Alexis FEERTCHAK. – Comment Daech a-t-il pu acquérir si rapidement une telle emprise au Moyen-Orient?

Renaud GIRARD. – Daech prospère d’abord sur la faiblesse des Etats de cette région. Les structures étatiques sont historiquement récentes en Irak ou en Syrie et dès lors bien peu enracinées. Sous l’Empire ottoman, ces pays musulmans étaient gouvernés par la Porte et ne disposaient pas de leur propre Etat. En dehors de la Turquie, l’Egypte a une tradition étatique, qui remonte au pacha Méhémet-Ali qui, à partir de 1805, entreprit une profonde modernisation du pays, rendant l’Egypte largement autonome de Constantinople. Il y a aussi la Perse dont la tradition étatique est extrêmement ancienne: celle-ci est pour beaucoup dans la stabilité de l’Iran. En revanche, l’Irak et la Syrie sont des pays tout neufs et ne sont pas de vraies nations.

Le temps du nationalisme, qui est venu avec l’indépendance des deux pays, n’a pas suffi, malgré la constitution d’ennemis communs pour renforcer l’unité nationale. Pour la Syrie, cet ennemi a été Israël, mais la République syrienne a perdu toutes ses guerres contre l’Etat hébreu (1948, 1967, 1973, 1982). Cela ne l’a pas aidé! A Bagdad, Saddam Hussein n’a pas réussi à renforcer le nationalisme irakien avec l’invasion du Koweït en 1990 – qu’il n’a pu conserver – ou même auparavant lors du conflit qui l’opposa à l’Iran de 1980 à 1988. La première guerre du Golfe entre l’Irak et l’Iran, qui a fait plus d’un million de victimes, s’est terminée sans vainqueur ni vaincu.

En réalité, dans ces territoires irakien et syrien, la loyauté à l’égard de la tribu, du clan ou de la foi est beaucoup plus puissante que le lien avec l’Etat. L’Irak et la Syrie ont été gouvernés par les anciens supplétifs des puissances coloniales. C’est précisément l’origine de la domination alaouite en Syrie. Appartenant à une minorité considérée comme en péché d’apostasie par les Sunnites, les Alaouites ont eu l’occasion de se libérer de cette soumission lorsqu’ils sont entrés dans l’armée et sont devenus les supplétifs des Français. Ces derniers partis, ils ont gagné le contrôle de l’armée. C’est précisément le schéma qu’a suivi Hafez el-Assad, le père de Bachar el-Assad.

Des pourparlers de paix sur la Syrie doivent s’ouvrir le 26 janvier à Genève sous l’égide de l’ONU. Comment négocier en l’absence de toute structure étatique solide?

L’idée forte de Staffan de Mistura, l’envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU, consiste à partir de petits cessez-le-feu locaux et non d’un accord global entre les parties, autrement dit de faire la paix par le bas et non d’en haut: la stratégie est la même que pendant la guerre civile qui agita le Liban entre 1975 et 1990. Si des cessez-le-feu locaux s’établissent, l’aide humanitaire pourra être acheminée vers les zones dévastées et, peu à peu, les différents acteurs commenceront à discuter entre eux, ce qui permettra d’envisager ensuite des solutions durables. La libanisation de la Syrie est le mieux que l’on puisse espérer dans le cadre de ces pourparlers.

C’est aussi en partant de considérations locales lors des négociations de Genève qu’une coalition plus cohérente pourra se constituer contre Daech. Car l’Etat islamique est ce que j’appelle un «mal flagrant». Face à lui, aucun arrangement n’est possible: tout doit être fait pour le détruire. Souvent, en diplomatie, des arrangements sont utiles avec de mauvais régimes: ce fut le cas avec l’URSS de Staline lors de la Seconde Guerre mondiale et c’est aujourd’hui le cas, de fait, avec le régime syrien, la monarchie saoudienne et la «démocratie» autoritaire d’Erdogan. Dans l’histoire, pour l’Etat islamique, je ne vois pas d’autre parallèle que le nazisme. De même qu’il n’y avait pas d’arrangement possible avec Adolf Hitler qui jetait des enfants hongrois dans des chambres à gaz, il n’y en a pas avec le Calife Ibrahim qui transforme des petites filles yazidies en esclaves sexuelles. Face à un mal flagrant, il n’y a pas d’autre choix que de tout faire pour le détruire, même s’il faut pour cela s’appuyer, au moins provisoirement, sur un régime tel que celui de Bachar el-Assad.

Au-delà des négociations, quel peut être l’avenir des Etats syrien et irakien?

Il ne faut pas être dupe sur ce point: les accords Sykes-Picot de 1916 sont morts. On ne rétablira pas les frontières de ces pays telles qu’elles ont été écrites dans le marbre lors du retrait des Occidentaux à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. L’Irak déjà n’existe plus. Le Kurdistan a une autonomie si poussée qu’on ne peut pas dire que le gouvernement de Bagdad ait la moindre influence sur les décisions qui sont prises à Erbil. Quant au triangle sunnite formé par les villes de Bagdad, Tikrit et Ramadi, il est improbable que les tribus qui s’y trouvent puissent accepter à l’avenir d’être gouvernées par un gouvernement chiite.

De la même manière, l’unité de la Syrie n’existe plus et aucun des deux camps ne pourra l’emporter sur l’autre. Le régime laïc de Bachar el-Assad, où le religieux est séparé du politique, a largement les faveurs de toutes les minorités religieuses et ethniques du pays, que ce soient les chrétiens, les druzes, les chiites ou les alaouites. Il a aussi le soutien d’une partie importante des sunnites modérés, baasistes et laïcs. En revanche, le régime syrien ne parviendra jamais à reconquérir l’immense masse islamique sunnite du pays. Inversement, les minorités qui soutiennent Bachar el-Assad n’accepteront jamais la domination des banlieusards et provinciaux sunnites. On se dirige donc vers un éclatement inévitable de la Syrie en au moins deux entités. Un fédéralisme extrêmement poussé, comme il existe aujourd’hui au sein de l’Irak avec le Kurdistan, permettrait de sauver les apparences, mais il ne s’agirait bien que d’apparences.

La situation en Syrie permet-elle d’éclairer aujourd’hui le cas libyen?

Les tribus en Libye sont historiquement encore plus puissantes par rapport à l’Etat qu’elles peuvent l’être en Irak ou en Syrie. La nation libyenne n’existe pas. Le pays est aujourd’hui scindé entre la Tripolitaine à l’Ouest et la Cyrénaïque à l’Est. L’Etat islamique profite là encore de la faiblesse d’un Etat tombé en lambeaux pour s’ancrer sur les côtes entre les ports de Syrte et de Derna, ainsi que le long de la frontière tunisienne à Sabratha.

La colonisation italienne n’a pas été assez longue pour permettre l’édification d’un véritable Etat libyen. Mais Kadhafi a pallié ce manque en répartissant équitablement la manne du pétrole entre les différentes tribus, parfois même au-delà de ses frontières, dans l’immense continent africain. Cette force lui a permis de devenir l’arbitre régulier du jeu libyen et d’investir dans les infrastructures publiques. Le régime libyen était en réalité beaucoup moins kleptocratique que l’Algérie par exemple. L’équilibre qu’avait maladroitement et brutalement établi Kadhafi a été rompu par l’intervention occidentale. Nous avons commis une erreur car nous n’avions pas prévu de remplaçant.

Le Parlement reconnu par la communauté internationale a refusé le gouvernement d’union nationale proposé sous l’égide de l’ONU. Quelle est la marge de manœuvre des Occidentaux?

Il y a le Parlement de Tobrouk, que nous avons reconnu et qui représente le Parlement nouveau issu des élections de 2014. Celui de Tripoli, élu en 2012, représente le Parlement ancien. En décembre 2015, s’est tenue à Rome une conférence sur la Libye à laquelle participait le secrétaire d’Etat américain John Kerry. L’ONU, les Occidentaux et les pays frontaliers tordent le bras des Libyens pour que ceux-ci se mettent d’accord sur un gouvernement d’union nationale.

Néanmoins, comme en Syrie, il faut être local: un tel gouvernement n’existe pas encore et pour l’instant, le seul gouvernement unitaire qu’ait connu la Libye fut le régime de Kadhafi. C’est la raison pour laquelle il faut aussi travailler avec le gouvernement de Tripoli et non seulement avec celui de Tobrouk, que nous avons reconnu. L’ancien Parlement est certes islamique, mais il n’est pas islamiste. Il est attaqué par Daech et se défend. Là encore, le mal flagrant qu’est l’Etat islamique rend un arrangement nécessaire avec Tripoli en attendant que l’ONU ait achevé la constitution d’un gouvernement d’union nationale.

La Libye est très proche du continent européen. Que doit faire l’Europe?

Il est urgent d’agir avec pragmatisme pour éviter que la Libye ne devienne le prochain sanctuaire de Daech. Alors que les côtes libyennes ne sont qu’à seulement 350 kilomètres de l’Italie, l’organisation djihadiste utilise le mouvement des migrants pour déstabiliser le continent européen. Or, sur la question migratoire, l’Europe apparaît désunie et démunie. L’Union européenne avait pourtant financé un réseau entier de radars qui permettait au régime de Kadhafi de lutter contre les trafiquants d’êtres humains. Mais avec notre intervention, nous avons détruit cela même que nous avions financé. C’est précisément pour cette raison que nous devons collaborer tant avec Tripoli qu’avec Tobrouk pour leur donner les moyens de combattre Daech et de surveiller leurs côtes. L’Etat islamique prospère sur la faillite des Etats d’Orient, mais il profite aussi de ce que l’Europe apparaît bien faible aujourd’hui pour pouvoir prétendre le détruire.

Renaud Girard est grand reporter international au Figaro. Il a couvert les grands conflits des trente dernières années. Il est notamment l’auteur d’un ouvrage sur les guerres au Moyen-Orient, Pourquoi ils se battent (Flammarion, 2005), sur son expérience de l’Afghanistan (Retour à Peshawar, Grasset, 2010) et son dernier ouvrage, Le Monde en marche, a été publié en 2014 aux éditions du CNRS. Tous les mardis il tient la chronique internationale du Figaro.

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