comme Thomas d’Aquin opte donc pour une doctrine apophatique et rejette l’approche cataphatique.

Au terme des chapitres consacrés au traitement allégorico-philosophique des termes homonymes, Maimonide a rédigé un chapitre qui couronne, en quelque sorte, l’ensemble, le cinquantième, qui traite de la définition de la croyance.

Il s’agit d’une détermination rigoureusement philosophique et qui semble hors de portée du commun des mortels : la croyance «véritable» -et un commentateur aussi sagace qu’Isaac Abrabanel s’étonne de l’adjonction d’une telle épithète puisque toute croyance est, en principe, authentique et sincère- présuppose un accord parfait entre les conceptions ou les idées de l’intellect (Maimonide dit le cœur) et les paroles proférées par les lèvres de l’orant.

Une telle exigence disqualifierait la foi de la plupart des croyants qui ne savent pas faire le départ entre les formules liturgiques du culte établi, nécessairement «concrètes» car induisant la corporéité ou fractionnant l’unité divine, et un culte élevé qui ne recourt qu’aux termes et aux formules qui conviennent.

Le résultat obtenu est assurément un concept divin qui n’a plus grand chose à voir avec le sentiment de proximité immédiate au Dieu biblique.

On est vraiment dans l’opposition entre le Dieu d’Abraham et le Dieu d’Aristote, étant entendu que Maimonide opte délibérément pour le second.

En voulant fonder philosophiquement l’unité absolue de
l’essence divine, Maimonide a dû consentir un sacrifice, celui de la foi naïve qui rayonne à chaque page de la Bible hébraïque.

A la mort de Maimonide en 1204, on assiste à un double phénomène dont l’ampleur ira croissant : face à l’ «averroïsation» de la pensée juive se dressera un autre mode de pensée qui opte pour un autre mode d’intelligibilité, la qabbala, la kabbale, la mystique ou l’ésotérisme juif.

Alors que les feuillets du premier texte mystique judéo-médiéval , le Sefer ha-Bahir (Livre de l’éclat) connaissent un début de diffusion au cours des deux ou trois dernières décennies du XIIe siècle, le Zohar, véritable Bible de la Kabbale, se frayera un chemin vers les lecteurs environ un siècle plus tard.

L’illustration la plus instructive de cette confrontation idéologique n’est autre que Moïse de Léon (ob. 1305), l’auteur de la partie principale du Zohar : cet homme, éminemment doué pour la spéculation, avait commencé son apprentissage en étudiant le Guide des égarés. L’intellectualisme foncier de cet ouvrage ne répondant pas à son attente, il contribua à la création de cénacles mystiques où ses exposés magistraux formèrent la trame du Zohar (Livre de la splendeur) (Daniel 12).

On notera que tant le livre de Maimonide qui veut guider les égarés que les deux textes mystiques pré-cités recourent au symbolisme de la lumière : tous veulent éclairer le croyant et lui révéler le sens profond des Ecritures.

En dépit des controverses et de nombreux conflits suscités par la diffusion du commentaire allégorique de la Bible, des études scientifiques et de la propagation de l’averroïsme (notamment par la constitution d’un corpus hébraïque des textes d’Averroès), l’interprétation spirituelle du Guide des égarés semble invincible : de Moïse de Narbonne (1300-1362) à Eliya Delmédigo (1460-1493), le dernier grand représentant de l’averroïsme juif à Padoue, les commentateurs donnent de l’auteur du Guide une image de plus en plus averroïste.

Ils se servent des sept principes de la contradiction, recensés dans l’introduction au Guide…, pour substituer leurs propres conceptions philosophiques à celles –peu claires, il est vrai, du texte.

Mais, durant la même époque, les kabbalistes mettent en circulation d’innombrables textes qui agissent comme une vague déferlante, de sorte qu’après l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique en 1492, on assiste à un véritable escamotage de la tradition philosophique maimonidienne, soit qu’elle ait été repensée dans un esprit résolument mystique, soit qu’elle ait été éclipsée par ou ensevelie sous d’innombrables écrits ésotériques.

L’unité divine dans la tradition mystique.

L’une des raisons de l’émergence soudaine mais continue de la kabbale au sein du judaïsme médiéval est -comme on l’a noté supra- liée à la volonté de certains milieux de faire barrage à la propagation de la philosophie au sein du judaïsme et de mettre un terme à la dissémination de l’exégèse allégorique.

Les mystiques entendaient donc, lutter avant tout contre les dangers d’abstraction, d’intellectualisation, voire de vaporisation du judaïsme, telles que le maimonidisme sembait les incarner. Ils optèrent donc pour le symbolisme qui conférait aux versets bibliques un certaine profondeur sans les dénaturer ni les vider de leur contenu.

Le symbolisme mystique se substituait à l’allégorisme philosophique qui introduisait dans la tradition juive un héritage provenant d’un univers mental radicalement étranger, le paganisme.

Cette approche symbolique devait préserver la consistance de la foi juive en s’opposant à l’évacuation de son contenu positif. Y compris en recourant à un exubérant symbolisme sexuel dont la vocation première était de préserver les racines de la vie de toute menace de spiritualisation.

Les adeptes du courant ésotérique, les kabbalistes en général, voulaient un Dieu providentiel, soucieux du bien–être de ses créatures, attentif à leurs prières et dont le Nom devait rester invocable tout en étant imprononçable.

L’un des profonds malaises ressentis par les apprentis-philosophes juifs du Moyen Age fut la doctrine de l’immutabilité de la volonté divine qui passait pour du fatalisme aux yeux des croyants et qui rendait toute prière inopérante : si rien ne change en Dieu, si la volonté éternelle est immuable et si le sort des humains est décidé une fois pour toutes par une divinité sourde et aveugle, à quoi sert-il de prier ?

Ecartelés entre leur volonté de rapprocher Dieu de ses créatures, donc de promouvoir l’immanence, et leur désir non moins fort de préserver la transcendance, les kabbalistes établirent une nomenclature sefirotique avec, au dessus d’elle, coupée d’elle tout en provenant d’elle- un entité divine incognoscible, inaccessible, gisant dans le tréfonds de son occultation, En-sof.

De telles représentations, courantes dans l’œuvre d’Azriel de Gérone, l’un des auteurs pré-Zohariques les plus importants, introduisent une tension polaire entre le Dieu biblique d’une part, et le Dieu de Plotin, d’autre part . C’est toute la problématique sous tendue par cette entité divine mystérieuse, nommée En-sof (le sans fin, l’illimité)

La notion d’En-sof est propre aux premiers kabbalistes d’Espagne et connote l’idée d’une divinité cachée, absolument impénétrable à au regard humain. C’est pour cette raison qu’on la traduit par cet équivalent latin (voir supra). Les kabbalistes espagnols de la fin du XIIe siècle et du début du XIIIe n’ont pas manqué de se saisir du problème que constituait la forme mystique de la divinité.

L’En-sof, terme technique désignant la divinité inconnaissable reposant au fond de son propre abîme, ne pouvait pas avoir de forme, contrairement au Shi’ur Qoma (mesure de la taille de Dieu »>Article original).

Il constitue dans la langue hébraïque une forme assez inhabituelle qui ne se retrouve dans le corpus biblique que deux fois avec en-eyal et en-onim et qui signifient impuissance.

Jean Reuchlin qui avait eu accès aux ouvrages principaux d’Azriel définit comme suit le concept divin des kabbalistes:

“Il est appelé En-sof, c’est-à-dire infinitude qui est la chose la plus haute, en soi incompréhensible et ineffable; dans le mouvement de retrait au plus secret de sa divinité, il se retire et se cache dans l’abîme inaccessible de sa lumière qui est la source.

Afin qu’ainsi l’on comprenne que rien n’en procède. C’est comme la déité la plus absolue, immanente dans sa non-action, en sa propre réclusion, nue sans vêtements et sans aucune enveloppe de choses qui l’entourent.

Elle ne se diffuse pas, elle ne s’est pas élargie par la bonté de sa splendeur. Elle est être et non-être sans distinction, enveloppant en toute simplicité toutes les choses qui paraissent à notre raison contraires entre elles et contradictoires comme une unité libre et séparée.”

Les mystiques se trouvèrent confrontés au dilemme suivant: le Dieu créateur, le Dieu de Jacob, en une phrase le Dieu biblique, était-il aussi l’entité suprême à laquelle les orants adressent leurs prières?

La confrontation avec la conception plotinienne de la divinité a influencé les premiers kabbalistes à leur insu, d’où la notion d’En-sof. L’univers de celui-ci est situé au dessus (si l’on peut dire) de l’univers sefirotique qui constitue déjà, en soi, une manifestation d’une divinité surgissant de son tréfonds.

Même dans le Zohar la tension polaire entre le Dieu inconnu et le Dieu créateur se fait sentir: la forme mystique de la divinité est décrite dans les Idrot (assemblées) comme étant celle du Longanime (arikh anpin) ou du vieillard aux cheveux blancs (résha hiwwera). Dans d’autres passages Zohariques décrivant au plan symbolique la “morphologie” du saint vieillard (attiqa qadisha) on perçoit nettement des spéculations dont l’arrière-fond porte incontestablement le sceau du Shi’ur Qoma auquel se mêlent, il est vrai, des développements de philosophie médiévale repensés dans un esprit kabbalistique.

La nomenclature sefirotique

On ignore au juste d’où provient le vocable sefira qui est pourtant, à lui seul, synonyme de toute la kabbale. On est enclin à penser que la racine est SFR qui peut signifier soit le livre (Séfer) soit compter (li-spor). D’autres sont d’avis que sefira vient de sphère, ce qui semble fort peu probable puisque les maîtres de l’ésotérisme juif ancien ignoraient le grec.

Le sefer ha-Bahir, l’ouvrage le plus ancien de mystique juive, ne connaît guère de sefirot et ne parle que de middot (attributs) ou de maamarot (logoï); cependant, les seconds préparèrent la voie aux premières. C’est ultérieurement que la terminologie des sefirot s’imposera auprès des kabbalistes de la fin du XIIIe siècle.

On examinera d’emblée les trois premières sefirot, ensuite les sept suivantes avec leurs symbolisme le plus courant, celui de l’homme primordial ou Adam qadmon (macroanthropos) et enfin la syzigie du masculin et du féminin (union sacrée entre la Shekhina, Présence divine, et le Juste).

On passera ensuite à la détermination classique des sefirot par deux grands maîtres de la tréadition ésotérique juive au Moyen Age, Azriel de Gérone et Nahmanide (XIIIè siècle), sans omettre de se référer à un important passage du Zohar.

Les trois sefirot suprêmes, réputées incognoscibles sont Kéter Elyon (couronne suprême), hokhma (sophia) et bina (discernement). La couronne suprême est ce qui se rapproche le plus de l’insondable volonté divine ou de l’En-sof (qui, rappelons le, n’est pas encore le substantif ou nom propre de la kabbale ultérieure mais un simple adverbe signifiant sans fin ou infini).

C’est Proverbes 3;19-20 qui a choisi un tel ordre, notamment pour la seconde et la troisième sefira: «Dieu avec sagesse a fondé la terre, il a établi les cieux avec intelligence.»

Le même livre biblique (8;22) accorde à cette même sagesse un statut privilégié. Bina, la troisième sefira supérieure, est évoquée aussi en Proverbes 2;3: Dis mère à l’intelligence. Cette dernière phrase constituait une transition rêvée pour la suite: la sefira bina était considérée comme la mère véritable des sept autres.

Ces logoï suivants sont dits logoï inférieurs mais dans la kabbale ultérieure ils deviendront les sefirot de l’édifice. Dans le Bahir ces sept logoï ne sont pas encore dotés d’une panoplie imposante mais leur nombre renvoie aux sept membres principaux de l’homme primordial (Adam qadmon). Les trois logoï suprêmes feraient alors figure de forces intellectuelles plus élevées: la pensée, la sagesse et l’intelligence. Pourquoi sept?

Peut-être en raison des sept jours de la création, des sept voix du Psaume 29 ou des sept louanges de Psaume 119;164 (Sept fois par jour je te loue à cause de tes commandements de justice).
Bien que le Bahir ne sache encore rien des oppositions droite/gauche symbolisant respectivement le mâle et la femelle, le bien et le mal, la miséricorde et la rigueur, l’argent et l’or, le blanc et le rouge, on y perçoit déjà les premières tentatives d’uns syzygie du féminin et du masculin.

Cette symbolique culmine en la personne du juste, le tsaddiq, qui rétablit l’équilibre et dépasse les limites simples d’un juste terrestre. Il devient une véritable force cosmique.

Son emplacement se situe au niveau du septième logos mais dans l’arbre sefirotique classique il descendra à la neuvième sefira nommée yesod car un verset de Proverbes 10;26 stipule que le «Juste est le fondement du monde».

Dans cette nomenclature qui ne changera plus, le Juste voit son symbolisme mâle s’accentuer: yesod est l’avant-dernière sefira, située juste au-dessus de la dixième, la Shekhina ou malkhout (royaume) qui dispense au monde inférieur tous les flux vivifiants reçus des niveaux supérieurs; un rapport de cohabitation quasi-sexuelle s’établit entre yesod et malkhout comme il existe de toute éternité entre hokhma et bina, deux des trois sefirot suprêmes, appelées aussi abba et imma (le père et la mère).

Il arrive que la jonction entre yesod et malkhout ne soit pas toujours parfaite mais celle de hokhma et bina doit l’être faute de quoi le monde cesserait d’exister.

La kabbale du XIIIè siècle reprendra certains thèmes du Bahir qu’elle élaborera à sa manière: elle s’interrogera sur le nombre exacte des sefirot, sur la nécessité de placer au-dessus de l’arbre sefirotique une sorte de Deus absconditus nommé En-sof et enfin sur la nature intrinsèque de ces mêmes sefirot.

Sont-elles des organes (kélim) de la divinité ou son essence même (atsmut)? Cette évolution devient perceptible dès le milieu du XIIIe siècle. L’ambiguïté inhérente au statut d’En-sof apparaît de façon troublante chez Azriel de Gérone (XIIIè siècle) qui prépara la personnalisation -relative- d’En-sof qui ne faisait plus figure de concept abstrait. Mais dans d’autres écrits, en l’occurrence celui qu’on va citer, il adopte une autre attitude:

«En-sof est l’état d’indifférencié absolu dans la parfaite unité, au sein de laquelle il ne se produit aucun changement. Et comme il est sans limites, rien n’existe hormis lui. Comme il est au-dessus de tout, il est le principe en lequel se rencontrent tout le caché et le visible; et comme il est caché, il est la racine commune de la foi et de l’incrédulité, et les Sages de l’investigation (les philosophes) approuvent celui qui dit que notre compréhension de lui ne peut se faire que par la voie de la négation.»

Voyons ce que dit un texte anonyme du XIIIe siècle sur ce sujet:

«Certains disent que keter elyon (couronne suprême) n’est pas la Cause des causes… car si nous la comptons première, elle doit avoir un commencement et une fin. Et si hokma est la fin de la première sefira, qui est keter elyon, il doit exister aussi en son commencement et au-dessus d’elle un être subtil et caché, et il se nomme En-sof et Cause de toutes les causes, et c’est à lui que nous adressons nos prières.

Mais d’autres contestent cette opinion et disent qu’il n’y a au-dessus de keter elyon aucune espèce d’autre cause. Et si nous divisons les sefirot en dix, ce n’est pas, Dieu nous en garde, pour détruire en elles l’unité .

Et si nous comptons par rapport à elles un et deux etc.., c’est seulement pour les distinguer par leurs noms, tandis qu’en réalité tout représente une liaison inséparée en laquelle une séparation ne s’effectue que par le nom. Ainsi, nous disons, par exemple, de la lumière d’une lampe qu’elle s’appelle en son commencement lumière, en son milieu chandelle et à sa fin feu, et pourtant, tout est un, c’est-à-dire lumière.

De même Dieu, si le respect qui lui est dû permet cette comparaison, est comme la force du feu qui a en même temps la force de luire en blanc et en sombre, de fondre et de se consumer, et pourtant tout est un.» (Cité par G. Scholem, Les origines… p 468)

On voit que les sefirot sont conçues comme l’unité dynamique de la divinité et non point comme des entités existant séparément.

Les kabbalistes reprirent une terminologie talmudique qui parlait de “ravage des plantations” (qitsuts ha-neti’ot), les plantations devenant chez les maîtres de l’ésotérisme les sefirot elles-mêmes. Pour le talmud, cette expression s’applique

lorsqu’on professe des opinions erronées sur Dieu. On le voit, les kabbalistes ont étendu le champ d’application de cette formule en assimilant les plantations aux sefirot elles-mêmes.

La nomenclature sefirotique habituelle est la suivante: Kéter elyon (couronne suprême), hokhma (sagesse), bina (discernement); ce sont les trois sefirot suprêmes que l’on a déjà vues. Viennent à présent les sept sefirot inférieures, dites sefirot de l’édifice: héséd (grâce) fait face à din (le jugement); rahamim (miséricorde) ou tif’érét (beauté) atténue les effets de deux sefirot précédentes en rétablissant entre elles un certain équilibre; nétsah (éternité) et hod (majesté); yesod (fondement) et malkhout (royaume).

L’arbre sefirotique se présente comme suit: au sommet se trouve la couronne; à gauche se trouvent bina et din et à droite hokhma et héséd; au centre, recevant tous leurs influx se trouve tif’érét; plus bas, à droite se trouve nétsah et à gauche sur le même niveau nous trouvons hod. Au centre, cumulant tous les effets des niveaux supérieurs se trouve yesod dont les influx aboutissent dans malkhout.

Le fait que cette dernière sefira soit le réceptacle de l’ensemble a accentué son aspect féminin et son identification avec l’ecclesia (kenését) d’Israël.

Comment décrivait-on les sefirot? Il ne s’agit plus de leur symbolisme mais de ce que le penseur peut appréhender de leur essence intrinsèque. On a deux types de réponse provenant de deux esprits résolument mystiques, Moshé ben Nahman (Nahmanide, XIIIè siècle) et Azriel de Gérone.

Tous deux recourent à la mystique des lettres et de la lumière. Mais Azriel fait un pas en direction du néoplatonisme de son temps: les trois premières sefirot relèvent à ses yeux du monde de l’intellect, les trois suivantes du monde de l’âme et enfin les quatre dernières de la nature.

Dans ses développements sur le monde sefirotique le Zohar recourt à des désignations plus traditionnelles; on sait que son auteur principal, Moïse de Léon, avait commencé par étudier ardemment le Guide des égarés de Maimonide dont les thèses n’avaient pas répondu à son attente.

Il réclamait quelque chose de plus juif et de plus chaleureux. Il parle de la tête blanche (résha hiwwéra), du saint vieillard (attiqa qadisha), du zé’ir anpin (qui a le souffle court) et de l’Ancien des anciens… On est donc très loin de la terminologie impersonnelle de l’En-sof.
Pour finir, on donnera la parole à Abraham Herrera (vers 1600) qui écrivit un important ouvrage intitulé Sha’ar ha-Shamayim: Portique du ciel où il s’exprime sur les sefirot de la manière suivante:

«Les sefirot sont le miroir de sa vérité et les anaologies de son être le plus sublime; les idées de sa sagese et les conceptions de sa volonté; les réservoirs de sa force et les instruments de son activité; les coffres de sa félicité et les distributrices de sa grâce; les juges de son empire qui mettent à jour son verdict; elles sont aussi les désignations, les attributs et les noms de Celui qui est le plus haut et la cause de tout; elles sont dix inextinguibles; dix attributs de sa majesté exaltée; dix doigts de la main; dix lumières grâce auxquelles Il a tout formé; dix sanctuaires où il est magnifié; dix degrés de la prophétie par lesquels il se manifeste; dix chaires du haut desquelles il manifeste son enseignement; dix trônes sur lesquels il juge les peuples; dix compartiments au paradis pour ceux qui en sont dignes; dix niveaux qu’il gravit vers le bas et que l’on peut gravir vers le haut, jusqu’à lui; dix zones produisant tous les influx et toutes les bénédictions; dix buts désirés de tous mais que les Justes sont seuls à atteindre; dix lumières qui illuminent toutes les intelligences; dix sortes de feu qui assouvissent tous les désirs; dix catégories de gloire qui animent les âmes raisonnables; dix paroles par lesquelles le monde fut créé; dix esprits qui animent le monde et le maintiennent en vie; dix nombres, poids et mesures qui dénombrent, pèsent et mesurent tout; dix pierres de touche qui examinent l’achèvement de toute chose; les genres les plus individuels qui contiennent et libèrent tout…» ( Porta Coelorum, Sulzbach, 1678, pp 147-148)(cité par Knorr von Rosenroth in Kabbala denudata, Livres III &IV

Pour reprendre une belle formule de Tishby , “les sefirot sont l’archétype divin d’un univers qui ne l’est pas…”.

Fondamentalement, le Zohar ne reconnaît pas l’existence de barrières séparant les mondes, celui d’en-haut de celui d’en-bas, celui des morts de celui des vivants. L’univers sefirotique est justement le lieu de passage obligé entre ces différents niveaux d’être.

Même les sefirot inférieures sont animées du désir de se rapprocher de leur source originelle; elles ne se détournent guère de notre bas monde qu’elles alimentent de leurs bienfaits et maintiennent ainsi en vie. Différents canaux unissent tous les niveaux sefirotiques les uns aux autres. C’est vers eux que les orants d’Israël orientent leurs prières s’ils veulent être exaucés.

L’univers sefirotique est, en soi, incognoscible, mais l’influence qu’il exerce sur le monde inférieur permet d’en appréhender quelque chose. Cette influence ou cet épanchement, voire cette émanation a posé quelques problèmes aux kabbalistes.

Le terme hébraïque utilisé par les kabbalistes pour désigner l’émanation se dit atsilut et ne connait d’occurrence que dans les strates les plus tardives du corpus Zoharique.

Le Zohar lui-même préfère parler d’extension, de prolongement, de flux et d’illumination.

C’est que l’idée même d’émanation pouvait être mal comprise, surtout si l’on considérait -comme le Zohar lui-même- que les sefirot faisaient partie intégrante de l’essence divine.

Mais nous disposons, là aussi, de l’opinion Ô combien éclairante d’Azriel, le disciple d’Isaac l’Aveugle, l’aïeul de la Kabbale et du Zohar, exprimée dans son Commentaire des Aggadot ( p 118): Pressentant le grave problème que constituait l’émanation de quelque chose à partir de l’essence divine elle-même, il expliqua la distinction entre l’engendrement et l’émanation et proposa, pour illustrer ce second mode de venue à l’être, l’image d’une bougie allumée à l’aide d’une autre bougie. En principe, le feu de la première bougie qui sert à allumer la seconde ne subit aucune diminution ni aucun amoindrissement…

Les Tiqquné Zohar, strate plus tardive du corpus Zoharique, utilisent l’image d’Arziel: Pour créer l’univers grâce à l’attribut de réshit premier verset de la Genèse: be-réshit »>Article original Il effectua un mouvement vers le bas sans que cela occasionnât en-haut quelque diminution que ce fût… Un peu comme lorsqu’on allume une bougie à l’aide d’une autre bougie: rien n’est pris ni à la première ni à la seconde et ainsi de suite jusqu’à l’infini… .

L’émanation de sefirot à partir de Dieu se ferait donc sans atteinte à la perfection absolue de l’essence divine.

Mais les kabbalistes ont généralement admis une double théorie: pour le monde supérieur ils parlaient d’un véritable processus émanatiste alors que pour le monde inféreur ils admettaient l’idée de création. Dans les premières pages de ses Grands courants de la mystique juive Scholem fait état d’une subtile réflexion kabbalistique qui tend à rapprocher, par un tour de passe-passe exégétique, les idées de création et d’émanation. En hébreu l’expression creatio ex nihilo se dit yésh mé-ayin l’être à partir du néant »>Article original mais si l’on se souvient que la première sefira incognoscible est aussi appelée ayin (néant) et que la seconde – à laquelle elle donne justement naissance- se dit yésh, on constate alors que les deux opérations se confondent…

Moïse de Léon développe une conception émanatiste voisine dans les premières pages de son Sicle da la sainteté: le secret du commencement de l’être, écrivait-il, tient en hochma (la sagesse) qui est un point occulte et primordial.

Lorsque l’être absolument incognoscible voulut “manifester sa propre existence” il donna naissance à quelque chose qui n’était pas plus grand que la tête d’une aiguille et d’où tous les autres êtres s’originent. Il en va de même du Saint béni soit-il qui, à partir d’une émanation mystérieuse, libère un point occulte primordial.

L’usage de bara, terme utilisé par le récit de la création et généralement considéré comme signifiant la création à partir du néant, n’est pas absolument univoque: en Zohar I, 16b, bara, créer, fait face au terme araméen itpashtuta qui signifie développement, extension, procession et, partant, émanation.
Mais au fond, les sefirot sont présentes à tous les niveaux du monde de l’émanation ou de la création selon que l’on décrypte convenablement la symbolique Zoharique.

Même dans un très beau passage du Zohar (I, 244b-245b) qui commente des versets du Cantique des Cantiques et parle d’amour nous trouvons des renvois aux différents niveaux sefirotiques. Rabbi Abba et rabbi Eléazar se réfugient dans une grotte à Lod afin d’échapper à un soleil de plomb.

L’endroit et l’heure leur semblent propices pour faire une exégèse des versets de la Tora, en l’occurrence du Cantique des Cantiques (8;6): Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras, car l’amour est fort comme la mort, la passion est violente comme l’enfer, ses étincelles sont des étincelles de Dieu, une flamme divine! Rabbi Eléazar relate qu’une nuit, se tenant près de son père, il entendit de la bouche de ce dernier que l’unique moyen d’accomplir les vœux de la communauté d’Israël auprès du Saint béni soit-il était le recours aux âmes des Justes.

Or, dans le symbolisme Zoharique la communauté d’Israël est toujours représentée par la sefira malkhout qui oriente ses désirs vers tif’érét, la sixième sefira, la Shekhina supérieure. Lorsque l’union de la Shekhina d’en-haut et de celle d’en-bas est parachevée les bienfaits s’effusent sur la communauté d’Israël. Rabbi Eléazar voit dans le verset précité du Cantique des Cantiques une allusion claire à cette union.

Il se demande ensuite pour quelle raison on parle d’un sceau mets-moi comme un sceau sur ton cœur… »>Article original

C’est que le sceau laisse une marque et une trace, même après qu’on l’a ôté. C’est ainsi que la communauté d’Israël tient au Saint béni soit-il le discours suivant: J’ai été attachée à toi mais l’exil m’a rejetée loin de toi; mets-moi comme un sceau afin que, même après mon départ, tu puisses garder en toi mon souvenir.

Or, l’amour que la communauté d’Israël porte au Saint béni soit-il est “aussi violent que la mort”. Il est aussi grave que la séparation de l’âme et du corps.

Selon rabbi Eléazar, lorsque l’âme s’apprête à quitter le corps elle se propage dans toutes les voies de celui-ci, telle une embarcation livrée au caprice des flots… L’âme prend alors congé de toutes les parties du corps dans un état de profonde douleur.

C’est cette même douleur qu’éprouve la communauté d’Israël lorsqu’elle est contrainte de se séparer de Dieu et de prendre les chemins de la captivité et de l’exil.

Pour bien illustrer cette subtile dialectique entre l’Un et le multiple, et singulièrement entre la diversité des sefirot et l’unité incognoscible d’En,-sof , on doit redonner la parole au Zohar lui-même qui tente de répondre à cette question bien difficile :

“Toutes les puissances spirituelles qui se révèlent, brillent et retentissent à partir de la sagesse primordiale, courent s’unir dans En-sof et ceci est le lieu de l’unité dont ils ont dit (= les néoplatoniciens) tout procède de l’Un et tout retourne vers l’Un…”

Rabbi Eléazar pose à son père rabbi Siméon ben Yohaï une question cruciale (Zohar II, 239a):

“Le lien par lequel tout est relié, jusqu’où monte-t-il? Rabbi Siméon lui répondit: jusqu’à En-sof car la liaison de tout, l’unité et la perfection doivent être cherchées ou plutôt cachées dans cette occultation insaisissable et incognoscible qui est la volonté au-dessus de toute volonté.

En En-sof il n’y a ni connaissance ni limitation tels le commencement et la fin, comme dans le néant primordial qui produit à son degré seulement le commencement et la fin. Qu’est-ce que le commencement?

C’est le point primordial au début de tout et qui est caché dans la pensée. Toutefois, là, dans En-sof, il n’y a pas d’actes de volonté,, pas de lumières ni de luminaires.

Toutes ces lumières et tous ces luminaires, en effet, sont saisissables dans leur façon d’être et pourtant insaisissables. Cependant, ce qui est à la fois compréhensible et incompréhensible, ce n’est pas En-sof mais la volonté suprême qui s’appelle aussi le plus occulte de tout ou le néant.”

On voit aisément que cette dialectique de l’Un et du multiple n’a pas cessé d’intriguer les auteurs de la littérature zoharique et, par la suite, leurs héritiers spirituels.

Maurice Ruben-Hayoun

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