Emmanuel Levinas par lui-même

L’œuvre  d’Emmanuel Levinas ne contient pas uniquement des réflexions très profondes sur la phénoménologie, sur l’ontologie heideggérienne ou des variations sur certains textes d’Edmund Husserl qu’il a appris à découvrir à Fribourg. Ce grand penseur a aussi pensé son temps, la société où il vivait, il a également réagi à tout ce qui l’entourait sans jamais chercher refuge dans une tour d’ivoire. Ce qui ne signifie nullement que sa pensée philosophique soit facile d’accès ni qu’il ait été une sorte de Popularphilosoph que l’idéalisme allemand du XIXe siècle rejetait à juste titre.

Cette profonde caractéristique explique que l’on accorde une très grande importance au plus connu de ses ouvrages qui n’est, en réalité, qu’un recueil d’articles et de conférences parmi lesquels on trouve de véritables perles de la sagesse juive. Mais aussi des études remarquables sur Rosenzweig et sur Heidegger. Il s’agit évidemment de Difficile liberté qui a connu maintes rééditions et qui se conclut par un texte de forme très originale, puisque même le titre est simplement : Signature…

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Le lecteur pressé ou inattentif ne lui accordera, hélas, guère d’importance alors que ce texte, assez bref mais d’une haute teneur philosophique, est à la fois un véritable curriculum Vitae et un résumé très subtil de la thèse de doctorat de Levinas Totalité et infini.

Ce qui frappe aussi dans cette présentation plutôt originale, c’est que l’auteur expédie en quelques lignes l’aspect autobiographique. Ses premières nourritures spirituelles sont constituées par la Bible hébraïque et de grands auteurs russes, Pouchkine et Tolstoï. À onze ans, il vit la révolution russe en Ukraine où sa famille s’est repliée. En 1923, alors qu’il n’a que dix-huit ans, il est à Strasbourg et suit les cours de philosophie à l’université, où de grands esprits enseignaient alors : Blondel, Halbwachs , Pradines, Carteron, Martial Guéroult (qui consacra sa thèse complémentaire à l’Essai de philosophie transcendantale de Salomon Maimon, un autre Lituanien célèbre, mort en 1800 à Berlin).

Levinas se lie d’amitié avec Maurice Blanchot. Il est émerveillé par la France, lui le jeune réfugié, qui écrira bien des décennies plus tard : Vision, pour un nouveau venu, éblouissante, d’un peuple qui égale l’humanité et d’une nation à laquelle on peut s’attacher par l’esprit et le cœur, aussi fortement que par les racines. Cet hommage appuyé à la France, terre d’asile et patrie des Droits de l’Homme, habitera le philosophe tout au long de sa vie.

Levinas poursuit cette auto-présentation en signalant qu’il suivit à Fribourg des conférences sur la phénoménologie, de 1928 à 1929. Ensuite, il se rendra à Paris pour suivre, à la Sorbonne, les cours ou les conférences de Léon Brunschvicg, de Jean Wahl et de Gabriel Marcel. Dès 1947, il donnera lui-même des conférences au Collège philosophique de Jean Wahl et prendra par la suite la direction de l’ENIO (École Normale Israélite Orientale) chargée de former des professeurs de français dans les pays du bassin méditerranéen. Cette institution relève de l’ Alliance israélite Universelle.

Levinas s’acquitte aussi de ses dettes et reconnaît qu’il est redevable au docteur Nerson de Strasbourg pour son aide et sa généreuse amitié, et surtout à cet énigmatique Monsieur Chouchani dont la silhouette fuyante et l’influence cruciale sur Levinas font toujours couler beaucoup d’encre.. Levinas parle du redoutable Monsieur Chouchani (sans être sûr que c’était bien le vrai nom de son professeur de Talmud). D’ailleurs, dès 1957, Levinas participera aux Colloques des intellectuels juifs francophones où il donnera ses commentaires talmudiques qui auront un très grand succès. Encore une retombée heureuse de sa rencontre avec Monsieur Chouchani …

Levinas signale aussi, dans ce texte intitulé Signature, qu’il soutint sa thèse, en 1961, qu’il fut nommé la même année à l’université de Poitier , puis à Nanterre, en 1967 et à Paris-Sorbonne, en 1973. Toutes ces indications sont très factuelles, la seule information vraiment personnelle tient en une ligne et demie : cette biographie (sic) est dominée par le pressentiment et le souvenir de l’horreur nazie. On rappelle, pour mémoire, que toute la famille de Levinas, restée en Lituanie, fut fusillée par les nazis…

Le philosophe aborde à présent ce que l’on pourrait nommer sa biographie intellectuelle. Et ce n’est pas le fruit du hasard s’il commence par évoquer Edmund Husserl, le titulaire de la chaire de philosophie à l’université de Fribourg (Heidegger qui était son élève et son protégé lui succédera ce poste). Ce  philosophe dotera la philosophie d’une méthode consistant à respecter les intentions qui animent le psychique et les modalités de l’apparaître, conformes à ses intentions, et à découvrir les horizons insoupçonnés où se situe le réel que la pensée représentative et la vie concrète ont appréhendé. Levinas qui domine parfaitement la langue allemande, dira plus tard à son interlocuteur Philippe Nema que le père de la phénoménologie de Fribourg lui apprendra à se connaître, à se saisir, et il emploiera le verbe allemand, sich besinnen, formé par la radicale Sinn qui veut dire sens signification et le préfixe qui introduit le cas de l’accusatif. Réfléchir sur soi…

Levinas précise un peu plus la pensée de Husserl : Tendre les mains, tourner la tête, parler une langue, être la «sédimentation» d’une histoire, tout cela conditionne transcendantalement la contemplation et le contemplé.  Par ce constat, Husserl entend montrer que l’appréhension et l’être représenté naissent d’un contexte et que le lieu de la vérité n’est pas celui de la représentation. Les idées transcendant la conscience ne rompent pas avec leur genèse dans la conscience qui est foncièrement temporelle. Husserl, conclut Levinas, a remis en question le privilège incontesté d’un continent, l’Europe, qui se croyait en droit de coloniser le monde.

Après Husserl, Levinas expose la méthode de Heidegger dont le livre Sein und Zeit (Être et Temps)  (1927) lui valut une renommée mondiale. Heidegger utilise cette méthode pour remonter au-delà des entités connues objectivement, et pour aller vers une situation qui  conditionnerait toutes les autres : celle de l’appréhension de l’être de ces entités, celle de l’ontologie. Et l’être de ces entités n’est pas, à son tour, une entité. Il est neutre, mais il éclaire, guide et ordonne la pensée.

Une existence sans existant est-elle concevable ? Ce serait une existence anonyme qu’aucune négation n’arriverait à surmonter. Levinas s’attarde sur certaines formules impersonnelles comme , il y a, il pleut, il fait nuit, … Il s’arrête un instant sur la traduction allemande de il y a , rendue par es gibt, mot à mot cela donne. Levinas conteste qu’on puisse faire de cette expression l’équivalent du don ou de la générosité, laquelle fut tragiquement absente en Allemagne de 1933 à 1945 !

La lumière et le sens, dit Levinas ne naissent qu’avec le surgissement et la présence d’existants dans cette horrible neutralité de l’il y a . Pour lui, il s’agit de quitter le champ de la seule ontologie pour accéder à ce qui l’intéresse le plus, autrui : la relation à autrui, la relation à l’autre que je me dois de traiter humainement, comme un sujet et jamais comme un objet : réminiscences à la fois de Kant et du Je et Tu de Martin Buber. On est donc sur la voie qui mène de l’existence à l’existant et de l’existant à autrui. Et cette voie dessine le temps lui-même.. Du coup, avoir conscience, c’est avoir le temps, être en deçà de la nature, d’une certaine façon, ne pas être encore né.,. une telle situation (Levinas parle d’arrachement) n’est pas un être moindre mais la façon du sujet. Elle est pouvoir de rupture, refus des principes neutres et impersonnels, refus aussi de la totalité hégélienne. Mais c’est aussi un pouvoir de parole, une liberté de parler sans l’immixtion des sociologues et des psychanalystes. Et c’est ainsi que l’on peut juger l’Histoire au lieu d’être suspendu à son verdict impersonnel.

Le temps, le langage et la subjectivité ne supposent pas seulement un être qui s’arrache à la totalité mais aussi qui ne l’englobe pas.. Ces trois éléments suscités dessinent un pluralisme, donc quelque chose qui relève de l’expérience qui est l’accueil par un être d’un être absolument autre. Ici, le philosophe juif se sépare de Heidegger et de sa conception de l’être et opte pour une relation d’étant à étant qui ne dégénère pas en une relation entre un sujet et un objet, mais bien à une proximité, à une relation à autrui (que Levinas écrit toujours avec une majuscule).

A partir de ces lignes, Levinas nous offre quelques pages parmi les plus belles et les plus rares de la spéculation philosophique, qui demeurent toujours à la fois proches, chaleureuses et profondes. L’expérience fondamentale, dit-il, c’est l’expérience d’autrui. Il y a une analogie entre l’infini et autrui ; et la disproportion entre moi et autrui est précisément la conscience morale. Laquelle donne accès à l’être qui nous est extérieur ; or, l’être extérieur par excellence est bien autrui.

La conscience morale n’est pas une simple modalité de la conscience psychologique, mais sa condition même. Ma liberté s’inhibe devant autrui, lorsque je fixe véritablement avec une droiture sans ruse ni faux-fuyants, ses yeux désarmés, privés absolument de défense. Et la conscience morale est justement cette droiture. Le visage d’autrui remet en question l’heureuse spontanéité de mon moi, cette joyeuse force qui va… Levinas veut dire que le visage de l’Autre, ses yeux, m’arrêtent dans ma joyeuse prise de possession du monde.

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Vers la fin de cette présentation de sa biographie intellectuelle, Levinas explique la notion de désir qui diffère de l’indigence du besoin. Et là encore, au centre de nos préoccupations, se trouve autrui. L’objet, dit Levinas, peut s’intégrer à l’identité du même, mais autrui se manifeste, lui, par la résistance absolue de ses yeux. En effet, ce qui se manifeste clairement, c’est le visage qui remet en question ma liberté meurtrière et usurpatrice. C’est bien le visage qui se fait voir aussi directement, aussi éminemment et aussi extérieurement. L’exprimant y assiste à l’expression. Et l’épiphanie du visage est langage.

La conscience éthique consiste en une contraction, le retrait en soi… Autrui qui se révèle par le visage est le premier intelligible., avant même les cultures, avant leurs allusions et leurs alluvions. Ainsi, s’affirme l’indépendance de l’éthique par rapport à l’Histoire.

Dans un très beau livre d’entretiens avec Levinas, paru en 1981, le journaliste Philippe Nemo parle de la pensée de Levinas comme d’une philosophie de l’éthique, alors que l’époque ne s’y prêtait guère, comme si les énormes crimes commis en elle interdisaient à toute tête pensante d’aborder ce qu’il faut bien considérer comme la faillite majeure du siècle, l’holocauste (on ne disait pas encore la Shoah) : dès lors, comment oser parler de morale ou d’éthique et surtout comment articuler cette ardente obligation avec une recherche portant sur la métaphysique ? Aux yeux de Levinas, sans l’éthique, les concepts théologiques sont des cadres vides et inutiles.

Quand il parle d’éthique, Levinas se rattache toujours à son mentor Rosenzweig dont il reprend les catégories fondamentales : création, révélation et rédemption. Pour lui, la création en soi n’est pas le plus grand miracle, le miracle le plus impressionnant est qu’elle ait abouti un être éthique, capable de recevoir une Révélation.

C’est l’originalité de ce philosophe juif, si généreusement accueilli par la France, qui lui a offert sa nationalité et lui a permis d’être, ce qu’il est devenu, l’un des plus grands moralistes de notre temps.

Maurice-Ruben HAYOUN

MRH petit

Film "Le Dieu absent, Emmanuel Lévinas"

האל הנעדר – עמנואל לוינס וההומניזם של האדם האחר from BLIND PIXEL on Vimeo.

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