Yom Ha’Atsmaout 5783: Retrouver le sens de la Mamlakhtiyout, Pierre Lurçat

Par Pierre Lurcat

Comme l’a écrit le professeur Israël Auman, qui fait partie de la « famille du deuil »[1], dans les colonnes de Makor Rishon, quelques jours avant le 5 Iyar 5783 – Jour de l’Indépendance – depuis les débuts de l’histoire de l’Etat d’Israël, « les dirigeants et les ministres de toutes tendances politiques ont pris part aux cérémonies du Yom Hazikaron (Jour du Souvenir) » et « les règles de la cérémonie ont été observées avec une constance officielle ». Ce dernier mot employé par Israël Auman est difficilement traduisible en français : « mamlakhti ». Le dictionnaire Larousse le traduit par « officiel » ou « étatique », mais aussi par « majestueux ».

Or c’est précisément ce concept difficilement traduisible qui est aujourd’hui menacé par le conflit intérieur qui divise Israël depuis quelques mois. Ainsi, quand le chef de l’opposition Yaïr Lapid annonce publiquement qu’il ne prendra pas part aux cérémonies du Jour de l’Indépendance, ou quand un groupe de familles endeuillées (qui ne représentent qu’une infime partie de la grande « famille du deuil », comme le rappelle le professeur Aumann) demandent aux hommes politiques (de la coalition) de s’abstenir de venir dans les cimetières le Jour du Souvenir, c’est la Mamlahktiyout qu’ils contestent et qu’ils foulent aux pieds.

Pour comprendre ce qui est en jeu dans cette dernière manche du conflit intérieur israélien, dont j’ai décrit depuis quelques semaines plusieurs aspects[2], je voudrais proposer plusieurs manières de traduire et d’expliquer le mot hébreu difficilement traduisible de « Mamlakhtiyout ». La première traduction, conforme à l’esprit de David Ben Gourion, qui parlait souvent de l’impératif de la Mamlakhtiyout – dont il avait fait un pilier de sa politique – est celle du « sens de l’Etat »[3]. Si le premier Premier ministre d’Israël l’utilisait souvent, c’est parce que cette notion était étrangère à l’éthos du peuple Juif en exil, habitué à vivre sous la souveraineté de peuples étrangers.

La deuxième traduction, moins littérale, est celle de « sens du bien commun ». La Mamlakhtiyout désigne en effet ce qui transcende tous les clivages politiques ou sociaux, et qui appartient à l’ensemble de la nation israélienne. Si les jours solennels du Yom Hazikaron et du Yom Ha’atsmaout sont emplis de cérémonie et de faste, c’est précisément parce qu’ils expriment ce qui dépasse tous les clivages – et ils sont nombreux – qui divisent la société israélienne. Devant les tombes de nos soldats et de nos civils tombés pour défendre notre pays ou victimes du terrorisme arabe, tous sont égaux, Juifs laïcs et religieux, druzes et bédouins, etc.

La troisième traduction, plus éloignée encore, pourrait être celle de « sens de la démocratie ». Paradoxalement, ceux qui manifestent depuis des mois en scandant « Démocratie ! » ont en effet oublié un des éléments fondateurs du régime démocratique, celui de la représentativité politique. En prétendant exclure des cérémonies du Yom Hazikaron les élus du peuple, qualifiés de manière péjorative de « politiciens » (comme si la fonction même d’homme politique était à leurs yeux entachée d’infamie !), ils contestent fait le fondement du régime démocratique, à savoir l’idée de représentation politique.

En effet, lorsqu’un ministre se rend au Mont Herzl le Jour du Souvenir ou le Jour de l’Indépendance, il ne le fait pas en tant que membre d’un parti politique, ni même en tant que représentant du gouvernement dont il fait partie stricto sensu. Il vient incarner, au nom du gouvernement, la volonté populaire (la fameuse Vox Populi), qui s’est exprimée lors des élections et qui a porté au pouvoir une certaine coalition. Celle-ci gouverne le pays en tant que représentante et que mandataire de l’ensemble du peuple et de la nation israélienne. C’est précisément cette notion – pourtant familière à tout Juif à travers le concept ancien de « shalia’h tsibbour ») – qui est aujourd’hui remise en cause par les opposants au gouvernement, lorsqu’ils prétendent interdire aux ministres de participer aux cérémonies des jours sacrés que nous allons vivre cette semaine.

Comme je le montre dans mon livre Quelle démocratie pour Israël ? qui paraît ces jours-ci, l’enjeu du débat actuel en Israël – débat qu’on retrouve ailleurs dans le monde démocratique – dépasse de loin la seule question de la réforme judiciaire, car il porte en fait sur la nature même du régime démocratique. Paradoxalement, les partisans d’un « gouvernement des juges », en Israël comme ailleurs, contestent en fait l’idée classique de la démocratie représentative et du pouvoir politique. Voilà, en quelques mots, l’enjeu fondamental de l’idée de Mamlakhtiyout qu’il s’agit de retrouver cette semaine, pendant les jours sacrés du Yom Hazikaron et du Yom Ha’Atsmaout.

Pierre Lurçat   vudejerusalem.over-blog.com/
N.B. Je donnerai une conférence en Zoom dimanche 30 avril à 19h30 sur le thème « Quelle démocratie pour Israël ».

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Mon livre Quelle démocratie pour Israël ? vient de paraître aux éditions L’éléphant. Il est disponible sur AmazonB.o.D. et dans toutes les bonnes librairies.

Yom Ha’Atsmaout 5783 : Retrouver le sens de la Mamlakhtiyout, Pierre Lurçat

Un livre politique qui se lit comme un roman policier”. Liliane Messika, écrivain, Mabatim

 “Dans ce petit livre très dense et très pédagogique, Pierre Lurçat nous éclaire sur la crise actuelle que traverse Israël”.

Evelyne Tschirhart, écrivain, Dreuz

On ne peut imaginer ouvrage plus clair et plus adéquat pour comprendre quel est l’enjeu de ce qui s’est passé dans le pays”.

Rav Kahn, Kountrass

[1] Son fils Shlomo est mort lors de l’opération « Paix en Galilée » en 1982.

[2] Voir ma série d’articles sur « Le conflit identitaire israélien ».

[3] Selon Danny Trom, c’est Ben Gourion qui aurait créé l’expression de Mamlakhtiyout, qu’il traduit par étatisme ou par sens civique.

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