Comment l’humour juif a contribué à faire de Montréal la capitale du rire

SIGNÉ PAR THOMAS LAFONTAINE

Une version anglaise de ce texte est présentée sur le site de CBC Arts(Nouvelle fenêtre).

Il y a un Jew-ne-sais-quoi à propos des humoristes juifs de Montréal. Une joie de vivre, un côté plus relax, libéré.Une citation de :Jamie Elman, cocréateur de la websérie YidLife Crisis

Eli Batalion et Jamie Elman, qui ont créé YidLife Crisis, une websérie en trois saisons qui se veut une lettre d’amour à Montréal et à la culture juive qui y est présente, abondent dans le même sens qu’Andy Nulman : il y a un humour juif unique à Montréal, surtout quand on le compare à celui de Toronto, précisent-ils.

Cet humour juif québécois s’expliquerait selon eux par l’histoire particulière de la métropole, où les communautés juives forment une minorité au sein d’une minorité francophone en Amérique du Nord.

Les humoristes juifs qui sont à Montréal souhaitent rester ici, tandis qu’à Toronto, c’est une ville qui est un tremplin pour aller ailleurs, à New York par exemple, ajoute Andy Nulman.

Les quatre vedettes de la série « Seinfeld » sourient en tenant deux prix Emmy.

Les quatre vedettes de la série « Seinfeld » sourient en tenant deux prix Emmy. Les quatre vedettes de la série humoristique « Seinfeld » PHOTO : GETTY IMAGES / SCOTT FLYNN

« Rire pour ne pas pleurer »

L’humour juif en est un empreint d’autodérision, qui kvetch* [se plaint] à souhait, mais qui ne se gêne pas pour ridiculiser les autorités, y compris bien sûr Jésus-Christ, le maigrichon sur la croix, comme le rappelle l’historien canadien Michael Wex dans Kvetch! Le yiddish ou l’art de se plaindre, un ouvrage consacré à la culture et la langue yiddish.

Ce penchant pour l’humour prendrait entre autres racine dans l’oppression historique vécue par les Juifs et les Juives. Sans la prise de recul et l’autodérision, on serait toujours en train de déprimer, explique Alex Fredo, un humoriste franco-canadien ayant évolué à Montréal pendant une douzaine d’années.

Tout le monde connaît au moins un peu l’humour juif ou en a consommé sans s’en rendre compte tellement il est omniprésent dans la culture nord-américaine.

Aux États-Unis, l’apport des Juifs et des Juives à la culture humoristique est indéniable et bien documenté. Les frères Marx, Jerry Lewis, Jerry Seinfeld, Larry David, Sarah Silverman, Joan Rivers, Mel Brooks, Woody Allen, Marc Maron et Rodney Dangerfield ne sont que quelques-uns des noms les plus connus d’artistes du rire qui sont légion depuis plus de 100 ans.

Les quatre frères sont assis sur un banc et posent leur mention dans leur main droite.

Les quatre frères sont assis sur un banc et posent leur mention dans leur main droite. Les frères Marx, qui ont connu du succès dans le vaudeville et au cinéma, photographiés vers 1933. PHOTO : GETTY IMAGES / GENERAL PHOTOGRAPHIC AGENCY

« Seinfeld, c’est notre Torah à nous », expliquent Jamie Elman et Eli Batalion, qui se sont inspirés de la série culte des années 1990 pour leur websérie.

Au Québec, les communautés juives demeurent toutefois largement méconnues. Je connais des gens très éduqués pour qui les Juifs, c’est surtout les hassidim, alors qu’on est en majorité des Juifs laïques, comme bien des Québécois sont des catholiques laïques, explique Eli Batalion.

La proportion de Juifs et Juives n’ayant pas de pratique religieuse serait d’environ cinq sur six, « une proportion qui est toujours restée à peu près la même » dans l’histoire de la métropole, selon Pierre Anctil, historien et anthropologue spécialisé dans la culture juive.

Mort Sahl est assis et parle à une personne debout.

Mort Sahl est assis et parle à une personne debout. L’humoriste Mort Sahl en 1961.
PHOTO : GETTY IMAGES / KEYSTONE

Mort Sahl, le Montréalais pionnier du stand-up

Né à Montréal en 1927, Mort Sahl est considéré par plusieurs historiens de l’humour comme le père fondateur du stand-up. Plutôt que de livrer des blagues courtes (avec la formule prémisse-punchline) s’appuyant sur des stéréotypes, Mort Sahl innove en optant pour un style conversationnel ayant pour point de départ des observations personnelles.

L’humoriste enregistre en 1955 le tout premier album de stand-up, At Sunset, qui met de l’avant un humour intellectuel et porté sur les enjeux sociopolitiques de l’époque.

 

Si les communautés juives sont présentes à Montréal depuis plus de 200 ans, c’est à partir de la fin du 19e siècle qu’elles ont pris de l’ampleur. Avec les vagues d’immigration massive du début du 20e siècle, le yiddish est même devenu pendant 50 ans la troisième langue la plus parlée dans la métropole.

Cette forte présence de la culture juive à Montréal a contribué à nourrir la culture francophone au gré des contacts. Si les deux communautés ont évolué en parallèle autour du boulevard Saint-Laurent, des sensibilités enjambaient néanmoins la barrière linguistique pour se déployer entre autres dans les arts.

Le legs le plus connu aujourd’hui de cet échange culturel est sans doute le Festival Juste pour rire.

Andy Nulman, Gilbert Rozon et sept humoristes sourient dans les coulisses d’une salle de spectacle.

Andy Nulman, Gilbert Rozon et sept humoristes sourient dans les coulisses d'une salle de spectacle.De gauche à droite : Andy Nulman, Judy Tenuta, Gilbert Rozon, Graham Chapman (Monty Python), David Steinberg, Richard Belzer, Steven Wright, Rita Rudner et Rowan Atkinson (Mr. Bean) dans les coulisses du Théâtre St-Denis en 1987. PHOTO : GRACIEUSEMENt D’ANDY NULMAN

Faire de Montréal une plaque tournante de l’humour

Au début des années 1980, l’idée même d’inviter les plus grands et plus grandes humoristes des États-Unis dans une ville francophone a de quoi faire pouffer de rire et demande une bonne dose de chutzpah* [culot].

Lorsqu’ils courtisent les agences artistiques pour inviter leurs humoristes à Montréal, Gilbert Rozon et Andy Nulman peinent ainsi à se faire prendre au sérieux.

Nous étions vraiment small time. À l’époque, il n’y avait aucun festival d’humour au monde. William Morris [une célèbre agence qui a représenté entre autres Charlie Chaplin et les Marx Brothers] ne nous a même pas invités dans leurs bureaux : c’était une rencontre dans le lobby. Les vendeurs de spectacles américains nous ignoraient. Pourquoi? Parce que nous étions du Canada. Encore plus petit même : nous étions du Québec, de Montréal. Une citation de :Andy Nulman, cofondateur de Just for Laughs

Le volet anglophone de Juste pour rire amorce ainsi sa première année d’existence en 1985 avec un tout petit festival de deux jours. Toutefois, le jeune festival peut compter sur un atout : l’appui enthousiaste des communautés juives montréalaises.

Pour les Juifs montréalais, Just for Laughs, c’était big time. Ils ont acheté des billets en masse : je recevais des appels jour et nuit, c’était non-stop, se rappelle Andy Nulman.

Avec ce soutien indéfectible, le festival a les reins assez solides pour se permettre d’inviter des artistes de la relève qui veulent faire leurs preuves et qui ne font pas de cas de devoir se déplacer à Montréal.

La séduction opère en quelques années. Les jeunes Jerry Seinfeld, Jay Leno et Rowan Atkinson [qui deviendra un peu plus tard Mr Bean] apprécient la qualité des salles et le traitement de vedettes que leur réserve la métropole québécoise. Quand ils seront célèbres quelques années plus tard, ils s’en souviendront et rendront la pareille au festival.

La diaspora juive montréalaise joue également un rôle déterminant dans la croissance fulgurante du petit festival. Alors que Juste pour rire continue d’être boudé par les grandes agences américaines, c’est un Montréalais juif, Marty Klein, alors à la tête de l’importante Agency for the Performing Arts (APA), qui permet au festival de sortir des ligues mineures de l’humour.

Marty Klein m’a dit :  »Écoute, t’es un jeune Juif. T’es de ma ville natale. Laisse-moi t’aider. Et il nous a aidés comme tu peux pas t’imaginer », raconte Andy Nulman.

Les portes et les cœurs des grandes agences américaines s’ouvrent alors en quelques années et font de Juste pour rire l’un des plus grands festivals d’humour au monde.

Les deux hommes sont habillés de manière similaire : un complet carotté, des souliers en cuir et un petit chapeau.

Les deux hommes sont habillés de manière similaire : un complet carotté, des souliers en cuir et un petit chapeau.Deux clowns célèbres. À gauche, Olivier Guimond fils, qui a donné son nom aux prix d’humour les Olivier, vers 1940. À droite, Menasha Skulnik, surnommé le « Charlie Chaplin yiddish », vers 1935. Les photos sont tirées de l’essai « Le théâtre yiddish à Montréal », de l’historien Jean-Marc Larrue. PHOTO : YIVO INSTITUTE FOR JEWISH RESEARCH

Les années folles du vaudeville et du théâtre yiddish

Ce soutien précieux au festival montréalais n’est pas anodin. L’apport des communautés juives à l’industrie de l’humour a en fait pris ses racines dans le shtetl* [village ou quartier à forte majorité juive] de Montréal près de 80 ans avant le premier Festival Juste pour rire.

C’est en février 1897 qu’est présentée la première pièce de théâtre en yiddish à Montréal, Der Yidisher Kenig Lir [Le roi Lear juif], de Jacob Gordin, une œuvre inspirée de William Shakespeare.

Une coupure publicitaire de journal montrant deux femmes exhibant leur cuisse et annonçant un spectacle.

Une coupure publicitaire de journal montrant deux femmes exhibant leur cuisse et annonçant un spectacle.Publicité publiée dans le journal « La Presse » le 18 décembre 1948 pour le spectacle vaudeville de l’actrice juive Molly Picon. Le Théâtre Gayety est l’actuel Théâtre du Nouveau Monde. PHOTO : COLLECTION NATIONALE DE BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALES DU QUÉBEC

 

Pour les immigrants et immigrantes de culture juive, voir leur culture jouée sur scène, dans leur langue, est une expérience très émotive et les pièces de théâtre connaissent un vif succès dans la métropole.

Même si les échanges avec les francophones de l’époque sont peu documentés, on sait aujourd’hui que les pièces de vaudeville et de théâtre en yiddish étaient fort nombreuses. Les plus courues étaient présentées au Monument-National – qui appartenait à l’époque à la Société Saint-Jean-Baptiste –, un édifice de 1200 places inauguré en 1893 afin de contrer l’influence de la culture anglaise.

À l’époque, les échanges culturels entre francophones et yiddishophones se font entre autres à ce carrefour géographique et culturel. Les deux communautés – qui doivent communiquer entre elles la plupart du temps en anglais – s’y côtoient de façon continue pendant des décennies.

Le théâtre et le vaudeville yiddish connaissent une période faste de 1910 à 1945 : une première troupe de théâtre permanente voit le jour en 1912, et des actrices et acteurs connus viennent de New York pour présenter de nombreuses pièces de qualité à Montréal.

Coupure de journal. On y voit dix portraits entourés de textes en yiddish.

Coupure de journal. On y voit dix portraits entourés de textes en yiddish. Publicité d’une demi-page parue dans le quotidien montréalais yiddishophone «Keneder Odler» (1907-1977) le 1er septembre 1912 pour annoncer la première troupe de théâtre permanente jouant du théâtre en yiddish. PHOTO : ARCHIVES JUIVES CANADIENNES ALEX DWORKIN

 

Après la Seconde Guerre mondiale, le théâtre yiddish connaîtra une renaissance grâce au travail remarquable de l’actrice et metteuse en scène Dora Wasserman, qui sera appuyée dans les premières années par nul autre que le monument du théâtre québécois Gratien Gélinas.

Un homme tend une bouchée de poutine à un autre qui la refuse en grimaçant.

Un homme tend une bouchée de poutine à un autre qui la refuse en grimaçant. Dans le premier épisode de « YidLife Crisis », Eli Batalion (à gauche) et Jamie Elman (à droite) discutent du rituel du jeûne en mangeant de la poutine le jour du Yom Kippour à la Banquise. PHOTO : YIDLIFE CRISIS

Un héritage bien vivant

L’influence de ces échanges n’est pas documentée, mais se fait entre autres sentir dans l’élocution, dans les façons de se poser sur scène et de s’habiller d’une façon pas tout à fait acceptable, précise Pierre Anctil.

Car la langue yiddish en elle-même, au-delà de son contenu, constitue une formidable arme pour faire rire. Sa cadence et sa sonorité lui donnent une musicalité unique dont les vertus comiques ont pu être constatées il y a quelques années par Eli Batalion et Jamie Elman.

Nous voulions faire notre série en yiddish, mais nous avons par précaution tourné une première scène en anglais. La réaction du staff de La Banquise était disons… froide. Nous avons ensuite joué la même scène en yiddish, et là, on a entendu les gens pouffer de rire dans le restaurant. On ne comprenait pas, alors on a demandé qu’on nous explique. « C’est comme Seinfeld, votre affaire », a été la réponse. Une citation de :Eli Batalion

Outre qu’il est présent dans cette websérie contemporaine, le yiddish se retrouve aussi chaque année dans les pièces jouées au Centre Segal, situé dans le quartier Côte-des-Neiges. Dans les années 1990, la pièce Les belles-sœurs, de Michel Tremblay, a ainsi pu y être jouée dans la langue de Sholem Aleichem, auteur ukrainien célèbre pour sa promotion d’une littérature en yiddish et pour certaines œuvres, dont Un violon sur le toit.

Plusieurs bâtiments du Plateau-Mont-Royal portent encore l’histoire de l’humour juif. Le Cinéma L’Amour, connu aujourd’hui pour sa diffusion de films érotiques, a déjà été un haut lieu du vaudeville en yiddish. Pour célébrer certains de ces endroits, le Musée du Montréal juif organise depuis 2012 des visites guidées dans le quartier.

Des événements artistiques ravivent également cette mémoire. En 2018, l’artiste Sara Rosenthal a ainsi peint une murale intitulée C’est compliqué à l’arrière du Cinéma L’Amour.

Si les Juifs et Juives laïques ont aujourd’hui abandonné le yiddish au profit de l’anglais ou du français, les arts et l’humour demeurent une partie intégrante de leur patrimoine culturel. Que ce soit au Centre Segal, à la Bibliothèque publique juive, au Musée du Montréal juif ou par l’intermédiaire de mille et un petits projets, ils et elles continuent de façonner le visage de Montréal.

Si vous assistez au festival Just for Laughs, vous pourrez peut-être vous vanter un jour d’avoir vu le prochain Jerry Seinfeld ou la prochaine Sarah Silverman avant que ces humoristes ne deviennent des vedettes planétaires.

Hot hanoe fun dem spektakl!*

Bon spectacle!

Pour aller plus loin :

 

* Les mots accompagnés d’un astérisque sont des translittérations du yiddish.

** La photo de l’en-tête montre le grand humoriste américain Jerry Lewis qui fait semblant d’étrangler Andy Nulman, cofondateur de Just for Laughs, en coulisses lors d’un spectacle à Montréal.

SIGNÉ PAR THOMAS LAFONTAINE   LE 28 JUILLET 2021

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