Kafka: le mystère de l’écriture (2)

La « Bibliothèque de la Pléiade » poursuit la publication des Œuvres complètes de Franz Kafka, toujours sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, avec deux nouveaux volumes rassemblant les Journaux et les lettres de l’écrivain, de 1897, l’année de ses quatorze ans, à 1924, celle de sa mort au sanatorium de Kierling, non loin de Vienne.
Jean-Pierre Lefebvre ose également affirmer : « son écriture n’a pas de style » – thèse audacieuse, un peu comme si on décrétait l’absence de forme d’une théière sous prétexte qu’elle épouse la forme d’une théière. Difficile de réfuter un spécialiste aussi compétent, aussi généreux (il est incollable sur le Mauscheln par exemple, page 1575, ce qui n’est pas donné à tout le monde) ; difficile pourtant de ne pas voir un style dans ce recours à l’image bâtie comme un raisonnement, si caractéristique de sa manière : « Ce sentiment de fausseté que j’ai en écrivant pourrait être figuré par l’image d’un homme attendant, face à deux trous dans le sol, une apparition qui n’a le droit de sortir que du trou de droite. Cependant, alors que ce trou-là reste obturé par une fermeture pas très visible, des apparitions surgissent du trou gauche l’une après l’autre, tentent d’attirer le regard et au bout du compte y parviennent aisément grâce à leur masse croissante qui finit même, bien qu’on s’y oppose, par recouvrir la véritable ouverture ». Ses effets de brièveté (« Toujours cette image d’un large couteau de charcutier qui pénètre en moi par le côté avec une rapidité extrême ») sont peut-être spontanés, ils sont aussi réfléchis, choisis et travaillés – il faut s’en remettre au jugement de Franz Kafka lui-même sur l’un de ses collègues, plus gaspilleur : il « réussit des choses honnêtes dans le genre court » mais « dilate son talent d’une manière si pitoyable qu’on s’en trouve mal ».
Deux volumes de Journaux et de lettres de Franz Kafka en PléiadeDe droite à gauche : Kafka, sa secrétaire, Ottla, sa cousine Irma et Mařenka, une femme de chambre du village (à Züran, vers 1917)
Un vortex tragicomique : c’est le nom donné dans le répertoire des correspondants aux centaines de lettres adressées à Felice Bauer, mêlées à toutes les autres ; le lecteur désireux de pénétrer ce vortex pourra suivre en effet sur quelques années et des dizaines de pages l’histoire décoiffante de ces amours toujours repoussées, jamais accomplies, au point de se convertir entièrement en écriture. En écrivant ses lettres à Felice Bauer, Franz renommé Frank met peu à peu au point une stratégie du paradoxe, bientôt imparable, appliquée encore des années plus tard avec une égale virtuosité, quand viendra le temps d’aimer Milena. « J’ai beaucoup à te dire, toute mon existence n’est en fait rien d’autre que quelque chose que je voudrais te confier, si c’était possible » : Felice Bauer le devinait sans doute, cette déclaration contient son revers, les confidences de Franz Kafka sont l’entièreté de son existence, il ne faut pas en supposer d’autres, ce qui se tient en dehors de l’écriture est une anomalie, une frange instable, le plus étonnant est d’y voir des hommes et des femmes s’y promener le dimanche. La correspondance (et l’amour) prend fin le jour où Franz Kafka pense avoir épuisé toutes les variations possibles sur le thème : acceptes-tu de partager ma vie d’absolu solitaire ? (« malade, faible, asocial, taciturne, triste, raide, presque sans espoir » , écrit-il dans une lettre de juin 1913).
Si la déchirure est à la fois un motif récurrent, l’origine d’un désir d’écrire et une clef de lecture, elle a toute sa place dans la correspondance : les lettres à Bauer, à Pollak et aux autres étant, elles aussi, les pages de ce « roman » dont Kafka ne veut en aucun cas se détacher (« ce serait grave si je le pouvais, car c’est par mon écriture que je reste en vie », précise-t-il dans une lettre de janvier 1913). Kafka écrit à Felice Bauer : « Je me dénie le droit de te garder […]. Ce n’est pas la distance qui est l’origine du mal, au contraire, c’est justement dans la distance qu’un semblant de droit sur toi m’est donné » – accorder tous les droits à la distance, c’est ce qu’il continuera de faire le jour où il plongera dans un autre vortex, accompagné cette fois de Milena Pollak (la libre, l’effrontée, la tumultueuse, l’érotique Milena Pollak). À nouveau, Franz mettra toutes les chances de son côté pour ne jamais voir la distance se réduire (Milena vit à Vienne, elle est mariée, on suppose qu’elle aime Franz avec curiosité) ; une fois tissée la trame du paradoxe, une fois cousue, bien attachée, Kafka s’y installera pour déclamer : « Seul le désir est vrai [..]. Mais la vérité du désir n’est pas tant sa vérité que bien plutôt l’expression du mensonge de tout le reste par ailleurs. Ça a l’air tordu, mais c’est comme ça ». On ne peut pas lui donner tort : c’est à la fois tordu et comme ça.
Deux volumes de Journaux et de lettres de Franz Kafka en PléiadeÀ Matlárháza, un sanatariom où Kafka est soigné entre décembre 1920 et août 1921
« Kafka considérait l’ensemble du Journal […] comme une totalité significative, en dépit, voire en raison de sa nature composite » : on pourrait en dire autant de ces deux volumes à la fois composites, délicieusement exhaustifs, hétéroclites et en même temps parfaitement unis – il est parfois difficile de distinguer, dans le Journal, les notes purement « diaristes » des ébauches de nouvelles et des récits de rêves. Supports divers, liasses arrachées et déplacées, ordre non chronologique, dates erronées inscrites a posteriori, séries d’abandons et de reprises, hiatus, mélange des genres, brouillons de lettres et ébauches d’articles, notes de lecture, voilà l’ordinaire des journaux : une complexité longtemps effacée par les éditions, enfin rétablie ici (comme elle l’était dans la traduction de Robert Kahn pour les éditions Nous). Les deux volumes donnent à lire l’ensemble des cahiers dans leur désordre adéquat, les journaux de voyage, les fragments, les esquisses, les aphorismes « de Zürau », les discours et les conférences, quelques articles, toutes les lettres en plus de celles, nombreuses et célèbres, à Felice Bauer et Milena Pollak, la Lettre au père devenue une pièce à part, la moindre ébauche, jusqu’aux feuillets de conversation tenus par Kafka au cours de ses derniers jours de maladie et de mutisme. À cette liste des ingrédients, déjà appétissante, il faut ajouter l’appareil critique, un répertoire développé des correspondants, avec notules et références des lettres, et dans le second volume un index de 50 pages : de quoi faire de ces volumes deux livres de plage pour un millier de vacances à venir.
Selon l’humeur de ses vacances, le lecteur lira les aphorismes de Zürau, ou l’une ou l’autre des lettres dans lesquelles il est question de Karl Kraus ; il cherchera dans l’index le nom de Münchhausen ; il est assuré de puiser un grand nombre d’informations à la lecture du répertoire des correspondants : on y apprend par exemple comment Felice Bauer, réfugiée aux États-Unis, est amenée à vendre les lettres de Franz Kafka pour payer ses soins médicaux. On y découvre aussi, entre les lignes, comment le microcosme de Franz Kafka (conférences, cafés, bohème, synagogues), quelques années après sa disparition, disparaît à son tour, émietté ici ou là : Ravensbrück pour Milena Pollak, Auschwitz pour Ottilie Kafka, sa jeune sœur, Treblinka pour d’autres, et, pour de plus chanceux, Tel Aviv (Max Brod), Jérusalem, Londres ou New York. Dans un texte de 1973, Philip Roth suppose Kafka rescapé de la maladie et de l’extermination, réfugié quelque part en Amérique : il occupe le poste de professeur d’hébreu, il est affublé d’un surnom désobligeant, il cherche une fiancée. Dans un de ses « feuillets de conversation », en 1924, Kafka note : « C’est pour ça qu’on aime les libellules. »

par Pierre Senges

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