Kafka: le mystère de l’écriture (1)

La « Bibliothèque de la Pléiade » poursuit la publication des Œuvres complètes de Franz Kafka, toujours sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, avec deux nouveaux volumes rassemblant les Journaux et les lettres de l’écrivain, de 1897, l’année de ses quatorze ans, à 1924, celle de sa mort au sanatorium de Kierling, non loin de Vienne.

Le Procès, celui de Franz Kafka mais signé Orson Welles, s’ouvre sur l’apologue de la Porte de la loi : une suite d’images noires, blanches, grises, granuleuses, comme du fusain sur de l’ardoise. Welles a recours à l’écran d’épingles inventé par Alexandre Alexeïeff et Claire Parker : plusieurs milliers d’épingles sur un plan fixe, plus ou moins enfoncées selon la volonté du dessinateur, et faisant plus ou moins saillie ; la lumière rasante viendra ensuite donner du relief à ces milliers de pointes hérissées. Orson Welles ne pouvait pas faire un choix plus judicieux, l’écran d’épingles semble être au cinéma le juste équivalent de l’écriture de Kafka : la manipulation précise, patiente, acérée d’un grand nombre de pointes élémentaires, le conteur assis derrière l’écran mais regardant de part et d’autre, la sécheresse au premier regard, l’austérité même ou la cruauté du dispositif – mais à l’image, selon le talent de l’artiste, des formes mouvantes et fluides, des ombres, des lumières et du clair-obscur, des silhouettes, des visages, de la souplesse et même de la douceur. Dans sa préface aux deux volumes des Journaux et lettres de la Pléiade (un vertige de trois mille pages), Jean-Pierre Lefebvre note à propos de son écriture manuscrite : « Bien vite, Kafka n’a plus sacrifié au staccato de la vieille écriture allemande disciplinée, docilement penchée vers la droite […]. Il a adopté l’écriture romane, plus ronde et plus variée, que les Tchèques utilisent depuis des siècles ».
Deux volumes de Journaux et de lettres de Franz Kafka en PléiadeKafka devant l’immeuble Oppelt, où résidait sa famille (Prague, vers 1922)
Jean-Pierre Lefebvre, aussi cotraducteur, profite de sa préface pour s’interroger une fois de plus sur le mystère de l’écriture kafkaïenne, sans prétendre trouver immédiatement toutes les réponses (Franz Kafka se serait méfié de cette immédiateté) : comment une écriture si simple en apparence, parfois considérée comme pauvre ou maladroite (un allemand d’école maîtrisé par un Tchèque), se combine pour engendrer le contraire de la pauvreté et de la simplicité ? Lefebvre rappelle l’usage d’un lexique minimal, d’un nombre limité d’adverbes (selon Roberto Calasso, « Kafka a eu l’intuition qu’il ne fallait désormais nommer qu’un nombre minimal d’éléments du monde environnant »), la volonté de l’auteur d’éviter les effets et d’adhérer à la circonstance de son écriture ; il propose aussi, peut-être pour résoudre le paradoxe ou pour trouver, comme aurait dit Kafka, une issue de secours, de qualifier son écriture de transcendantale : « elle dispose en dernière instance d’une puissance poétique qui transcende toute finalité communicationnelle ». C’est sans doute la moindre des choses de la part d’une écriture littéraire, c’est vrai également pour l’écriture épistolaire de Kafka, mais cela mérite d’être rappelé dans le cas d’une écriture qui retient ses motifs comme l’écran d’Alexeïeff retient ses dessins dans chacune de ses épingles. (Le contexte, toujours selon la préface, est propice à l’interprétation, et l’interprétation nourrit de l’intérieur cette écriture faussement simple : c’est au lecteur de lire Kafka « à la manière d’un destinataire de lettre déjà informé du contexte de l’énoncé » – voilà sans doute pourquoi la littérature de Kafka s’est si abondamment épanouie dans sa correspondance.)
Selon Jean-Pierre Lefebvre, « Kafka fuit comme autant de risques inutiles les métaphores » : on veut le croire, il y a même quelque part dans ses écrits, son Journal ou ses lettres, une attaque presque frontale contre les métaphores – et pourtant le lecteur ne peut s’empêcher d’assister, en s’émerveillant, à la formation régulière et constante d’images dans le Journal, comme dans la correspondance. Lefebvre termine sa préface par une métaphore kafkaïenne devenue célèbre, celle faisant de la littérature une hache venue briser la mer gelée en nous (cette hache apparaît dans une admirable lettre de 1904 à Oskar Pollak : « Je pense d’ailleurs que l’on ne devrait lire que des livres qui vous mordent et vous piquent », et non pas des livres qui, en dépit de nos attentes, nous rendent heureux). Il nous invite aussi à voir une autre métaphore de la littérature dans la toute première entrée du premier cahier du Journal : « Quand le train arrive, les spectateurs se figent ».
Deux volumes de Journaux et de lettres de Franz Kafka en PléiadeFranz Kafka et sa sœur, Ottla Kafka, à Zürau (vers 1917)
Au fil des pages, au fil des jours, la métaphore semble être un recours évident, sans emphase, non pour s’éloigner de la clarté au profit de la rhétorique ou de l’emphase (ou d’une autonomie de l’image sur le point de devenir un symbole et d’en avoir l’autorité), mais bien pour la clarté elle-même, pour un surcroît de lucidité ; si l’image est frappante, comme la hache, Kafka ne veut jamais en faire un oracle fumeux. Elle est souvent liée au corps, comme si le corps était le point de fixation de l’image ; elle est liée également à l’écriture, à l’idée, au désir ou à la pratique de l’écriture : « Je vais plonger dans ma nouvelle, dussé-je en avoir la face tailladée » (la déchirure est un autre de ses motifs récurrents ; dans une entrée de son journal, en 1922, Kafka distingue l’horloge intérieure et l’horloge extérieure : « Que peut-il arriver, sinon que ces deux univers distincts se séparent ? Et ils le font, ou du moins ils s’entre-déchirent abominablement »).
Ce corps comme point de fixation ne doit pas nous tromper : Franz Kafka est un écrivain trop subtil pour voir dans le corps un pourvoyeur d’authenticité, la vérité toc du corps malade ou martyr ; s’il saute d’emblée sur le corps, le sien et celui des autres, armé de ses métaphores, c’est pour faire de l’organique un objet de littérature, une chose de fiction, sans laisser son écriture à la merci d’un corps devenu l’arbitre du vrai et le garant du réel. Noter la présence d’une verrue « tant aimée » quelque part sur la joue d’une ancienne bonne d’enfant n’est pas un travail de médecin légiste, mais l’œuvre d’un artiste. Quand viendra le temps de la maladie, sa période rouge, Kafka sera suffisamment entraîné pour interpréter ses symptômes en lecteur, et selon ses besoins.   A suivre

par Pierre Senges

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