26 Iyyar 5775

Le 26ème chapitre de Vayikra pose, avec une clarté stupéfiante, les conditions de la vie Juive sous l’Alliance. D’une part, il existe une image idyllique de la bénédiction de la faveur divine. Si Israël suit les décrets de Hachem et observe Ses commandements, il y aura de la pluie, la terre donnera ses fruits, il y aura la paix, le peuple prospérera, il aura des enfants, et la présence Divine résidera parmi eux. Hachem les rendra libres. « J’ai brisé les chaînes de votre joug et je vous ai permis de marcher la tête haute »

L’autre partie de l’équation est toutefois terrifiante : les fléaux qui s’abattront sur la nation pourraient provoquer le fait que les Israélites ne parviennent pas à honorer leur mission de créer une nation sainte :

“Mais si tu ne m’écoutes pas et si tu n’observes pas tous Mes commandements… Je déclencherais sur toi une terreur soudaine, répandrais des maladies et la fièvre qui détruiront ta vue et feront que tu gaspilleras le temps de ta vie. Tu planteras des graines en vain, parce que tes ennemis les mangeront…Si après tout cela, tu Ne m’écoutes pas, Je te punirai pour tes péchés sept fois plus encore. Je viendrai à bout de ton orgueil entêté et ferai que le ciel au dessus de toi soit comme une chape de plomb et la terre en-dessous de toi comme du bronze.

… Je mettrai à sac tes villes et les transformerai en ruines et dévasterai tes sanctuaires, et je n’apprécierai pas l’odeur agréable de tes offrandes. Je détruirai la terre, de telle sorte que tes ennemis qui vivent ici seront atterrés… Pour ceux d’entre vous qui subsisteront, je rendrai leurs cœurs si craintifs aux pays de leurs ennemis que le bruit d’une feuille fouettée par le vent les fera fuir. Ils courront comme s’ils fuyaient l’épée, et ils tomberont, même si personne ne les poursuit. (Lev. 26: 14-36)

Lu en entier, ce passage ressemble plus à la littérature tirée de la Shoah que tout le reste. Les expressions répétées – « Si après tout ceci…En dépit de ceci…Malgré tout » – viennent comme des coups de marteau frappés par le mauvais sort.  C’est un passage détonant dans son impact, d’autant plus que depuis lors, de nombreux évènements se sont avérés vrais à des moments variés dans l’histoire Juive. Pourtant, les malédictions se terminent avec la plus profonde promesse d’une consolation ultime. Malgré tout, Hachem ne  brisera pas son Alliance avec le peuple Juif. Collectivement, ils seront éternels. Ils peuvent souffrir, mais ils ne seront jamais anéantis. Ils subiront l’exil, mais finalement ils en reviendront.

Fixée dans les termes d’un drame extrême, c’est la logique de l’Alliance. Contrairement à d’autres conceptions de l’histoire ou de la politique, l’Alliance ne voit rien d’inévitable ou même de naturel au sort d’un peuple. Israël ne suivra pas les lois habituelles concernant l’apogée et le déclin des civilisations.

Le peuple Juif ne voyait pas son existence nationale dans les termes d’une cosmologie, écrite selon la structure de l’univers, immuable et fixée pour tous les temps, comme les Anciens Mésopotamiens et Egyptiens. Ils ne percevaient pas non plus leur histoire comme cyclique, un schéma de croissance et de déclin. Au lieu de quoi, elle sera complètement dépendante de considérations morales. Si Israël reste fidèle à sa mission, il prospèrera. S’il dérive de sa vocation il souffrira, défaite après défaite. 

Il n’y a qu’une nation dans l’histoire qui a constamment perçu sa destinée dans des termes similaires, à savoir les Etats-Unis. L’influence de la Bible Hébraïque sur l’histoire Américaine – portée par les Pères Pélerins et réaffirmée dans la rhétorique présidentielle depuis – a été décisive. Ci-après une auteure décrit la foi d’Abraham Lincoln :

Nous sommes une nation formée par une Alliance, par l’attachement à un ensemble de principes et par un échange de promesses mutuelles, afin de soutenir et de promouvoir certains engagements entre nous et partout dans le monde. Ces principes et ces engagements sont le noyau de l’identité Américaine, l’âme du corps politique. Ils rendent la nation Américaine unique, et dotée d’une valeur unique, parmi toutes les nations. Mais l’autre côté de cette conception contient un avertissement, proche des avertissements énoncés par les prophètes à l’intention d’Israël : si nous ne parvenons pas à tenir nos promesses  les uns envers les autres, et si nous perdons les principes de l’Alliance, alors nous perdrons tout, ce pour quoi nous sommes destinés. [1]

Le contrat politique est un contrat de politique morale, tissant un lien élémentaire entre le sort d’une nation et sa vocation.  C’est une structure de l’Etat comme schéma, non pas de pouvoir mais de responsabilité éthique.

L’on pourrait penser que ce type de politique prive une nation de sa liberté. Spinoza raisonne juste sur ce point  « Ceci, par conséquent, a fait l’objet d’une célébration de la loi » [comme règle externe], et il écrit « que lorsque les hommes ne peuvent rien de leur propre volonté en totale liberté, mais qu’ils agissent toujours sous une autorité externe, et qu’ils doivent continuellement avouer leurs actions et leurs fautes, ils ne sont pas leur propre maître ». [2] Cependant, sur cet aspect, Spinoza avait tort. La théologie de l’Alliance est définitivement une politique de liberté.

Ce qui se produit dans Vayikra 26 est une application à la nation dans son ensemble de la proposition énoncée aux individus, au début de l’histoire de l’humanité :

A ce moment-là, Le Seigneur dit à Caïn, «  Pourquoi es-tu en colère ? Pourquoi ton visage s’est-il effondré ? Si tu agis avec droiture, pourquoi ne serais-tu pas accepté et reconnu ? Mais si tu n’agis pas avec droiture, le péché viendra frapper à ta porte ; il voudra te prendre, mais tu dois le maîtriser. » (Gen. 4:6-7)

Le choix- nous dit Hachem – est entre nos mains. Tu es libre de faire ce que tu choisis. Mais les actions ont des conséquences. Tu ne peux pas trop manger sans faire d’exercice, et en même temps rester en forme. Tu ne peux pas agir égoïstement et gagner le respect des autres. Tu ne peux pas permettre aux injustices de l’emporter et maintenir une société solidaire. Tu ne peux pas laisser des chefs d’Etat abuser de pouvoir à leurs propres fins sans détruire les bases d’un ordre social libre et profitable à tous. Il n’y a rien de mystique dans ces idées. Tout est très compréhensible. Mais il y a également et inévitablement une morale.

Je vous ai sorti de l’esclavage vers la liberté – dit Hachem- et Je vous ai responsabilisés pour être libres. Mais Je ne peux pas vous abandonner et ne le ferai pas. Je n’interviendrai pas dans vos choix, mais Je vous guiderai dans les choix que vous devez faire. Je vous enseignerai ce qui est au fondement de la liberté.

Le premier principe et le plus important est ce qui suit : une nation ne peut pas s’idolâtrer et survivre. Tôt ou tard, le pouvoir corrompra ceux qui l’exercent. Si l’argent lui est favorable et permet aux riches de s’enrichir, la société deviendra complaisante et finalement décadente. Ses citoyens n’auront plus le courage de se battre pour leur liberté, et elle tombera aux mains d’un autre pouvoir, plus Spartiate.

S’il existe d’énormes inégalités, les gens manqueront de sens du bien commun. Si le gouvernement est despotique et incontrôlé, il ne réussira pas à commander et à s’attirer loyauté du peuple. Rien de tout cela ne préserve votre liberté. Ce sont simplement les conditions d’exercice de la liberté. Vous pouvez choisir tel ou tel chemin, mais tous les choix ne conduisent pas au même résultat.

Pour rester libre, une nation doit rendre grâce à quelque chose de plus grand qu’elle-même, rien de moins que Hachem, avec en même temps, la croyance que tous les êtres humains sont à Son image. L’adulation de soi-même à une échelle nationale mène au totalitarisme et à l’extinction de la liberté. Cela a coûté la perte de plus de 100 millions de vies au XXème siècle, qui nous rappelle cette vérité première.

Face à la souffrance et aux pertes subies, il y a deux questions fondamentalement différentes qu’un individu ou qu’une nation peuvent se poser, et elles conduisent à deux résultats différents. La première est : « Que fais-Je ou que faisons-nous de mal ? », La seconde est : « Qui nous a fait cela ? » Ce n’est pas une exagération de dire que c’est ce choix fondamental qui gouverne les destinés des peuples.

Ce dernier point mène inévitablement à ce qu’on connait, aujourd’hui, sous le nom de culture de la victimisation. Elle situe la source du mal en-dehors de nous-mêmes. Quelqu’un d’autre doit en être accusé. Ce n’est pas Moi ou nous qui sommes fautifs, mais des causes externes. L’attirance exercée par cette cette logique peut être séduisante. Elle génère de la sympathie. Elle en appelle et suscite souvent la compassion. C’est, cependant, profondément destructeur. Cela conduit les peuples à se considérer comme des objets de la destinée et non pas comme sujets. Ils sont faits pour quelque chose et non acteurs ; passifs mais pas actifs. Les résultats sont la colère, le ressentiment, la rage ainsi qu’un sens aigu de l’injustice. Rien de ceci, cependant, ne mène jamais à la liberté, puisqu’il semble très logique que cet état d’esprit renonce à la responsabilité, face aux circonstances actuelles dans lesquelles on peut se retrouver. Blâmer les autres constitue la forme la plus éprouvée de suicide de la liberté. 

Se blâmer soi-même, est, par opposition, difficile. Cela conduit à vivre dans une auto-critique constante. Ce n’est pas la voie qui mène à la paix de l’esprit. C’est le chemin de l’autonomie. Cela implique que, précisément, parce que nous acceptons la responsabilité pour les choses négatives qui se produisent, nous avons alors la capacité de tracer une route différente à l’avenir. Avec les termes posés par l’Alliance, le résultat dépend de nous. Cela représente la logique de l’espoir, et il repose sur le choix que Moïse a définit plus tard en ces mots :

En ce jour, Je peux prendre le ciel et la terre comme témoins contre vous qui ont placé devant vous votre vie et votre mort, les bénédictions et les malédictions. Maintenant, choisissez la vie, de telle sorte que vous et vos enfants puissiez vivre. (Deut. 30: 19)

Une des plus importantes contributions de la Torah à la civilisation de l’Occident  tient en ceci : que la destinée des nations ne réside pas dans les signes de richesse ou de pouvoir, du sort ou des circonstances, mais dans la responsabilité morale : la responsabilité de créer ou de soutenir une société qui honore l’image de Hachem présente en chacun de ses citoyens, riche ou pauvre, puissant ou dénué de pouvoir, tout autant.

La politique de la responsabilité n’est pas simple à suivre. Les malédictions de Vayikra 26 sont l’opposé de tout ce qui pourrait nous rassurer. Dès lors, les profondes consolations qui achèvent ce passage sont tout, sauf accidentelles, ou des pensées irréalistes. Elles sont le témoignage du pouvoir de l’esprit humain lorsqu’il est convoqué à sa plus haute vocation. Une nation qui se considère comme responsable des maux qui surviennent, est aussi une nation qui a un pouvoir inextinguible de recouvrer toutes ses capacités et de retourner vers la Terre qui lui a été promise.

economie-solidaire1

Par le Grand Rabbin et Lord Jonathan Sacks

Adaptation : Florence Cherki

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 Notes :

 

[1] John Schaar, La légitimité et l’Etat Moderne, 291.

[2] Spinoza, Traité des autorités théologique et politique, ch. 5.

 

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