Emmanuel Levinas et ses Quatre lectures talmudiques (1968)

Quand on a achevé la lecture attentive de ces quatre lectures talmudiques, prononcées  par Levinas, dans le cadre des colloques annuels des intellectuels juifs francophones à Paris, on est happé, emporté par un enthousiasme contagieux !

Comment l’auteur, considéré à juste titre comme l’un des plus importants philosophes du XXe siècle, habitué à jongler avec des dialectiques philosophiques les plus ténues, a-t-il pu jeter son dévolu sur ces textes talmudiques tirés de l’antiquité juive, établissant des passerelles encore insoupçonnées entre eux et ce que la philosophie du XXe siècle a de plus riche et de plus moderne ?

L’auteur avait conscience de la nouveauté de ce travail de commentateur qui consistait à faire parler les textes en leur faisant dire ce qu’ils ne disent pas vraiment tout en prouvant que leur intention (pour ne pas dire leur intentionnalité, ce qui rapproche de Husserl et dans une moindre mesure de Heidegger) allait bien au-delà de leur sens obvie.

On a vu dans une précédente note que Levinas confessait humblement ne pas être un érudit du Talmud, sans être toutefois un simple amateur. Il a constamment cherché, dit-il, à traduire en problématiques philosophiques les propos des Sages qui semblaient parler de toute autre chose. Il a réussi, à force de patience et de persévérance à introduire, comme il le dit lui-même, un esprit novateur qui lutte victorieusement avec la lettre, ce qui correspond bien à la définition qu’il propose de la grande entreprise exégétique qu’incarne le terme même de Talmud.

Ces quatre lectures talmudiques traitent de quatre grandes questions, toutes d’actualité, et qui ne laissent pas nos contemporains indifférents. Dans ces quatre cas Levinas s’est fondé sur des folios talmudiques où nul autre que lui ne serait allé chercher de telles réponses.

Voici de quoi il s’agit ; l’idée de pardon, telle que les Sages l’examinent dans le traité Yoma fol. 85a-b ;  la tentation de la tentation qui serait le savoir, la philosophie, à partir du traité Shabbat, fol.88a-b, l’épisode dramatique des espions envoyés en Terre sainte  pour explorer le pays de Canaan, appelé par Levinas «le complot des explorateurs» dans le traité Sota fol. 34b-35a, et enfin le passage le plus passionnant qui s’interroge sur la relation entre l’idée de justice et  la moralité privée des juges, dans le traité Sanhédrin fol. 36b-37a.

Un mot, au préalable, concernant la forme de ces lectures où le philosophe se révèle être un conférencier enthousiaste, arrachant son public à la torpeur en lui révélant la vivante richesse de textes apparemment arides, voire ennuyeux. Levinas interpelle alors son public, apostrophe gentiment un journaliste qui lui adresse parfois des critiques fraternelles ou parlant d’un précédent conférencier dont il déplore l’absence… Cela pour dire que l’homme a rendu au Talmud un service que nul autre que lui ne pouvait lui rendre : en faire une source parlante, actuelle, profonde et vraiment universelle…

Commençons par le premier texte qui porte sur le pardon. La mishna commentée du traité  Yoma (ce qui signifie en araméen le jour, le moment crucial de l’année liturgique, kippour, le jour des propitiations) peut se résumer ainsi : le jour de Kippour suffit à nous accorder la rémission des péchés envers Dieu, mais pas pour ceux commis  envers autrui ; pour ceux-là il faut que nous ayons au préalable «apaisé» celui ou ceux que nous avons offensés !

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Levinas prévient son auditoire : son commentaire vise à traduire ce langage théologique, tissé de versets bibliques, en un langage accessible à la raison. C’est, d’emblée, un hommage rendu à l’intelligibilité du discours talmudique et qui souligne l’importance d’un point nodal dans la noétique de l’auteur : la nécessité absolue de l’éthique, non seulement envers la divinité mais aussi, voire surtout, vis-à-vis de nos congénères. Pour une fois, dans tout ce livre, il s’en réfère à Maimonide et sa théorie des homonymes.

La Tora s’est exprimée (sur Dieu) dans le langage des hommes, il convient de ne jamais perdre de vue ce principe maintes fois rappelé dans le Talmud, faute de quoi de larges portions de la Bible hébraïque passeraient pour d’insupportables anthropomorphismes. En effet, les cinquante premiers chapitres du premier volume du Guide des égarés sont consacrés à de telles interprétations : Dieu ne se déplace pas dans l’espace, il ne monte ni ne descend, il est impassible et quand on lui prête des comportements ou des passions, c’est uniquement pour se faire comprendre du lecteur.

Après cette mise au point, Levinas nous en adresse une autre: l’expérience religieuse ne peut pas du moins pour le Talmud- ne pas être au préalable une expérience morale. Partant, aucun discours religieux ou théologique ne peut tourner le dos à la morale. La preuve nous est administrée par ce texte même sur le pardon : il ne suffit pas d’implorer le pardon divin, cela est relativement facile à obtenir lorsque seul Dieu est en cause, il en va tout autrement du pardon humain. Cela peut paraître contradictoire, mais c’est bien ainsi : on doit d’abord apaiser l’autre, l’offensé(e). Si celui-ci n’est pas de bonne composition, on ne doit renoncer qu’au terme de la troisième tentative.

Le pardon divin peut s’avérer difficile, mais il n’est pas inatteignable. Par la contrition, le jeûne et les prières récitées avec sincérité, on peut y parvenir. Levinas souligne qu’une intériorisation de cette demande de pardon n’est pas suffisante et il cite, en guise de preuve, le culte sacrificiel jadis en cours dans le temple de Jérusalem. Le rite souligne Levinas n’est nullement étranger à la conscience, il lui permet d’entrer en elle-même et de se tenir éveillée.  Qu’est-ce qui différencie cette quête du pardon divin de celle du pardon d’autrui ? Levinas répond simplement : l’instrument du pardon divin est entre nos mains, il dépend de moi exclusivement. Celui d’autrui, de l’autre homme, implique bien plus. Mais il ne faut pas oublier que même si Dieu pardonne, les fautes commises envers lui constituent un dérangement dans l’ordre de la conscience morale. Il faut donc opérer un retour que les sages appellent la teshouva, le retour en soi, vers soi-même, afin de restaurer l’harmonie préexistante. Le sens de la justice qui habite la conscience juive, cette merveille des merveilles (sic) traverse toute l’éthique juive et comprend tout autant le respect du sabbat, l’observance des interdits alimentaires et l’amour inconditionnel du prochain.

La nature des sociétés humaines, l’essence même de l’homme, rendent les conflits inévitables, ce qui impose l’institution judiciaire avec ses juges et ses tribunaux. Mais le drame du pardon ne comporte pas seulement deux personnes mais trois. Les deux parties en conflit et Dieu. Et tout en parlant de l’univers talmudique, Levinas s’en réfère, sans transition, à la culpabilité allemande dans le massacre des Juifs d’Europe ; cette remarque, dit-il, n’est pas hors sujet, elle a toute sa place dans la question qui nous occupe. Un peu plus loin, il revient sur cette douloureuse problématique pour dire ceci : on peut pardonner à beaucoup d’Allemands, mais il y en a auxquels il est difficile de pardonner, et Heidegger en fait partie.

Quand on sollicite le pardon d’autrui, on doit lui parler : parler, dit Levinas, c’est engager les intérêts des hommes.

À la fin de ce premier exposé, Levinas se penche sur un épisode particulièrement horrible de la Bible hébraïque, et notamment le chapitre XXI du deuxième livre de Samuel où le roi David, cédant pour des raisons obscures aux demandes réitérées des Gabaonites, finit par leur livrer des descendants du roi Saül, innocentes victimes d’une vengeance imaginaire… Si l’on peut assimiler cet acte inqualifiable de David à une posture adoptée pour éviter de graves troubles à l’ordre public, on ne peut pas pardonner aux Gabaonites que leur soif de vengeance a irrémédiablement placés en dehors du peuple d’Israël : une âme authentiquement juive est nécessairement compatissante. Le Talmud le dit en maints endroits ; les enfants d’Israël sont des miséricordieux, fils de miséricordieux. Ce qui signifie que chez eux la compassion et la miséricorde sont une tradition fort ancienne.

Difficile de trouver une transition avec le texte suivant qui relève, lui, d’une toute autre problématique : l’acceptation du don de la Tora ou, au contraire, son rejet… Le traité Shabbat fol. 88a-b entreprend l’exégèse d’un verset du livre de l’Exode (19 ;17) : Et ils s’arrêtèrent au pied de la montagne. Les sages donnent une explication des plus étonnantes. Selon eux, Dieu aurait menacé les enfants d’Israël, ne leur laissant guère le choix : où ils acceptent la Tora sans discuter ou Dieu les écrase sous cette montagne qu’il tenait suspendue au-dessus de leurs têtes ! Dieu est très clair : là sera votre tombeau… Étonnant ! Même si l’on sait que les Hébreux se rattrapèrent bien plus tard en faisant amende honorable, acte d’allégeance, notamment dans le rouleau d’Esther (les juifs acceptèrent et appliquèrent la Tora…), ces événements laissent songeurs : comment les Hébreux ont-ils pu ressentir une telle tentation, celle de refuser l’âme de leur âme, leur raison d’être et le sens de leur existence, à savoir la Tora ?

Levinas cite judicieusement un midrash sur l’épisode du Déluge, après un petit détour par La République de Platon qui a fini par renoncer à sa vision idéaliste initiale pour opter pour une société vraiment humaine qui abrite tout le spectre des humains dans son sein. Le midrash, de son côté, note ironiquement que lors de l’embarquement des différents animaux dans l’arche de Noé, des chédim, des démons, des êtres malfaisants, invisibles parce que incorporels, ont profité de ce moyen de transport pour s’intégrer au reste du troupeau… Levinas commente tout aussi malicieusement : Les tentateurs des civilisations postdiluviennes sans lesquels, sans doute, l’humanité de l’avenir ne saurait être, malgré sa régénération, une vraie humanité. Plus bas, l’auteur propose une explication plus philosophique : Le tout dans sa totalité, c’est le mal ajouté au bien. Parcourir le tout, toucher le fond de l’être, c’est réveiller l’équivoque qui s’y pelotonne.

Alors, comment expliquer cette tentation de la tentation, et ainsi de suite jusqu’à l’infini ? Levinas donne une réponse qui reflète la dualité de sa pensée philosophico-religieuse : la tentation de la tentation, c’est la tentation du savoir ; la tentation de la tentation, c’est la philosophie opposée à la sagesse.  Et cette idée donne de nouveau à Levinas l’opportunité de marquer sa réserve face à la philosophie occidentale (sic) : c’est la vie de l’Occidental devenant philosophie. Est-ce la philosophie ?

Levinas se penche alors sur une problématique à la lisière de la philosophie et de la religion : quel rapport établir entre le message de vérité (la Révélation) et l’accueil qui devrait lui être réservé ? La voie est étroite entre une vieillesse infiniment précautionneuse et une enfance inévitablement imprudente…  Au fond, si l’on résume de façon lapidaire le discours divin, il revient à ceci : la Tora ou la mort ! Mais comment Levinas, qui avait dit que le Talmud est un esprit qui lutte avec la lettre et qui la dépasse maintes fois, a-t-il pu excogiter une telle aventure survenue au pied du Mont Sinaï ? Dans une autre lecture talmudique Levinas cite un passage tiré du traité Betsa fol. 25a, selon lequel Dieu a donné la Tora à Israël afin d’affiner la nature violente d’un peuple affecté d’une grande rudesse…  La Tora a donc visé à adoucir leurs mœurs ! Si les Hébreux avaient refusé la Tora (et on vient de voir qu’ils n’ont pu que l’accepter sous la contrainte), ils auraient ramené l’être au néant.

Il reste un autre verset biblique qui a fait couler tant d’encre puisqu’il y est dit ceci : nous accomplirons et nous entendrons (ensuite) (na’assé we-nishma’). Comment interpréter cette volte-face ? Là, Levinas s’en réfère à la traduction de la Bible par Buber et Rosenzweig qui traduisaient ainsi : nous ferons afin de comprendre. C’est-à-dire que l’acte supplée à l’explication, la substance de l’être, c’est l’acte. Mais cette interprétation ne trouve pas grâce aux yeux de notre philosophe herméneute… Il préfère s’en remettre au midrash qui relève que les enfants d’Israël (Exode 33 ;6) renoncèrent à leurs parures à dater du Mont Choreb… Et l’interprétation qu’il en donne est la suivante : dès qu’ils dirent «nous ferons et nous entendrons» des myriades d’anges (six cent mille, proportionnellement au nombre de fils d’Israël au pied de la montagne) descendirent du ciel et accrochèrent à la tête de chacun d’eux deux couronnes, une pour chacun de ces deux verbes. On se demande pourquoi ils n’en remirent pas trois, une pour chaque verbe et une troisième pour avoir placé l’obéissance avant l’explication…

Par malheur, le peuple retomba dans l’idolâtrie et une population angélique dix fois plus nombreuse descendit pour retirer les couronnes à ce peuple de rebelles, mais Moïse garda son éclat et sa gloire. Levinas a cette phrase superbe : Moïse reste roi couronné, eût-il perdu son royaume ! Fallait-il rester sur ce constat d’échec ? Le sage talmudique Resh Laquish s’y refuse, qui dit que Dieu nous rendra les couronnes dans l’avenir… Ce n’est donc pas une rupture définitive. Ce traumatisme de l’âme juive a laissé des traces, comme on peut le constater en lisant cet autre passage talmudique où Israël se trouve comparé à un pommier parmi  les autres arbres, comme le dit le Cantique des Cantiques (2 ;3). Alors pourquoi cet ordre, d’abord l’action et ensuite l’explication ? C’est assez clair : chez le pommier, dit le sage, on aperçoit d’abord le fruit et ensuite les feuilles !

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Passons à la troisième et avant-dernière lecture talmudique, portant sur le traité Sota et que Levinas a intitulé «le complot des explorateurs.» Résumons les faits qui se trouvent dans les chapitres 33-34 du livre des Nombres : Dieu a décrété la dévolution du pays de Canaan aux enfants d’Israël et pourtant, en dépit de l’inhérence de la promesse divine, il fut décidé de prendre des précautions, d’éviter le saut dans l’inconnu, voire de ne pas se jeter dans la gueule du loup. À quoi ressemblait donc ce pays de Cocagne où coulent, en abondance, le lait et le miel ? Et comment se présente son sol, est-il cultivable, y trouve-t-on des arbres fruitiers ? En somme, est-ce une terre de culture ? Autant de questions que le peuple n’aurait, en principe, pas dû se poser puisque l’oracle divin est, par définition, absolument fiable. Le texte biblique est d’ailleurs très conscient de cette contradiction puisqu’il adopte une formule verbale assez spécifique : envoie pour toi (shelah lékha), envoie si tu le juges nécessaire, c’est toi qui décides (Moïse) prends tes responsabilités ! La décision d’envoyer une escouade d’espions est prise, mais cela équivalait à une mise en doute, voire à une défiance à l’égard de la parole et de la promesse divines. Ces explorateurs sont triés sur le volet, la Bible spécifie qu’ils sont tous des hommes de valeur, placés à la tête de chacune des tribus d’Israël. On a donc à faire à une action engageant une responsabilité collective et agissant au nom de toute l’amphictyonie .

En soi, l’envoi d’une telle escouade d’espions constituait un défi aux yeux de Dieu. Surtout quand on sait que sur les douze explorateurs, seuls deux auront une conduite qui ne sera pas empreinte de défaitisme alors que les dix autres, donc, l’écrasante majorité, cède au découragement et propage la démoralisation. En gros, les explorateurs jugent qu’Israël ne pourra pas vivre sur cette terre ni même y entrer puisque ses habitants sont des géants aux yeux desquels les espions israélites ressemblent à des sauterelles. Un verset biblique retient l’attention dans cette histoire : les explorateurs disent : ils nous considéraient comme des sauterelles (c’est-à-dire des freluquets) et nous l’étions nous-mêmes à nos propres yeux. Ce qui est le comble du défaitisme : l’adversaire est trop fort et il est hors de question de se mesurer à lui…

Levinas relève que le modus operandi des explorateurs est typiquement humain : on ne se précipite pas, on veut d’abord savoir où on va. En prévision de ce qui va se passer, l’auteur frappe une formule fort intéressante : la terre promise ne serait pas permise, selon le rapport défaitiste des explorateurs. Les noms de ces derniers que Levinas interprète les uns après les autres, sont considérés comme des noms parlants, ayant une signification précise en rapport avec leur essence profonde.  Et expliquant, voire prévoyant l’échec de leur mission.

Mais le plus grave dans toute cette sinistre affaire, c’est que les explorateurs ont porté une main sacrilège sur l’histoire sainte, ils ont mis en doute la parole de Dieu, ils l’ont soupçonné de ne pas pouvoir concrétiser sa promesse. D’où l’intelligent jeu de mots de Levinas entre terre promise et terre (non) permise ! Cette crise dépasse en gravité toutes les autres, et notamment celle du veau d’or, car c’est une véritable crise d’athéisme. Mais elle porte aussi indéniablement la marque de l’humain. La nature humaine est loin d’être infaillible et certaines de ses décisions ont de lourdes conséquences.

Dans ce cas, comment expliquer que deux hommes seulement, Josué fils de Noun et Caleb fils de Yefouné aient échappé à ce funeste complot des explorateurs ?  Levinas relève que Moïse, peut-être investi par la Providence, avait légèrement modifié le nom de son fidèle  serviteur et successeur, avant son envoi en mission, en y ajoutant la syllabe Yah, ce qui constitue une prière : Que Dieu (Yah) te préserve du complot des explorateurs ! Ne te laisse pas entraîner par eux, ne les suis pas sur cette voie…

Mais comment s’explique vraiment cette attitude néfaste des explorateurs ? Après tout, il s’agissait bien de chefs de tribus, de valeureux guerriers, d’hommes sages et intelligents ? Comment n’ont ils pas fait preuve de prudence politique ni diplomatique ? Ils ne pouvaient pas ignorer que tout le peuple était suspendu à leurs lèvres, que la question débattue était une question de vie ou de mort… Levinas déplace la question sur un tout autre plan, celui de l’éthique pure. Ils se sont peut-être interrogés sur leur légitimité à occuper ce pays, construit et développé par d’autres dont ils devaient prendre la place… L’injonction divine est-elle suffisante pour s’approprier la terre d’autrui ? Levinas n’hésite pas à s’interroger : est ce que la supériorité morale peut justifier une expropriation ?

Mais la Tora ne fait pas droit à ces scrupules déplacés ; la meilleure preuve est la mort non naturelle de tous les explorateurs réfractaires… Le Talmud décrit même avec un luxe de détails leur fin tragique : leur langue sortait de leur bouche pour atteindre leur nombril et revenait à son point de départ chargée de vers de terre. L’organe par lequel ils avaient péché, leur langue, leur mauvaise langue, subit un châtiment, il faut lire le chapitre 34 du livre des Nombres pour réaliser combien le peuple a été ébranlé par ce rapport défaitiste des explorateurs. À ce moment précis, Israël jouait son destin, car il se trouvait à la croisée des chemins. Que se serait-il passé si le peuple, dans sa totalité, avait refusé de reprendre sa marche et s’était révolté contre Moïse et contre Josué ? Cela aurait scellé la fin d’Israël en tant que peuple.

Ce danger était tout sauf imaginaire, c’est bien pour cela que Caleb tente une approche politique afin de calmer la rébellion. Il évoque tout ce que Moïse a fait pour le peuple, tout ce qu’il a à son actif. Il donne l’impression de critiquer le chef pour avoir l’oreille de la masse, faute de quoi on ne l’aurait pas écouté, on l’aurait même empêché de parler. Caleb est un fin politique, il montre que Moïse a fait ses preuves lors de la traversée du désert : il a obtenu la manne, nourriture quotidienne, sans qu’on ait à faire des réserves pour le lendemain, en quoi Levinas voit une allusion aux temps messianiques. Le peuple d’Israël entre dans la terre promise pour y sacraliser la vie, conformément aux normes prescrites par la Tora à la justice humaine.. Et Levinas cite une phrase du professeur Baruk : sacraliser la terre, c’est y bâtir une société juste. C’est la mission du peuple d’Israël et c’est en cela que consiste ses droits imprescriptibles sur ce territoire. La dévolution de la terre à Israël tient compte de sa préparation à une conduite éthique : c’est cette absence qui a justifié le rejet des peuplades cananéennes… Levinas : la disposition d’accepter un pays sous de telles conditions donne un droit sur ce pays…

La quatrième et dernière lecture talmudique porte sur la disposition et la formation du Sanhédrin et fut prononcé dans le cadre d’un colloque consacré à la question suivante : Le judaïsme est-il nécessaire au monde ?

Après avoir décrit dans la Mishna, comment se passaient les sessions de ce tribunal suprême dont l’origine terminologique grecque est avérée, le talmud se demande sur quelles références scripturaires s’appuient de telles déterminations. Levinas invite à s’interroger sur l’esprit de l’emprunt et non sur l’emprunt lui-même.  Et il jette son dévolu sur  le Cantique des Cantiques, et notamment sur un verset (7 ; 3) :  ton nombril est comme une coupe arrondie, pleine d’un breuvage parfumé ; ton corps est comme une meule de froment, bordée de roses…  Étonnant de la part de juristes, souvent considérés comme des  esprits chagrins et les juristes juifs ne font pas exception à la règle. Alors comment s’explique cet étrange rapprochement entre la plus haute juridiction et un poème érotique aux descriptions parfois très crues ?

Levinas s’arrête sur un détail qui lui semble capital et qui occupe une place primordiale dans sa philosophie éthique : le visage ! Les membres de ce Conseil d’État talmudique sont assis en demi-cercle, ils peuvent donc se voir, aucun magistrat ne tourne le dos à un autre : c’est une assemblée de visages, dit Levinas, et non une société anonyme. Le verset du Cantique des Cantiques, cité plus haut, parle du nombril et le Sanhédrin est le nombril du monde comme la Tora est le centre de l’univers et le demi-cercle, l’hémicycle montre que le tribunal appelé à juger le monde est ouvert sur le monde : ses magistrats qui disent le droit ne sont pas coupés du monde où ils doivent vivre, au contact de leurs concitoyens. Mais ce qui est le plus original dans cette description de l’emplacement de chacun (soixante et onze pour la session plénière et vingt-trois pour les autres), c’est la présence de plusieurs rangées d’étudiants de la Tora qui ne sont pas encore des magistrats confirmés. Lorsqu’un magistrat se met en mouvement, tout le reste de ce corps constitué le suit. Celui qui se trouvait en tête d’un corps avance et cela peut provoquer  des surprises : on passe parfois de premier d’un corps à dernier d’un autre qui lui est supérieur. Si des protestataires se plaignent, le Talmud leur tient le discours suivant : mieux vaut être le dernier des lions que le premier des renards.

On notera aussi ce fait unique dans les annales mondiales : un texte érotique, le verset 7 ;3 du Cantique des Cantiques qui fonde un tribunal, le plus élevé, et une justice, l’instance la plus haute, au-delà de laquelle il n’existe plus d’appel. Il n’est pas facile de tenir ou de défendre cette position adoptée par le Talmud. Levinas, lui-même, avoue en avoir rêvé durant de nombreuses années, et il  s’exclame : Qu’elle est belle cette image du nombril de l’univers…

Il découvrit que cette image du nombril du monde se trouvait déjà dans les Euménides d’Eschyle qui voyait en Delphes le nombril de l’univers. Alors, le judaïsme est-il nécessaire au monde, ne devrions nous pas, nous contenter d’Eschyle dont le texte est plus vieux de plusieurs siècles que notre mishna ? Si Delphes est placée au centre de l’univers, c’est en raison des dieux qui interprétaient dans l’équité  la volonté de Zeus. Cependant, le philosophe juif défend la prééminence de Jérusalem sur Delphes : nous aimons la justice, eux préfèrent la charité, nous aimons Dieu, eux préfèrent le monde… C’est un peu manichéen mais Levinas se rattrape en affirmant haut et fort que la liberté est aussi solidarité avec autrui, responsabilité pour les autres. Nous sommes, écrit-il, les otages de l’autre. La justice en soi n’a de valeur que si elle est universelle, tel est le fondement de l’universalité de la loi morale qui régit nos relations avec autrui. C’est ainsi qu’il faut comprendre la phrase du Talmud : le sanhédrin est le nombril du monde, il est son fondement de même que la justice est le pilier sur lequel repose le monde.

Le philosophe herméneute traite à la fin de cette leçon du rapport entre la justice et ceux qui la rendent. Comment gèrent-ils leurs propres vices, leurs propres travers ; c’est là qu’intervient l’interprétation du dernier membre du verset du Cantique des Cantiques : une bordure de roses. Ce n’est pas un mur qui sépare la justice de l’essence mauvaise de l’homme, de ses vices, de ses manquements. Le sage n’est séparé de l’iniquité que par un mince parterre de roses qui borne la séparation entre le bien, le juste, et le mal, le vice. Partant, il ne peut pas y avoir de rupture entre la vie privée et la vie publique d’un juge.  Le judaïsme écrit Levinas, conçoit l’humanité de l’homme comme susceptible d’une culture qui le préserve du mal en l’en séparant par une simple clôture de roses…  et non une muraille de pierres. Le judaïsme est donc nécessaire au monde, car les événements inhumains de son histoire le poussent à être une surhumanité, tout en en évitant les travers : le juge du Sanhédrin ne cherche qu’à réaliser l’idéal, il ne prétend pas l’inventer.

Être protégé de la déchéance par un simple parterre de roses, c’est résister à la tentation. Sans jamais avoir à provoquer une brèche. On ne fait de brèche que dans une muraille, pas dans des roses…

Par sa lecture, Levinas enchante le Talmud. Et ses lecteurs…

Maurice-Ruben HAYOUN

MRH petit

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Chaim Binisti

Merci pour cet article.
J’ai la chance de posséder ce livre et vous m’avez donné envie de le revisiter.
Presque chaque année, je relis son commentaire sur Sota, lors de la paracha Chélah, et j’y prends et reprends du plaisir à chaque lecture.
D’ailleurs, il me semble que c’est la guémara elle même qui cherche l’étymologie des noms des explorateurs et non Lévinas. Justement Lévinas cherche la raison de la « mauvaise foi » de la guémara.
Bref, de nouveau merci.