A la suite de l’agression d’un enseignant juif à Marseille, lundi 11 janvier, le président du consistoire israélite de Marseille, Zvi Ammar, a « conseillé à la communauté juive de [la ville], provisoirement, [de] ne pas porter la kippa ». Une décision qui a été diversement accueillie par les juifs en France, mais pas uniquement. Le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Roger Cukierman, s’est clairement opposé à cette incitation, jugeant qu’il s’agissait là d’une « attitude défaitiste, de renoncement », tandis que le président de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, Christian Estrosi, s’est rendu à la synagogue avec une kippa en signe de soutien.

Un engouement qui a fait débat à son tour. D’aucuns dénoncent, à l’image de l’ancien président de l’ONG Médecins sans frontières Rony Brauman, sur Europe 1, le 16 janvier, l’existence d’un « deux poids deux mesures » entre le voile islamique et la kippa. Pour Delphine Horvilleur, rabbine du Mouvement juif libéral de France et directrice de la rédaction de Tenoua, il est « mortifère » de raisonner en opposant les communautés religieuses les unes aux autres.

Il y a beaucoup de confusion autour du concept de « laïcité ». Qu’est-ce qu’il veut dire pour vous, en tant que rabbine ?

Delphine Horvilleur : Ce concept dont on se réclame tous est pour moi une très bonne illustration de l’expression américaine « lost in translation », c’est-à-dire un concept dont la traduction est toujours manquante ou partielle, même quand deux interlocuteurs parlent la même langue. Personne aujourd’hui n’est capable d’énoncer une définition unique de ce qu’est la « laïcité », car on ne sait jamais ce qu’elle veut dire dans la bouche de l’autre.

Il existe quand même une définition, celle contenue dans la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat, qui dit que l’Etat doit être neutre à l’égard des confessions religieuses.

Même ceux qui disent se référer à la loi de 1905, bien souvent, greffent sur celle-ci des choses qui n’en font pas nécessairement partie. L’idée d’une neutralité de l’Etat vis-à-vis des religions est, par exemple, traduite par certains comme une neutralisation des religions, non pas une liberté de pratiquer, mais plutôt une libération à l’égard des pratiques. De plus en plus souvent, les gens opposent, à tort, religion et laïcité, comme s’il s’agissait d’une compétition territoriale où l’un empiéterait violemment sur l’autre. Pourtant, toute rabbine que je suis, je ne m’étais pas rendu compte avant les attentats de janvier 2015 à quel point j’étais « laïque ». Pour moi, la laïcité est un espace où des voix particulières ont la possibilité de contribuer à faire ensemble société, dans la mesure où elles s’inscrivent ensemble dans une volonté de penser et de nourrir l’universel.

Que pensez-vous de l’appel lancé par le président du consistoire israélite de Marseille à ne pas porter « provisoirement » la kippa, après l’agression à la machette d’un enseignant juif à Marseille, le 11 janvier ?

Ce qui est surprenant dans cette affaire, c’est que l’on fait comme si le changement d’attitude chez certains Français juifs était nouveau. Cela fait longtemps déjà qu’on a pris l’habitude de changer nos habitudes. Depuis très longtemps, on dit aux gens qui fréquentent nos offices d’enlever la kippa quand ils sortent de la synagogue, ou en tout cas de faire preuve d’une extrême vigilance. Ce qui est nouveau, c’est que cet appel soit officiel et ainsi médiatisé.

Comment percevez-vous le fort soutien reçu de la part de la société — notamment de non-juifs qui ont porté la kippa en signe de solidarité ?

Bien entendu, j’y suis sensible, comme à l’expression d’une empathie dont on a tous besoin. D’une certaine manière, c’est un prolongement symbolique des fameux panneaux « Je suis… Charlie, juif, policier ». Si moi, juive, je porte une pancarte « Je suis juive », c’est sans intérêt. Ce qui devient intéressant, c’est quand un autre dit « Je suis… », alors qu’il ne l’est pas. C’est une façon de dire : « Je suis capable d’empathie par-delà mon appartenance évidente. » C’est une tentative symbolique d’introduire de la porosité dans la vision si « communautarisée » de certains, ceux qui voudraient que l’appartenance ethnique ou religieuse prenne toute la place dans l’identité de quelqu’un. En disant « Je ne suis pas ce que je vous dis que je suis », j’affirme que ce qui nous rassemble est beaucoup plus grand que ce qui nous différencie.

Mais en adoptant le « costume » de l’autre, le risque est aussi de se déguiser en lui, de façon un peu paternaliste. Bref, cela n’est valable que si cette identification n’enferme pas l’autre dans un statut de victime ou dans une caricature de lui-même.

Le président de la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur, Christian Estrosi, porte une kippa en soutien à l'enseignant juif attaqué à la machette le 11 janvier.
Le président de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, Christian Estrosi, porte une kippa en soutien à l’enseignant juif attaqué à la machette le 11 janvier. ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP

Des musulmanes qui portent le voile se font agresser sans que cela suscite un tel élan de soutien, voire d’appel à porter le voile en signe de solidarité. Pourquoi, selon vous ?

Cette question du deux poids deux mesures me dérange, car elle n’est pas vraiment honnête. Certains disent : si une femme qui porte le voile se faisait agresser, personne n’inviterait des non-musulmans à le porter en signe d’empathie. Je ne crois pas qu’on puisse accuser la société d’avoir une émotion sélective. Si, demain, quelqu’un qui porte le voile ou n’importe quel autre signe d’appartenance religieux est attaqué à la machette, nous serions aussi nombreux à hurler que c’est inacceptable. C’est déjà le cas, me semble-t-il, dans nos luttes contre le racisme antimusulman.

Pour autant, et c’est important de l’ajouter, tous les symboles religieux ne se valent pas. Et il me semble important aujourd’hui de l’affirmer de l’intérieur même de nos traditions religieuses : la kippa, par exemple, est, en principe, un signe de ce qui nous transcende. C’est-à-dire une conscience de la petitesse de l’humain vis-à-vis d’un au-delà de lui-même. Ce type de rite d’humilité n’est absolument pas propre au judaïsme, il existe dans toutes nos religions et leur permet de dire dans leur langage particulier ce qu’est leur souci de l’universel. Mais il existe aussi au sein de nos traditions respectives des rituels ou des habitudes, comme le fait d’éclipser le féminin. Ces rites disent a priori une reconnaissance de la petitesse… de la femme vis-à-vis du masculin, et sont par définition beaucoup moins facilement compatibles avec les valeurs de la république.

Attention, je ne pense pas que, dans l’absolu, toute femme qui porte le voile s’inscrive nécessairement dans une soumission de ce type, mais tant que le discours normatif religieux reste celui-là et véhicule si fortement ces idées, ces rites sont comme « contaminés » par une pensée misogyne. Et dès lors, cette expression du particularisme pose un problème aux valeurs d’universalité que nous avons le devoir de protéger.

Vous dites que la société n’a pas une « émotion sélective ». Or, c’est difficile à croire étant donné qu’à la fin de décembre, Latifa Ibn Ziaten, la mère du premier militaire assassiné par Mohammed Merah, s’est fait huer à l’Assemblée nationale parce qu’elle portait le voile. La semaine dernière, deux députés se sont rendus à l’Assemblée avec la kippa, sans susciter la moindre réaction.

L’agression de Mme Ibn Ziaten est inacceptable et très choquante. Peut-être fallait-il y réagir collectivement de façon plus forte, mais il me semble essentiel de sortir du jeu de l’empathie prioritaire. A quoi cela sert-il de se demander constamment qui se sent le plus seul, le plus abandonné ou le moins soutenu… si ce n’est à nourrir une compétition victimaire mortifère. En bien des circonstances, des Français juifs ont fait l’expérience d’une solitude particulière, comme après l’assassinat d’Ilan Halimi, ou après les meurtres à l’école d’Ozar Hathora. Et pour autant, le défi aujourd’hui n’est pas de tenir la comptabilité de nos souffrances, mais de se demander ensemble comment nos enfants pourront être demain en sécurité, tous nos enfants.

Demander aux juifs, comme on le fait aujourd’hui, s’ils vont continuer ou cesser de porter la kippa me rappelle étrangement les premiers mois après l’attaque de janvier 2015 [contre l’hyper Cacher], quand on leur demandait s’ils allaient oui ou non quitter la France… Ce discours de surresponsabilisation d’une « communauté » s’accompagne souvent d’une tentation de déresponsabilisation du reste de la nation. Or, l’antisémitisme n’est pas le problème des juifs, c’est le problème de tous les citoyens, le mien comme le vôtre.

Vous parlez du voile islamique comme étant un signe de soumission, mais n’est-ce pas comparable aux femmes juives orthodoxes qui couvrent leur chevelure une fois mariées ?

Je pense qu’il y a encore aujourd’hui dans toutes nos religions un problème avec la place qu’on ne fait pas aux voix et aux corps des femmes. La question du féminin dans la religion est d’autant plus critique qu’un système qui ne fait pas de place aux femmes est un système qui ne fera de la place à aucun autre.

Voilà pourquoi il est urgent que le discours religieux sur les femmes change. Bien sûr, les femmes sont tout à fait en droit de se réapproprier les rites religieux et de les interpréter autrement que comme une soumission à un ordre masculin. Mais tant que le discours religieux officiel n’évolue pas lui aussi dans le sens d’une plus grande place faite aux femmes, le rite est comme « contaminé » par les archaïsmes

Le Monde

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