Figure incontournable de l’histoire intellectuelle du judaïsme, tant en France où il naquit, qu’en Europe et dans l’ensemble du monde juif, rabbi Salomon ben Isaac est l’archétype du commentateur biblique. Ce savant, dont le renom traverse les siècles, fut aussi un vigneron en Champagne.

par Maurice-Ruben Hayoun*

L’importance de rabbi Salomon ben Isaac (1040-1105) en matière d’exégèse est si grande qu’il est entré dans la mémoire du peuple juif sous l’anagramme de RaSH“I (rabbi shelomo Itshaqi) et que certains — mus par le désir de lui rendre le vibrant hommage qu’il mérite — lisent cet anagramme de la façon suivante, rabban shél Israël: le maître ou l’instituteur d’Israël. Un peu comme Homère fut l’instituteur de la Grèce…

Certes, Rashi ne fut pas, comme on va le voir, un expert en philosophie, ni un commentateur biblique recourant fréquemment, comme le fit Moïse Maïmonide (1138-1204), à l’interprétation allégorique des Écritures, ni à l’exégèse non-littérale de la Bible et du Talmud. Mais comme il surpasse les rares commentateurs traditionnels qui eurent le grand privilège de voir leurs gloses encadrer le texte des Bibles rabbiniques (biblia rabbinica, en hébreu miqra’ot gedolot), on peut dire qu’il fait partie intégrante du système éducatif juif tant ancien que moderne.

Héritier d’une vénérable tradition exégétique ancestrale qu’il alla recueillir de la bouche de ses maîtres dans la ville de Worms (1) , cet esprit juif authentiquement encyclopédique nous fournit des explications qu’il veut littérales, c’est-à-dire sans se contenter de recopier servilement les gloses des anciens docteurs du Talmud et du Midrash.

Rashi occupe donc une place centrale dans la formation religieuse du juif d’Europe depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours. Natif de Troyes en Champagne — qu’il quitta momentanément pour étudier dans les communautés juives de la vallée du Rhin (Worms, Spire et Mayence), jadis unies pour former un important centre religieux et culturel rhénan — il suivit l’enseignement des disciples d’un grand sage de l’époque, Rabbénu Gershom de Mayence. Ce sage, qui prit peu avant la première croisade une mesure interdisant la polygamie chez les juifs d’Europe, est appelé mé’or hagola, c’est-à-dire le luminaire de l’exil.

DE L’ACADÉMIE TALMUDIQUE AUX VIGNES DE L’ÉTERNEL

À Worms, les années de formation de Rashi durèrent environ sept ans. Revenu chez lui, dans sa bonne ville de Troyes à l’âge de 25 ans, Rashi y fonda une académie talmudique qu’il anima jusqu’à sa mort. Coopté au sein du tribunal rabbinique local, il dirigea cette cour de justice à la mort de son précédent président, rabbi Zérah ben Abraham. Rashi n’eut pas de descendance mâle, mais il sut former ses futurs gendres dans sa grande académie talmudique. Il eut trois filles: Myriam, Yochébéd et Rachel. Son petit-fils, le célèbre rabbénu Tam se fit un nom dans le sillage de son grand père auquel il apporta parfois (mais toujours très respectueusement) la contradiction. Ce qui montre que la tradition du Magister dixit n’avait pas cours dans l’école de Rashi… et qu’il ne suivit pas l’habitude que Goethe critiquera dans son Faust, «jurer sur la parole du maître» (auf des Meisters Wort schwö- ren). Ceci ne saurait nous étonner. Tout en ayant une sensibilité humaine développée — ce qui se vérifie dans les élégies qu’il rédigea à l’occasion du meurtre par les croisés des trois fils de son maître rabbi Isaac ben Eliézer ha-Lévi — Rashi ne souffla mot dans ses commentaires bibliques des croisades qui avaient pourtant commencé dès 1096…

Ce n’est ni un oubli ni un défaut d’information mais probablement la réaction d’un esprit rassis, sachant confiner son émotivité dans un espace plutôt restreint et s’en remettant toujours à la justice divine. L’organisation communautaire des juifs dans le royaume de France était, du temps de Rashi, assez embryonnaire. Mais Rashi semblait mener une vie plutôt normale puisqu’à côté de son académie talmudique et de ses activités exégétiques, il était vigneron de son état.

Pratiquant le dialecte champenois de son temps, il traduisit maintes fois des vocables hébraïques en langue vernaculaire qu’il translittérait sans peine. Ce qui en fait une grande figure de la mémoire judéo-française.

On connaît Rashi comme commentateur biblique, il ne faut pas oublier que ses gloses sur le Talmud, véritable depositorium du penser et du vécu juifs, sont tout aussi indispensables. C’est d’ailleurs dans son sillage que les Tossafistes du Nord de la France, livrèrent les matériaux de ce que l’on peut nommer le «Talmud de France». Il s’agit de gloses tardives visant à combler certaines lacunes, omises ou inaperçues par des commentateurs talmudiques plus anciens.

CRAINTE ET ADMIRATION POUR LA VITALITÉ DE L’EXÉGÈSE CHRÉTIENNE

Comme toute activité religieuse ou culturelle juive au sein de l’Europe médiévale, l’exégèse de Rashi se développa sur un arrière plan polémique avec les chrétiens qui déployaient alors une grande vigueur religieuse et un violent zèle convertisseur.

Joseph Quara, contemporain plus jeune de Rashi, laissait percer à la fois sa crainte et son admiration secrète pour la vitalité de l’exégèse chrétienne de son temps: «Quoique mon esprit enregistre leurs paroles et que dans mon cœur une flamme ardente m’attire imperceptiblement vers eux, malgré tout cela, mon attachement et ma fidélité à la Tora de Dieu est mon seul bien.» Rashi, dans son commentaire du Cantique des Cantiques, poème d’amour sacralisé par les soins de rabbi Aqiba sous la forme d’une véritable unio mystica, est encore plus clair. Il résume les efforts exégétiques que les juifs de son temps devaient déployer sans relâche pour résister aux pressions exercées par un environnement chrétien assez implacable: «Dieu s’adresse ainsi à la synagogue: prouve la vérité de mes paroles et ne sois pas séduite par les nations; que les hommes bons et intelligents d’entre les tiens soient fermes dans leur foi afin de servir d’exemple aux plus jeunes.»

Comment s’explique le succès de l’exégèse de Rashi?

Il tient, semble-t-il, en quatre mots: lucidité, intelligence, sobriété et concision. Avant lui, la bibliothèque juive traditionnelle était, certes, peu étoffée mais non pas inexistante. On disposait, pour ce qui est du Talmud, des commentaires de Hananél et de son cousin Nissim de Kiarouaon, sans omettre les gloses d’Isaac al-Fassi. Il y avait aussi l’indispensable dictionnaire, l’Aroukh, de Nathan ben Yéhiel de Rome. Mais aucun d’entre eux n’a connu l’insigne honneur de figurer dans la dénomination de l’érudit traditionnel accompli et qui se dit le GuéFaT.

Cet heureux homme dut maîtriser la Guémara (partie interprétative du Talmud), le Pérush Rashi (les gloses de Rashi) et les Tossafot… Rashi s’était vu attribué un alphabet cursif propre, nommé le ketav Rashi (l’écriture de Rashi), lui qui fut le premier à écrire un commentaire talmudique intégral, sans répétition ni paraphrase, sans omission, introduisant une ponctuation là où elle faisait défaut, identifiant les questions et les évidences pour ce qu’elles sont. Son œuvre est un vrai commentaire raisonné. Parfois, il amende un texte talmudique dont l’intitulé a été troublé ou qui n’est pas clair.

PROBITÉ ET PÉRENNITÉ DE L’ŒUVRE

Quelle fut la forme originelle de toute cette masse de commentaires? Il n’est pas impossible qu’il s’agisse des retombées de ses cours; les commentaires bibliques et talmudiques seraient alors la mise au propre, la consignation par écrit des réponses faites aux étudiants qui effectuaient leur apprentissage sous la direction du maître…

Les réponses aux questions constituent la substance des commentaires. La modestie et la probité intellectuelle de Rashi le conduisirent à marquer maintes fois sa différence en écrivant, par exemple, je ne lis pas cette leçon, mais une autre, tout en citant les auteurs qui ne pensaient pas comme lui et se contentaient de la leçon existante.

Il faut aussi souligner sa pérennité. Tout en étant le produit achevé de l’exégèse traditionnelle, Rashi a jeté son dévolu sur l’exégèse littérale, c’est-à-dire en hébreu, le pshat. Il a donc mis à l’honneur le pshat ou sens obvie contre le derash, l’explication homilétique (2) . Mais cela ne suffirait pas à qualifier son exégèse de philologique, au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme. Disons qu’il restreint le recours au midrash et à l’exégèse homilétique en général. Nous avons affaire à un auteur qui remanie, résume et abrège les passages midrashiques, sans les bannir totalement. Parfois, quand une bonne intelligence du texte l’exige, Rashi n’hésite pas à introduire une certaine forme d’harmonisation, ce qu’il nomme en hébreu le-yashev et ha-qéta’.

On demeure, cependant, très loin, de l’exégèse allégorique qui était alors très en vogue dans les milieux chrétiens avant de connaître un usage plus libre dans le Guide des égarés de Moïse Maïmonide. Rashi reprend souvent l’adage traditionnel qui stipule qu’aucune référence scripturaire ne saurait être dépouillée de son sens littéral (eyn miqra yotsé midé peshuto) (3) . Les sources de Rashi sont exclusivement juives ou hébraïques, on chercherait vainement chez lui des traces de philosophie gréco-musulmanes ou scolastiques. Ce commentateur a contribué à populariser certains principes exégétiques en vogue dans le talmud.

Constatant certaines incohérences chronologiques au sein des récits bibliques, comme le firent, bien avant lui, les docteurs des Écritures durant l’Antiquité, il reprit dans ses propres commentaires les principes que ces derniers avaient édictés afin de faire pièce aux critiques et sauver le texte traditionnel. Le traité Sanhédrin (fol. 49b) du Talmud de Babylone énonce qu’il n’existe pas d’antériorité, ni de postériorité dans la Bible (Eyn muqdam we-eyn me’ujar ba-Tora). Un principe à manier avec précaution car si la Bible n’est pas, à proprement parler, un livre d’histoire, les événements qui y sont narrés n’en demeurent pas moins historiques. Il ne faut pas y chercher, cependant, des événements relatés avec tous les soins que requerrait une historiographie digne d’Hérodote ou de ses disciples.

L’AUTEUR DU PREMIER «CHUT!» EN LANGUE FRANÇAISE

Dans le système éducatif juif ancien, cet enseignant, cet éducateur et ce pédagogue que fut tout à la fois Rashi, a opéré une sorte de révolution copernicienne. S’inspirant d’un illustre devancier, Onqelos, l’auteur du Targoum, la paraphrase araméenne du Pentateuque, Rashi a accordé, au sein de son exégèse, une place non négligeable au dialecte champenois de la seconde moitié du XIIe siècle; selon Arsène Darmsteter, ces la’azim (mots d’emprunt) se montent à trois mille cinq cents dans le commentaire talmudique et à environ trois cent cinquante dans les gloses bibliques…

Dans le commentaire de Nombres , chapitre XIII verset 30, il est dit que Caleb fit taire le peuple (en hébreu wa-yahas) Rashi dit CHUT! Or Le Thesaurus de la langue française fait remonter au XVIe siècle la première attestation de cette interjection qui se trouve en fait chez Rashi dès… le XIIe siècle (4). Un tel génie ne peut avoir été le fruit d’une génération spontanée.

Outre ses maîtres de Worms et de Mayence, Rashi cite quelques sources où il a puisé son immense savoir: Sabbataï Donolo, médecin et astronome juif du Xe siècle est cité dans les commentaires des traités talmudiques Erubin (fol. 56a) et Betsa (fol. 33a). Il évoque aussi sa dette envers des commentateurs et lexicographes comme Moïse ha-Darshan de Narbonne, Menahem ibn Helbo, Menahem ben Saruk et Dunash ibn Labrat…

L’influence de ce commentateur juif archétypal se fit donc sentir partout et tout d’abord dans le royaume de France, à Paris, à Sens, à Dampierre et bien entendu à Troyes. On compte pas moins de deux cents super-commentaires de Rashi; par exemple le Gur Aryé de rabbi Juda Lœw, (le célèbre Maharal de Prague) et les Yeri’ot Shlomo de rabbi Salomon Louria. Toutefois, Maïmonide, plus porté sur l’exégèse allégorique et le commentaire philosophique des Écritures, ne le cita point. Il est vrai que le grand philosophe de Cordoue était l’héritier des grands lexicographes judéo-arabes d’Espagne, ce qui le dispensait, si l’on ose dire, des travaux de Rashi…

L’influence de ce dernier bénéficia de puissants relais que furent les gendres de Rashi et son petit-fils, déjà mentionné, rabbénu Tam. Enfin, le monde chrétien n’ignora pas l’héritage de Rashi puisque Nicolas de Lyre le cite dans ses Postillae perpetuae. On sait l’influence que cet auteur exerça lui-même sur Luther (5). Toutefois, c’est l’invention de l’imprimerie qui conféra à Rashi l’importance et la place qu’il mérite. Lorsque Daniel Bomberg fit imprimer à Venise la Biblia rabbinica, les commentaires de Rashi figuraient en marge intérieure et ceux des Tossafot en marge extérieure. Moins de deux siècles plus tard, le monde chrétien put avoir un accès direct aux commentaires de Rashi grâce à la traduction latine qu’en procura Johann Friedrich Breithaupt. Mais déjà les humanistes chrétiens de la Renaissance s’étaient montrés très intrigués par cette personnalité à laquelle leurs interlocuteurs juifs se référaient sans cesse.

Même le siècle des Lumières ainsi que les débuts de l’Émancipation des juifs d’Europe ne parvinrent pas à détrôner Rashi dans le cœur et l’esprit des juifs. Bien au contraire, les coryphées de la science du judaïsme le mirent à l’honneur et le père fondateur du mouvement, Léopold Zunz lui a consacré toute une étude en 1823 (6) . Quant à Abraham Geiger, le tenant de la branche libérale du judaïsme allemand, il s’est intéressé fortement à l’école exégétique de la France dont Rashi fut justement le fondateur. Lorsque Lazarus Goldschmidt avait traduit le Talmud de Babylone en langue allemande, il a opté constamment pour les solutions préconisées par Rashi, chaque fois qu’il était confronté à une incertitude lexicale ou linguistique.

Rashi incarne une symbiose aussi bonne que possible entre l’identité juive et la culture européenne. Il fut l’un des pères de l’exégèse biblique en Europe puisque même un homme comme Baruch Spinoza commença, à l’âge de l’enfance, ses lectures bibliques, assisté de cet indispensable accompagnateur. Cet homme n’a pas mené une vie d’ermite replié sur lui-même et sa religion, il a permis de conserver dans notre mémoire des strates fort anciennes du vieux français et notamment du dialecte champenois de la seconde partie du XIIe siècle, montrant par là qu’il vivait vraiment dans un environnement linguistique et culturel.

– 1 Un établissement, conservé à ce jour et nommé la Raschischule, a été restauré par la municipalité de Worms.

– 2. Qui se rapporte à la prédication.

– 3. Je renvoie à mon Exégèse juive (Que sais-je ?) Paris, PUF, 2000 où toutes ces notions sont développées.

– 4. Je dois cette précieuse indication à mon regretté maître et ami, le professeur André Caquot, ancien professeur au Collège de France et membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

– 5. Voir infra une esquisse de l’influence des écrits maimonidiens sur la scolastique chrétienne.

– 6. Voir ma Science du judaïsme (Die Wissenschaft des Judentums) (Que sais-je ?) Paris, PUF, 1996.

par Maurice-Ruben Hayoun*MRH petit

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