Portrait daté du 26 novembre 1955 du pape Pie XII, Eugenio Pacelli, décédé le 09 octobre 1958 à Castel Gandolfo, à l'âge de 82 ans. Elu 258ème pape en 1939, Pie XII avait été nonce en Bavière puis à Berlin, secrétaire d'Etat et principal collaborateur de Pie XI auquel il succéda. Portrait dated 26 november1955 of Pope Pie XIIth, Eugenio Pacelli, who died 09 October 1955, aged 82, in Castel Gandolfo. Elected 258th Pope in 1939, Pie XII has been nuncio in Bavaria then in Berlin, State Secretary and main collaborator of Pope Pie XIth whom he replaced. (Photo by STAFF / INP / AFP)

« J’ai longtemps attendu…qu’une grande voix s’élevât à Rome » A. Camus

le 03.03.2020 par Jforum

 

     « Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde » Albert Camus

Que dit Pie XII? A Noël 1942, un – très – bref passage de son homélie radiodiffusée constituera sa protestation la plus vigoureuse: il y évoque «ces centaines de milliers de personnes qui, sans aucune faute de leur part, parfois seulement en raison de leur nationalité ou de leur race, sont destinées à mourir ou à disparaître peu à peu». Mais jamais il ne prononce les mots «juifs» et «nazis».

«Nous attendions que la plus haute autorité spirituelle de ce temps voulût bien condamner en termes clairs les entreprises des dictatures, regrette Albert Camus le lendemain de Noël 1944 dans Combat. Je dis ?en termes clairs?. Car cette condamnation peut ressortir de certaines encycliques, à condition de les interpréter. Mais elle y est formulée dans le langage de la tradition, qui n’a jamais été clair pour la grande foule des hommes. Or, c’était la grande foule des hommes qui attendait, pendant toutes ces années, qu’une voix s’élevât pour dire nettement où se trouvait le mal.» 

50 ans après la mort d’Albert Camus
Grand Rabbin René Gutman janvier 2010

Le 3 novembre 1943, Bernhard Lichtenberg, terriblement amaigri et affaibli meurt au Camp de Dachau après y avoir été déporté pour avoir « compromis l’ordre public ».

Depuis la Nuit de Cristal, cet ancien prieur de la cathédrale Sainte-Hedwige de Berlin priait chaque jour pour les chrétiens non aryens et pour les juifs persécutés, et tout particulièrement pour les juifs convertis au catholicisme, allant même jusqu’à proposer de les accompagner dans le ghetto de Lodz afin de leur dispenser son ministère.

Arrêté par la Gestapo le 23 octobre 1941, suite à une dénonciation, on retiendra contre lui que ses oraisons du matin étaient toujours introduites par ces quatre mots « Das muss gesagt werden »  » Ceci doit être dit ».

Sexagénaire et malade, le Père B. Lichtenberg fut sans doute l’un des rares ecclésiastiques à dénoncer du haut de sa chaire les persécutions contre les juifs, ces « atrocités particulières  » que le pape, aux dires du Cardinal Luigi Maglione, Secrétaire d’Etat du Vatican, se refusait encore à la veille de Noël 1942, de condamner publiquement.

Dans son message, on le sait, Pie XII ne fit qu’une allusion voilée aux centaines de milliers de victimes « du seul fait de leur race ».

Manifestement, l’idée que « Das muss gesagt werden » « CECI DOIT ETRE DIT » lui était étrangère (1).

 

 

 

« Et pourquoi ici ne le dirais-je pas comme je l’ai écrit ailleurs ? S’interrogeait Albert Camus à l’occasion d’une conférence intitulée l’Incroyant et les chrétiens qu’il donna au couvent de la Tour Maubourg en décembre 1946 (2).

« J’ai longtemps attendu pendant ces années épouvantables qu’une grande voix s’élevât à Rome. Moi incroyant ? Justement. Car je savais que l’esprit se perdrait s’il ne poussait pas devant la force le cri de la condamnation. Il paraît que cette voix s’est élevée. Mais je vous jure que des millions d’hommes avec moi ne l’avons pas entendue et qu’il y avait alors dans tous les cœurs, croyants ou incroyants, une solitude qui n’a pas cessé de s’étendre à mesure que les jours passaient et que les bourreaux se multipliaient. »

Solitude à propos de laquelle E. Levinas écrira dans Noms propres : « Qui dira la solitude des victimes qui mouraient dans un monde mis en question par les triomphes hitlériens où le mensonge n’était même pas nécessaire au Mal assuré de son excellence. Qui dira la solitude de ceux qui pensaient mourir en même temps que la Justice ( …) (lorsque) aucun signe ne venait du dehors?  » (3)

« On m’a expliqué depuis, reprend Camus, que la condamnation avait bel et bien été portée. Mais qu’elle l’avait été dans le langage des encycliques qui n’est point clair. La condamnation avait été portée et elle n’avait pas été comprise « ! (Or) ce que le monde attend des chrétiens, insiste ici l’auteur de l’Etranger, « est que les chrétiens parlent, à haute et claire voix, et qu’ils portent leur condamnation de telle façon que jamais le doute, jamais un seul doute, ne puisse se lever dans le cœur de l’homme le plus simple. C’est qu’ils sortent de l’abstraction et qu’ils se mettent en face de la figure ensanglantée qu’a prise l’histoire d’aujourd’hui » (4).

« Comme je l’ai écrit ailleurs » Ailleurs, c’est vraisemblablement dans le journal Combat du 26 décembre 1944. Albert Camus réagit au message d e Noël que le Pape Pie XII vient d’adresser au monde: « Puisque l’occasion nous en est donnée, nous voudrions dire que notre satisfaction n’est pas pure de tout regret. Il y a des années que nous attendions que la plus grande autorité spirituelle de ce temps voulût bien condamner EN TERMES CLAIRS (5) les entreprises des dictatures. Je dis en termes clairs. Car cette condamnation peut ressortir de certaines encycliques, à condition de les interpréter. Mais elle y est formulée dans le langage de la tradition qui n’a jamais été clair pour la grande foule des hommes. Or c’était la grande foule, renchérit Camus, qui attendait pendant toutes ces années qu’une voix s’élevât pour dire nettement, comme aujourd’hui, où se trouvait le mal. « Notre vœu secret était que cela fût dit au moment même où le mal triomphait et où les forces du bien étaient bâillonnées. Disons le clairement, conclut-il, nous aurions voulu que le Pape prît parti, au cœur même de ces années honteuses, et dénonçât ce qui était à dénoncer ».

Face aux arguments souvent énoncés, que le Pape craignait que le peuple allemand lui tienne rigueur de ses positions en faveur des juifs, ou bien qu’il lui était impossible de nommer les nazis sans parler aussi des communistes (6). Albert Camus affirme que l’Eglise n’avait pas besoin alors de s’occuper de durer ou de se préserver, et qu’elle y aurait trouvé au contraire une force « qu’aujourd’hui nous somme tentés de ne pas reconnaître » Et comme pour se justifier, lui, l’incroyant, d’avoir « osé critiquer la plus haute autorité spirituelle du siècle », Camus signe: «  Qui sommes-nous en effet ? Rien, justement, que des simples défenseurs de l’esprit, mais qui se sentent une exigence infinie à l’égard de ceux dont la mission est de représenter l’esprit (6).

Au-delà du débat qui a été soulevé par la décision du Pape Benoît XVI d’engager la procédure de béatification du Pape Pie XII, cette voix, qui ne dit rien d’autre que l’essentiel, et nonobstant ce que les Archives pourraient encore révéler aux historiens, nous convoque pour nommer le mal qui menace de violence notre société, au jour et à l’heure où « CECI DOIT ETRE DIT » et dit « EN TERMES CLAIRS »

René GUTMAN
Grand rabbin du Bas-Rhin
Notes :
  1. Hilberg Raoul : Exécuteurs, victimes, témoins, Gallimard, 1994
  2. Camus Albert : l’Incroyant et les Chrétiens in Essais, Gallimard, 1965
  3. Levinas Emmanuel : Noms Propres, fata morgana, 1976
  4. Camus Albert in Actuelles I (Editions de la Pléiade, pages 372-3)
  5. C’est nous qui soulignons
  6. Camus Albert in Actuelles I, morale et politique (Ibid. p. 284-5)

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Élie de Paris

Albert.
Mon frère.
Il nous eût plu, autant qu’au Ciel, que les croyants le soient autant que lui.
Assurément, si tel avait été le cas, L’Eternel aurait passé toutes les éponges, et tous, tous, mêmes les pécheurs, auraient été délivrés, pardonnés.
N’est-il point dit, par Hillel, à ce Gentil qui recherchait une conversion éclair convaincante « aime ton prochain, comme toi même, le reste n’est que commentaires » ?