Selon un récent rapport de la Fondation Jean Jaurès, depuis les attentats de 2015 en France, une « sourde suspicion » pèse sur la religion musulmane y compris dans les classes sociales supérieures qui se réclament des valeurs de tolérance.

7 janvier 2015, 13 novembre 2015. Ces dates traumatiques et la médiatisation des événements qui les a précédées et suivies a profondément transformé l’opinion des Français envers l’islam. C’est ce que montre une passionnante étude conduite par Jérôme Fourquet et Alain Mergier, pour la fondation Jean Jaurès, proche du Parti socialiste.

On parle ici d’étude quantitative – Jérôme Fourquet est directeur du département opinion de l’Ifop – mais aussi et surtout qualitative, c’est-à-dire d’entretiens poussés avec des Français appartenant à la classe moyenne supérieure, des commerçants, des cadres supérieurs et professions libérales (CSPL) jouissant d’un niveau d’études supérieur.

Le « for intérieur » contredit les mots

Si l’on s’en tient au quantitatif, comme par exemple dans le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, les bonnes opinions envers l’islam, bien que minoritaires (26 %) seraient en augmentation de 6 % début 2016.

Les chercheurs de la fondation Jean Jaurès font le constat inverse. Quelques mois après la tuerie de Charlie Hebdo, dans une étude intitulée « Le catalyseur, la cristallisation d’une idéologie », consacrée aux classes populaires, ils avaient montré comment ces dernières avaient conforté leur rejet de l’islam et comment ce drame avait accéléré un basculement vers le vote Front national (FN), expliquant les succès de ce parti.

Ici, les experts s’intéressent à des électeurs de centre droit ou de centre gauche. Des personnes qui se revendiquent volontiers d’une vision ouverte et tolérante de la société. Ils sont pro-européens et rejettent absolument toutes formes de préjugés racistes ou religieux. Si on leur demande quelle est leur perception des musulmans, de l’islam, ils répondront sans doute qu’elle est positive parce que, selon Alain Mergier, sémiologue et sociologue, co-auteur de l’étude, c’est la position « qu’ils revendiquent, qu’ils veulent avoir », autrement dit celle qui correspond à l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes. Sauf « qu’en leur for intérieur, ils pataugent complètement. Ils sont dans un dilemme qui est en dessous de l’expression ».

Un « germe de violence » dans l’islam

Si on les « accouche » dans des entretiens poussés, ils confient toute l’étendue de leur trouble : « Pour résumer, ils pensent qu’il y a un problème au cœur de l’islam, et c’est quelque chose de nouveau pour eux. » Alain Mergier poursuit la comparaison avec les classes populaires. « Là ou celles-ci ont été confortées dans leur hypothèse négative sur l’islam et ont simplifié leur vision du monde, les catégories supérieures, elles, ont senti que les choses étaient plus compliquées qu’elles ne le pensaient. »

Ce sont des gens qui lisent et s’informent davantage que la moyenne et qui ont approfondi leur connaissance de l’islam. S’ils refusent toujours de faire l’amalgame entre musulmans et terroristes, ils ont pris conscience, selon Alain Mergier, « qu’il y a dans cette religion un germe de violence. Avant ils pensaient que l’extrémisme était une pathologie de l’islam. Depuis 2015, ils diraient plutôt qu’il y a dans l’islam un penchant constitutif qui peut mener à la violence, à l’intolérance. Et que les musulmans qui y échappent sont ceux qui s’efforcent de lutter contre ce penchant. »

Bref, « en leur for intérieur », 2015 aura été le moment d’une remise en question totale de leur certitudes. Désormais, ils ne savent plus quoi penser. Une chose à laquelle ils ne sont pas habitués, ce qui ajoute à leur désarroi.

Un pays « hanté » par le jihadisme

Qu’est-ce qui explique ce mouvement intime profond, ce sentiment nouveau « politiquement incorrect » que l’on confiera à ses amis et à sa famille, mais pas à un sondeur ou à un journaliste ? Bien sûr, il y a eu deux attentats d’une violence inédite dans notre pays. Le premier, c’était contre des juifs ou des caricaturistes dont on pouvait se dire qu’ils avaient un différend avec les musulmans radicaux. Cela a débouché sur une belle manifestation républicaine de solidarité.

En novembre, c’est un mode de vie et une culture qui ont été aveuglément frappés. C’est beaucoup plus déstabilisant pour un esprit éduqué, réfléchi, car il ne peut plus se raccrocher à aucune rationalité (« Ils ne pensent pas comme nous »). Mais cela, tout seul, n’aurait pas suffi. Il y a tout ce qui a été mis en lumière immédiatement après novembre avec l’état d’urgence. On peut faire la liste de quelques facteurs :

  • – La séquence médiatique qui a suivi les attaques terroristes de novembre 2015 a produit un « bruit de fond » islamiste incessant, accompagné de perquisitions et d’arrestations de jihadistes en puissance, plus seulement dans les « banlieues » à forte population issue de l’immigration, mais dans la France entière, jusque dans des zones rurales qui se pensaient à l’abri. Un phénomène de loupe qu’a particulièrement bien relayé la presse quotidienne régionale, ou la presse nationale dans des enquêtes comme « Djihad, la filière bretonne » (Paris Match) ou « Dans le Loiret, le djihad pour tuer l’ennui » (Le Monde). Du coup, s’installe un sentiment de vulnérabilité du territoire, d’imprévisibilité de la menace. On se dit : « Les terroristes peuvent être partout. » Une des personnes interrogées, une femme d’une quarantaine d’années, parisienne, cadre dans les ressources humaines, estime que les jihadistes ont fait de la France « un pays hanté ». 
  • Vient ensuite la mise au jour de l’importance du phénomène des convertis qui remet en question l’idée d’un lien entre le milieu (social, géographique, religieux ou culturel) et la radicalisation. Cela donne corps à la thèse d’Olivier Roy pour qui il y a « une islamisation de la radicalité plutôt qu’une radicalisation de l’islamisme ». On prend conscience de la capacité prosélyte de l’islam. Ce qui a particulièrement alarmé ces cadres et diplômés du supérieur, selon Alain Mergier, « ce sont ces témoignages de parents de convertis qui disent n’avoir rien vu venir. Ils se sentent menacés par quelque chose qui vous prend de l’intérieur, dans ce que vous avez de plus cher. » 
  • De même, l’agression au couteau d’un juif de Marseille portant kippa par un jeune de 15 ans, bon élève, d’origine kurde et dont le père s’opposait aux islamistes, casse aussi le cliché d’un déterminisme social dans la radicalisation. 
  • Les enquêtes dans la presse sur les femmes dans le jihad, mariées de force à des combattants, et surtout l’affaire des agressions le soir du réveillon à Cologne ont parachevé la représentation péjorative du traitement des femmes par les musulmans. « La question des femmes, des mœurs en général, est un levier essentiel dans la population étudiée », relève Mergier. Une commerçante de 38 ans, habitant Montpellier, résume ainsi ce qu’elle éprouve depuis cette affaire : « Je ne dis pas que tous les musulmans sont des violeurs, mais je dis qu’ils ont une vision dégradante de la femme. Je pouvais l’oublier inconsciemment. Avec ce qui s’est passé à Cologne, je ne peux plus. Et je suis mal, mal à l’aise avec moi-même. » 
  • Ces agressions, comme le fait avéré qu’un certain nombre de terroristes s’étaient glissés parmi les réfugiés de Syrie, ont complètement brouillé, chez ces Français ouverts et tolérants, leur premier mouvement naturel en faveur de l’accueil. Cette même jeune femme de Montpellier confie : « En tant que femme, je suis révulsée par ces mecs. Ces pauvres mecs. Mais ça, ce serait simple. Il y a autre chose. C’est que j’ai toujours été pour l’accueil des réfugiés syriens. Mais là, c’est un drame pour moi. En tant qu’humain, je suis pour les accueillir, en tant que femme, je déteste leur façon de voir les femmes. » 
  • Pour ajouter au malaise, s’ajoute l’impossibilité de défendre un point de vue dicté par des valeurs démocratiques dans la crise syrienne. Une autre femme, 42 ans, de Montpellier également, juge  terrible de devoir choisir entre Bachar al-Assad et l’organisation État islamique : « On en vient à souhaiter la victoire d’un dictateur sanguinaire qui massacre son peuple à coups d’armes chimiques contre un autre qui massacre le même peuple en faisant des horreurs. Comment ça se fait ? Eh bien, c’est qu’on ne sait pas se défendre ici, en France. Donc il faut en finir avec Daech là-bas. À n’importe quel prix, à n’importe quel prix moral. Je dis ça, mais entre nous, je n’ai pas envie de le penser. »

Vote FN, mesures sécuritaires, la digue va-t-elle céder ?

Une fois ce constat énoncé, les chercheurs se posent évidemment « LA » question essentielle, politique. On a vu que les attentats de 2015 avaient amplifié le score du FN aux élections régionales (28 % en cumul national). Notamment, en raison du basculement dans les classes populaires. Fait nouveau, fin 2015, on notait aussi une progression du vote FN chez les catholiques pratiquants (+9 %) et non pratiquants (+6 %), catégories qui paraissaient jusqu’ici immunisées contre les opinions extrémistes (sondage Ifop-Le Pèlerin de décembre 2015).

Et pour la présidentielle ? Ces dilemmes éthiques, ces incertitudes, ces peurs vont-elles ou non inciter ces CSPL à suivre le même chemin ? Autrement dit, surtout en cas de nouvel attentat, cette dernière digue peut-elle céder et permettre à Marine Le Pen de franchir une autre étape vers le pouvoir (comme en Autriche avec le FPÖ) ?

Le rapport relève que, sur la question du terrorisme et de l’islam, la présidente du FN met très souvent ses mots en résonance parfaite avec le « for intérieur » de ces Français. Par exemple, elle ne dit pas qu’elle est contre l’accueil des réfugiés mais confie sa peur que « la crise des réfugiés ne soit le début de la fin des droits des femmes ».

Les auteurs ne tranchent pas la question mais, dans un entretien à France 24, Alain Mergier est assez catégorique : « Ces Français restent assez allergiques au Front national, mais ce qui est frappant, c’est le reproche fait à la gauche d’avoir tardé à agir. La fermeté marquée depuis le 13-Novembre leur a fait prendre conscience que l’on aurait pu agir avant. »

Face à la menace, et dans la perspective d’un nouvel attentat qui paraît presque inéluctable, les Français se disent majoritairement favorables à des révisions sécuritaires drastiques, même en sacrifiant quelques libertés individuelles. Parmi eux, 70 % se disent prêts à remettre en cause les valeurs de la société française en matière de tolérance, d’ouverture ou de respect de la vie privée.

Une disposition très forte dans les classes populaires, mais aussi majoritaire désormais chez les cadres supérieurs et professions libérales (57 %) et chez les électeurs de gauche (55 %). Il est aussi frappant de voir que chez les CSPL, a priori bien disposées à l’égard de la construction européenne, 65 % sont maintenant favorables à la suppression des accords de Schengen (sondage Ifop-Atlantico de 2015). C’est là qu’une digue a peut-êre déjà cédé.

Moins de tolérance envers la religion musulmane

En cas de nouvel attentat, même s’ils résistent aux sirènes du FN, ces catégories « supérieures » pourraient aussi pencher en faveur d’une moindre tolérance envers la religion musulmane. Plus encore qu’une demande d’ordre et d’autorité, on voit se dessiner, selon Alain Mergier, un besoin de « mise à jour du logiciel républicain, de redéfinition des principes d’application de la laïcité ». « Ce qu’ils ne veulent plus voir, par exemple, ce sont des lois sur l’interdiction du voile intégral que l’on est incapable de faire respecter. Il y a une envie de sortir de tout ça par le haut. »

Comme le dit cet homme de 39 ans, responsable marketing dans l’industrie résidant à Paris : « Je veux bien être respectueux, tolérant, mais attention, il ne faut pas que le respect et la tolérance se retournent contre moi. Si les valeurs auxquelles on croit finissent par nous affaiblir, il ne faut pas avoir peur de passer outre dans certains cas. »

Il est encore difficile de tirer des plans sur la comète en vue de l’élection présidentielle, mais, au moins, voit-on que la gauche au pouvoir (qui semblait pourtant avoir bien géré l’après-attentat) part avec un handicap. Ces électeurs du centre déboussolés pourraient par exemple être attirés par un candidat qui, tout en prêchant les vertus du « vivre-ensemble », serait capable d’en redéfinir strictement les bases.

Mais le constat le plus inquiétant dressé par l’étude est le suivant : « La sourde suspicion qui pèse sur la seconde religion de France peut aboutir à des comportements de repli communautaire chez les musulmans et précipiter certains dans la radicalisation. Ces conséquences peuvent à leur tour entraîner un renforcement des rejets. » Un cercle vicieux.

Le rapport de la fondation Jean Jaurès « 2015, année terroriste » de Jérôme Fourquet et Alain Mergier est téléchargeable gratuitement sur son site.

France24

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