Mais que fait donc l’Arabie saoudite ? Englué depuis un an et demi dans une opération militaire désastreuse au Yémen, le royaume s’est une fois de plus attiré les foudres de plusieurs grandes puissances, après le raid samedi à Sanaa. D’après l’Onu, 140 personnes ont été tuées et 525 autres blessées dans des frappes aériennes qui ont touché une cérémonie funèbre dans la capitale yéménite tenue par les rebelles houthis. Soutenus notamment par l’Iran, ces derniers n’ont pas hésité à qualifier l’opération de « crime de guerre », et leur chef Mohammad Ali al-Houthi, ainsi que son allié l’ex-président yéménite Ali Abdallah Saleh, ont enjoint aux rebelles de se venger et de combattre « l’ennemi saoudien ».
Le raid de Sanaa n’est pas non plus sans conséquences sur l’allié américain, qui s’est dit « profondément troublé » par le massacre, avant d’annoncer le réexamen de son soutien à la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite, déjà réduit ces derniers mois. « La coopération sécuritaire des États-Unis avec l’Arabie saoudite n’est pas un chèque en blanc », a ainsi affirmé Ned Price, porte-parole du Conseil de sécurité nationale à la Maison-Blanche. Ce bain de sang survient alors que Washington et la communauté internationale critiquent Moscou avec virulence pour ses opérations en Syrie, surtout à Alep où de nombreuses victimes civiles sont à déplorer, et les négociations de paix sont plus que jamais au point mort.
Ce n’est certes pas la première fois que Washington est pris de court par les initiatives saoudiennes. Le début des opérations de la coalition arabe au Yémen en est un exemple. Bien que le combat contre el-Qaëda, l’État islamique et autres groupes terroristes soit une priorité pour Washington, avec pour conséquence voulue plus de stabilité dans la région, contrer l’influence iranienne reste le souci primordial de Riyad. Les proxy wars (guerres par procuration) entre le royaume et la République islamique prolifèrent en Syrie, en Irak, au Yémen… La même guerre d’influence règne au Liban.
Critères moraux
La signature, le 14 juillet 2015, d’un accord historique sur le programme nucléaire iranien a accéléré la détérioration des relations entre l’administration du président américain Barack Obama et le royaume wahhabite, qui depuis s’estime lâché par son allié de toujours. La levée des sanctions à l’encontre de l’Iran, redevenu en quelque sorte « fréquentable », n’a certainement pas contribué à apaiser les craintes de Riyad, qui s’estime encerclé par ses ennemis. Dans ce contexte, les déclarations américaines concernant une réévaluation du soutien militaire au royaume, suite aux frappes de samedi à Sanaa, ne sont pas vraiment anodines. Mais la puissance de feu de Riyad en ressentira-t-elle les conséquences ? Rien n’est moins sûr. Il y a un mois exactement, un contrat de 1,15 milliard de dollars a été signé par les deux pays lors d’une vente d’équipements de défense à Riyad. La vente portait, entre autres, sur des chars, des armes automatiques lourdes capables de traiter des objectifs terrestres, des lance-grenades, des véhicules blindés… Comme quoi le refroidissement des relations entre les deux alliés n’empêche pas les bonnes affaires. « Les États-Unis sont les premiers à se rendre coupables de bavures, donc je doute que les critères moraux pèsent dans leur réaction à ce triste événement. On est loin de schémas comparables à celui de l’Allemagne par exemple, qui veut revoir ses livraisons d’armes à l’Arabie saoudite du fait de leur apparente utilisation par cette dernière au Yémen », juge Barah Mikaïl, directeur de Stractegia Consulting et professeur à l’Université de Saint-Louis à Madrid.
Ces développements surviennent, en outre, à un mois de la présidentielle américaine, et donc en fin de mandat de Barack Obama. Si l’homme d’affaires qu’est Donald Trump pourrait plus ou moins être un choix satisfaisant pour le royaume, ce dernier pourrait toutefois mieux s’entendre avec Hillary Clinton, bien connue de Riyad depuis l’époque à laquelle elle était secrétaire d’État. Sur le plan diplomatique, les opérations saoudiennes devraient avoir peu de conséquences sur les relations entre Riyad et Washington, en tout cas à court terme. Certes, il est peu probable qu’une relation américano-saoudienne solide se maintienne au cours des prochaines décennies, « et ce malgré le fait que les pays soient officiellement engagés par les termes du pacte de Quincy jusqu’en 2065 », rappelle Barah Mikaïl. « Mais je ne crois pas que cela va dépendre de ce qui vient d’arriver au Yémen, et donc un tel malaise ne sera pas pour tout de suite. »
Les rebelles Houthis attribuent ce massacre à la coalition arabe dirigée par l’Arabie Saoudite. 140 morts, 525 blessés : Peut-on parler d’une « bavure » ?
Ce n’est pas la première bavure. Sur le terrain, les Saoudiens reçoivent le soutien, conditionné, des Etats-Unis. En pratique, Ryad n’a pas les moyens techniques de mener ses frappes aériennes sans le concours des Américains, qui, eux, possèdent des satellites et fournissent aux Saoudiens des « targets ». Pour qu’un avion frappe, il faut qu’un satellite prenne une photo précise d’une cible, cible qui doit ensuite être téléguidée par laser, ce qui implique, pour que la frappe soit chirurgicale, que toute l’action se fasse en temps réel. Il « suffit », que la bombe tombe 15 ou 20 mètres à côté de la target, et on obtient un massacre.
Que vise précisément Ryad lors des raids aériens que la coalition pilote ? En pratique, qui tire les ficelles de ce conflit interne ?
Aujourd’hui, le Yémen est en train de devenir une deuxième Syrie. A l’origine il y a deux forces distinctes : les Houthis chiites au nord et les sunnites au sud, le tout sur fond de rivalité entre confédérations tribales.
Depuis un an et demi, la coalition militaire menée par l’Arabie saoudite bombarde le Yémen, à la demande expresse du président Abd Rabbo Mansour Hadi, qui, chassé du pays par les rebelles Houthis et réfugié à Riyad, a ensuite établi son gouvernement à Aden, dans le sud du pays.
Les Houthis, eux, sont des chiites originaires du nord du Yémen qui ont pris le contrôle de Sanaa, et ils sont précisément la cible des bombardements de la coalition. Ils se sont ralliés à Ali Abdallah Saleh, l’ancien président, qui a conservé quant à lui établi son gouvernement à Sanaa. Ce camp est soutenu par l’Iran, grand pourvoyeur d’armes et rival de l’Arabie saoudite dans la région.
On assiste en réalité à une guerre par procuration entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Pourtant à l’origine, il s’agissait d’une guerre tribale, qui s’est transformée en guerre confessionnelle du fait de l’interférence de forces étrangères : les Saoudiens sunnites et les Iraniens chiites.
Il semble y avoir une relative indifférence de la communauté internationale à l’égard de ce conflit yéménite, pourquoi ?
Tout le monde regarde ailleurs parce que tout le monde sait que si les grandes puissances interviennent d’une manière ou d’une autre, on s’oriente vers une situation catastrophique similaire à la Somalie. Là-bas comme au Yémen aujourd’hui, il s’agit de conflits dans des pays très tribalisés que l’on ne peut pas unifier.
La frilosité de la communauté internationale est d’autant plus tenace que le Yémen est un pays montagneux, et montagnard : il est imprenable. Une action au sol risquerait de se solder par le même échec qu’en Afghanistan.
Au milieu de tout cela la population yéménite, elle, est prise au piège de ce conflit…
Pour l’heure, les gouvernements du nord et du sud contrôlent globalement assez bien les frontières du pays qui compte un peu moins de 30 millions d’habitants, il n’y a donc pas de fuite de la population comme cela peut être le cas en Syrie, donc pas d’afflux de migrants qui pourrait pousser la communauté internationale à s’emparer du dossier yéménite. Mais à ce rythme, une véritable catastrophe humanitaire se profile dans le pays.
Ce conflit yéménite est-il insoluble ?
Il n’y aura pas d’issue sans accord entre les tribus sunnites, majoritaires dans le pays. Le gouvernement du sud voudrait revenir à la partition d’avant 1990, mais ça, le nord ne veut pas en entendre parler : le pétrole et la voie maritime du Yémen sont localisés dans le sud du pays.
La clé est tribale : il faut que les deux confédérations tribales des deux présidents, l’ancien et le nouveau, parviennent à une conciliation qui assure à chacune une position satisfaisante. Et les présidents Hadi et Saleh doivent prendre leurs responsabilités et arrêter de faire appel aux forces étrangères.