Il y a soixante-dix ans mon père, engagé volontaire dans les Forces Françaises Libres avec la 2e division blindée de Leclerc, libérait un camp de la mort près de Dachau.

Son amour passionné de la France des Droits de l’homme, qu’il a transmis à ses enfants, fit qu’il fut, dans son souvenir, comme indifférent à la création d’Israël en 1948.

Aujourd’hui, mon père né en 1914 découvre atterré en 2014 une France où l’on crie « mort aux Juifs ». En écho terrible à son enfance dans l’entre-deux guerres. Qu’est devenue cette France pour laquelle il a risqué sa vie? A Paris, dans une première manifestation autorisée, on a brûlé son drapeau, puis à Sarcelles on a tenté de brûler une synagogue. La République et les Juifs unis dans le même brûlot. On ne l’avait pas vu depuis Vichy. Et on a vu en 2012 la France servie par un jeune soldat musulman et des enfants juifs unis dans la mort par Mohamed Merah.

En 1792 dans un journal révolutionnaire, un Juif écrivait: « La France est notre Palestine ». Depuis les années 2000 certains veulent faire de la France la Palestine en défilant avec des roquettes en carton. Est-ce servir la cause des malheureux Gazaouis que de tolérer cette initiative? Pourquoi, dans leurs manifestations en soi légitimes, des partis ou des organisations reconnus se revendiquant comme pacifistes n’en ont-ils pas exclu les auteurs?

Il faut tirer des enseignements pour l’avenir de ce qui s’est produit en France

Il y a eu surtout de la part de certains organisateurs de manifestations, certes qu’en région parisienne, une catastrophique évaluation des risques sociétaux . Elle conduisit lors de la manifestation autorisée du 13 juillet à la tentative furieuse de prise d’assaut de la synagogue de la rue de la Roquette ressentie par ceux qui l’ont vécue comme « pogromiste » mais empêchée par la police. Puis ce fut Sarcelles et le maintien, (pourquoi?) d’une manifestation interdite à cause de ce précédent et d’affiches antisémites menaçantes.

Bien sûr, il faut préserver le droit d’expression mais pas celui d’exécration. L’incitation à la haine n’est pas un droit mais est condamnée par le droit.

C’est pourquoi dans un sondage IFOP publié par Le Figaro le 23 juillet 62% contre 25% des Français se disaient « plutôt favorables à une interdiction » des manifestations. Dans le même sondage ils étaient 71% à ne pas se prononcer sur le conflit à Gaza. Le « vivre ensemble » en France passe avant les passions de « l’Orient compliqué ». Ne pas en tenir compte est prendre une lourde responsabilité.

Bien évidemment, seule une minorité en France crie « Mort aux Juifs »

Dans l’entre deux guerres aussi, malgré un climat politique et des mentalités plus marqués par l’antisémitisme. Mais aujourd’hui aux cris s’ajoutent les agressions physiques et les meurtres barbares: Ilan Halimi, victimes de Toulouse.

Les dérapages se font très vite tout comme les démissions ou manipulations politiques et morales dans un contexte de crise économique et sociale. Aujourd’hui l’antisionisme, opinion légitime, donne l’occasion à l’antisémitisme le plus virulent de se manifester dans la rue. Une présentation manichéenne, d’un conflit particulièrement complexe où l’image voyeuriste et la passion l’emportent sur la raison, et l’idéologie sur le bon sens, peut menacer dans la violence le vivre ensemble.

L’ignorer est coupable. « L’enfer est pavé de bonnes intentions » (ou prétendues telles). Dans ce contexte, organisateurs de manifestations et médias doivent faire preuve de retenue et de responsabilité citoyenne. Ils ne pourront dire un jour: « On ne savait pas ».

Dans la mémoire de l’opinion et notamment des Juifs de France, au « mort aux Juifs » de la manifestation d’extrême droite du « Jour de colère » (associé déjà à des slogans antisionistes), fait désormais écho le « mort aux Juifs » de manifestations initiées par l’extrême gauche. Dans les deux cas les organisateurs ont joué avec le feu en conduisant des pyromanes sur des terrains inflammables. Dans les deux cas, d’un extrême à l’autre c’est le public de Dieudonné qui se retrouve. Liaisons dangereuses. « Responsables » ou « coupables »?

Cet écho entre les deux manifestations a conduit certains extrémistes de droite sur les réseaux sociaux à ironiser en faisant de tristes jeux de mots tels que FNPA (façon UMPS des Le Pen), ou NPA, Nouveau Parti Antisémite. D’autant que Marine Le Pen, après les violences de Sarcelles a déclaré qu’avec des journées comme celles connues à Sarcelles, le FN l’emporterait au premier tour des présidentielles. Tout cela n’est que provocation bien sûr mais qui doit conduire les partis et organisations pro-palestiniens à redoubler de vigilance et à prendre des initiatives. J’en suggère trois.

Non seulement condamner explicitement les manifestants antisémites, mais pour éviter toute équivoque et illustrer le fait que l’on peut être anti-israélien sans être antisémite, déployer des banderoles aussi contre l’antisémitisme. Et pourquoi pas, après les débordements récents, appeler, hors cadre du conflit , et non loin des quartiers « sensibles », à une manifestation massive avec un seul mot d’ordre: « non à l’antisémitisme ». Une telle initiative a étonnamment manqué à ma connaissance: les enfants juifs de Toulouse ne méritaient-ils pas aussi une mobilisation massive , eux, nos concitoyens, tués de sang froid à notre porte?

Enfin, pour essayer de désamorcer la violence antisémite qui dévoie certaines manifestations, n’est-il pas indispensable, pour ceux qui soutiennent les Palestiniens en particulier, de conduire chez les jeunes auprès desquels ils ont une crédibilité, une intense pédagogie contre l’antisémitisme, en insistant notamment sur la réalité de la Shoah. Cet antisémitisme est certes alimenté par une propagande fondamentaliste mais aussi nourri par la frustration sociale et par l’ignorance (celles aussi de certains skinheads eux aussi antisémites mais qui sont, eux, combattus par l’extrême gauche).

Par ailleurs, pour crédibiliser une émotion humanitaire, il convient que ses critères soient universels, sans quoi d’un endroit à l’autre de la planète le sang n’aurait pas le même sens, n’exigerait pas la même urgence. Alors pourquoi défiler ici pour Gaza et ses centaines de morts qui nous bouleversent, et « se défiler » là pour des centaines de milliers de morts sans images, hier au Darfour, aujourd’hui en Syrie ou en Irak, où s’ajoute aujourd’hui une véritable épuration antichrétienne; sans parler de Gaza même où le régime du Hamas assassine et torture ses opposants, ce qui a été dénoncé par une organisation palestinienne des Droits de l’Homme, et où l’utilisation d’écoles et d’hôpitaux comme sites militaires ont été condamnés par l’UNRWA et l’ONU. Israël est un Etat que l’on peut bien évidemment critiquer (sans être antisémite); mais pas Israël exclusivement car cela s’appellerait un bouc émissaire. L’indignation sélective peut desservir la cause de ceux que l’on prétend défendre dans leur malheur.

On hésite à suivre aveuglément des borgnes de l’éthique…

Demain donc, moi, juif français j’irai dans une synagogue, particulièrement en cette période critique. Y trouverai-je comme boucliers des organisateurs de manifestations propalestiniennes? Je serai auprès d’autres Juifs dont certains ont peur et que l’on a contraints au « repli communautaire » lorsque la communauté nationale leur est parue indifférente depuis la brutale recrudescence des agressions à partir de 2000, spécialement dans certains quartiers et certaines écoles.

Les cris de « mort aux Juifs » aujourd’hui leur évoquent ceux entendus par Théodore Herzl, qui l’ont bouleversé au moment de l’Affaire Dreyfus, et qui lui inspirèrent « L’Etat des Juifs », référence du sionisme: pour lui, juif laïc et assimilé, si dans la France des Droits de l’homme on pouvait entendre ces cris, alors cela signifiait que c’est seulement dans un Etat qui leur était propre qu’on ne les entendrait plus. Sionisme comme fruit de l’incapacité des nations à protéger leurs citoyens juifs ou à leur assurer leurs droits.

Pour que les Juifs se sentent plus confiants dans les institutions, il faudrait que, au-delà des remarquables prises de position officielles, leurs compatriotes républicains réalisent que c’est la démocratie qui est en cause et que chacun soit convaincu « que le destin des Juifs est son destin… Et qu’il ne sera pas en sécurité tant qu’un Juif en France et dans le monde pourra craindre pour sa vie » (Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive).

Jean-Marc Chouraqui
Professeur à Aix-Marseille-Université, spécialisé dans l’histoire des religions

huffingtonpost.fr Article original

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david c

Juste une petite remarque : « ….Le vivre ensemble en France passe avant les passions de l’Orient compliqué.» ??
– C’est bien dit , mais pas très juste : Le souçi premier est plutot : Mon fric , Ma bouffe , Mes vacances ! Le reste ayant une forte tendance à ne présenter aucun interêt !