« L’Eternel parla à Moïse après la mort des deux fils d’Aharon qui s’étant avancés devant l’Eternel avaient péri, et il dit à Moïse: «Signifie à Aharon ton frère qu’il ne peut entrer à toute heure (becol-êth) dans le sanctuaire (el hakodech), dans l’enceinte du voile, (mibeth laparokheth), devant le propitiatoire (el pnéi hakaporeth) qui est sur l’Arche (aron) s’il ne veut pas encourir la mort car je me manifeste dans un nuage (beânan) au dessus du propitiatoire » (Lev, 16, 1, 2). Traduction de la Bible du Rabbinat.
Entame étonnante! Il aura fallu attendre trois parachiot au moins pour apprendre à quoi il convenait de procéder après la mort brutale de deux des fils d’Aharon qui avaient d’enthousiasme présenté un feu néanmoins étranger devant Dieu, un feu qui ne correspondait pas à celui requis par son Service. Cet intervalle est loin d’être arbitraire. Il tend surtout à ne pas compacter un récit de mort avec l’exposé de règles concernant la vie, quitte à y revenir au moment pédagogique et spirituel le plus opportun, celui qui à présent s’ouvre à notre intelligence.
Et il faut avant tout prêter attention à la connexion phonétique de plusieurs termes: d’abord le nom de Aharon, qui n’est séparé que d’une seule lettre du mot aron qui désigne l’Arche de la Loi ; mais encore les mots voile, parokhet, et propitiatoire, kaporeth, constitués des mêmes lettres présentées dans deux combinatoires différentes. Sans doute pour nous indiquer qu’entre ces éléments opèrent des continuités, des « courances » qu’il faut se garder d’interrompre ou de mal aiguiller.
La mort de Nadav et Avihou a donné lieu à de nombreux commentaires qui présentent néanmoins un point commun. En tant que cohanim ces deux fils d’Aharon ont accompli une liturgie de portée divine qui ne leur incombait pas. Il ne s’agit pas de juger de leurs motivations. Il s’agit surtout de prendre conscience qu’aussi prés qu’il soit ou qu’il se veuille de la Présence divine, même un cohen doit réaliser qu’entre Elle et lui il ne saurait y avoir de commune dimension. Aharon a beau être par son nom même au plus prés possible du arone, de l’Arche où sont déposées les Tables de la Loi, celles-ci, eussent elles été réécrites de main d’homme, en l’occurrence par Moïse après la transgression du Veau d’or, ont été initialement gravées du doigt de l’Eternel.
Deux autres termes, également fort proches, permettent d’en prendre une plus claire conscience encore: parokhet, qui désigne le voile tamisant l’intensité de la Présence divine et qui en permette l’accommodation par l’esprit humain, et kaporeth, le propitiatoire qui, lui, atténue la peccabilité inhérente à la condition humaine et permette de ce fait l’approche vitale de cette Présence. Car l’on n’entre pas de plain-pied et, si l’on ose dire comme dans un moulin, dans le Sanctuaire et à plus forte raison dans le Saint des Saints. Pour s’y aventurer il faudrait s’estimer – fort dangereusement – être parvenu à un degré de perfection qui n’est qu’illusoire négation de cette peccabilité. Le bois peut se prétendre ignifugé. Il suffit de l’approcher de la flamme pour démontrer à quel point il s’avère au contraire combustible.
L’Eternel est le lieu du monde, son makom. La notion de Présence divine, de Chekhina indique que le Créateur dispense les bienfaits de cette Présence à l’ensemble de ses créatures créatrices et qu’au moment où il y procède Il est tout entier à chacune d’elles, en communication (ânan) intimement personnelle. Imagine t-on au moment où se déroule l’entretien du Buisson ardent, ou lorsque se déploie la demande de pardon de Moïse au Sinaï que quiconque ait cru devoir faire irruption de soi-même dans cet envoi en mission libératrice ou dans la prière salvatrice du prophète!
La disponibilité divine doit toujours se vérifier. Il y faut le temps d’une préparation, d’une approche, d’une hitkarbout. L’enthousiasme ne doit pas se confondre avec l’impulsivité, ni la spontanéité avec le passage à l’acte. C’est pourquoi les desservants du Sanctuaire devaient s’abstenir de toute boisson enivrante, ivresse des affects ou ivresse des «idées».
Raphaël Draï zal, 9 avril 2014
JForum.fr avec raphaeldrai.wordpress.com
Pirké Avot 2, 5 (deuxième partie) : Ne sois ni timide, ni excessivement strict
« Un Baychan (qui est gêné de poser des questions) ne peut apprendre, et un Kapdan (qui est Makpid, strict) ne peut enseigner. »
La Boucha (honte) est un trait de caractère généralement prôné par nos Sages. C’est en réalité l’une des trois caractéristiques qui définissent le peuple juif.[1] Or, Hillel nous enseigne que même des traits de caractère positifs peuvent parfois être appliqués de manière incorrecte.
Dans ce contexte, Rabbénou Yona explique que la honte ou l’embarras n’ont pas leur place dans la sphère de l’étude de la Torah. Si un élève ne comprend pas les propos de son enseignant, il ne devrait pas avoir peur de poser une question au cas où sa question sera considérée comme faible ou indiquera une lacune dans son intelligence. Rachi ajoute que le roi Chlomo loue également la vertu de risquer d’être embarrassé pour la Torah. Il dit : « Im Nivhalta Bémitnassé, Véim Zamot Yad Lapé – que l’on traduit littéralement par : que tu aies agi follement en cherchant à t’élever ou après de sages réflexions, mets-toi la main sur la bouche » [2] La Guémara interprète ce verset ainsi : si l’on prend le risque de se rabaisser pour l’honneur de la Torah, on finira par être élevé et à réussir dans son étude. Mais si l’homme met sa main sur la bouche et s’abstient de poser des questions, alors lorsqu’on lui posera des questions, il mettre aussi la main sur sa bouche du fait qu’il ne sera pas capable de répondre.
Hillel poursuit en traitant le cas de l’enseignant ; il nous apprend qu’un Kapdan, un homme strict, ne peut être un bon enseignant. En effet, même si Hillel vient de nous enseigner qu’un élève ne doit éprouver aucun embarras de poser des questions, si l’enseignant traite les questions de manière stricte ou impatiente, et donne au questionneur le sentiment qu’il est stupide de poser de telles questions, il est impossible que l’élève soit en mesure d’étudier correctement.
Les commentateurs relèvent une contradiction apparente de cet enseignement de Hillel dans la Guémara[3] qui prescrit à l’enseignant ceci : Zarak Mara Létalmidim, que l’on traduit littéralement par : envoie de l’amertume aux élèves. Ceci sous-entend que l’enseignant doit réagir avec colère et instiller la crainte chez les élèves dans certains cas. Le Rambam[4] traite cette contradiction apparente : il explique que la Michna dans Avot se réfère à la manière dont l’enseignant doit traiter un élève qui tente de comprendre son étude, mais qui en est incapable du fait de son manque de compréhension. L’enseignant doit être patient et compréhensif avec un tel élève, et lui expliquer la matière patiemment à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’il comprenne. La Guémara, en revanche, traite de la question de la manière dont l’enseignant doit réagir à un type d’élève tout à fait différent : un élève qui n’a vraisemblablement pas investi les efforts nécessaires à la compréhension de l’étude, et en raison de son attitude négligente, pose des questions hors sujet. L’enseignant devra traiter un tel élève avec sévérité afin qu’il soit plus réfléchi à l’avenir lorsqu’il posera des questions.
Une autre Guémara[5]démontre la valeur de la patience avec un élève sérieux. Elle relate comment Rabbi Preda enseigna à un élève de faible niveau le même passage quatre cents fois ! À titre de récompense, on proposa à Rabbi Préda de vivre quatre cents ans ou d’accorder à toute sa génération le privilège d’entrer au ‘Olam Haba, le Monde futur. Cette récompense inédite nous renseigne sur l’immense valeur d’enseigner à un élève avec patience.
En revanche, le Rambam nous enseigne qu’il faut se conduire avec l’élève paresseux de manière stricte, afin qu’il soit plus vigilant avant de poser des questions. On sait que certains Rabbanim étaient connus pour réagir de manière virulente à des questions faibles. Comme un enseignant de Yéchiva de haute stature l’attesta : avant de poser une question à un grand Rav, il réfléchissait trois ou quatre heures pour être certain qu’elle était valable. En effet, si ce Gadol, ce grand maître en Torah, jugeait que cette question n’était pas réfléchie, sa réaction traduisait son dédain. De ce fait, l’élève était amené à réfléchir de manière approfondie avant de poser une question.
Inutile de préciser qu’il est essentiel pour un enseignant d’établir la distinction dans la nature des questionneurs et des questions qu’ils posent. Parfois, un élève faible posera une question faible sans être fautif pour autant. L’enseignant devra réagir avec beaucoup de patience à de telles questions, pour éviter d’être responsable d’avoir incité l’élève à tomber dans le piège en devenant un Baychan (timide) dans la Torah. Si, d’un autre côté, il perçoit que l’élève agit avec paresse, dans ce cas une réaction différente sera peut-être appropriée.
[1] Les deux autres traits : les Juifs sont Ra’hmanim (compatissants) et Gomlé ‘Hassadim (accomplissent des actes de bonté).
[2] Michlé 30:32
[3] Kétoubot 113b.
[4] Hilkhot Talmud Torah, chapitre 4, Halakha 5.
[5] Erouvin 54b.
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