D’où vient la kabbale, la mystique du judaïsme ?
Pour comprendre la naissance ou l’émergence du courant kabbalistique dans le judaïsme rabbinique, et par la suite, appréhender correctement son essor et sa diffusion depuis la période médiévale jusqu’à l’époque moderne, il importe de s’interroger sur la terminologie et sur la manière dont les tenants de ce courant foncièrement ésotérique se définissaient eux-mêmes.

Le terme kabbale, dérivé de l’hébreu kabbala, signifie réception d’une transmission, donc une tradition, c’est-à-dire un legs religieux ou spirituel transmis par les générations précédentes. Les adeptes de ce courant ésotérique qui se donnait des racines remontant à l’Antiquité se considéraient comme investis par l’authentique tradition du judaïsme originel et se nommaient les mequbbalim, en français les kabbalistes. Derrière cette affirmation identitaire on peut apercevoir un procès en illégitimité intenté aux partisans de la philosophie rationaliste de Maimonide (1138-1204) lequel semblait s’être éloigné de la pratique religieuse quotidienne pour aboutir à la contemplation pure. L’évacuation systématique de tous les anthropomorphismes bibliques à laquelle se livre Maimonide dans son Guide des égarés, sa volonté de dépouiller l’essence divine de toute corporéité, faisaient craindre l’émergence d’un judaïsme abstrait et désincarné qui augurait mal de son avenir. Au-delà de son essence profonde qui recélait dès les origines de grandes richesses, le mouvement kabbalistique fut donc principalement une réaction de défense face à une formulation intellectualiste et rationaliste du judaïsme.
Si l’on cherche des traces de ce courant kabbalistique dans la littérature juive traditionnelle (midrash, talmud), c’est-à-dire antique, on découvre peu d’éléments, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’y ont jamais existé. L’absence de preuve ne signifie pas la preuve de l’absence. Une main éditoriale peut très bien avoir procédé à une censure d’éléments trop mystiques, difficilement assimilables par le commun des croyants juifs. Tout le courant kabbalistique, maladroitement rendu par des expressions comme mystique ou ésotérisme, vit dans cet étrange paradoxe : alors que la constitution de son corpus est essentiellement médiévale, ses adeptes les plus convaincus et les plus patentés lui trouvaient des racines antiques.
Si l’on laisse de côté la première œuvre de cosmogonie juive, intitulée Livre de la création (ou de la formation) (Sefer yetisra), la première compilation franchement mystique est le Sefer ha-Bahir Livre de l’éclat dont le titre est une réminiscence du livre de Job. Ce texte présente des conceptions absolument nouvelles par rapport à la théologie rabbinique habituelle ; c’est dans l’un de ses paragraphes qu’on peut lire une référence, certes codée mais suffisante pour les initiés, à la théorie de la transmigration des âmes, bien que le terme spécifique guilgoul ne soit jamais prononcé… Les premiers feuillets de ce livret commencèrent à être cités vers 1170/80 mais c’est justement un siècle plus tard que la kabbale allait recevoir ses lettres de noblesse avec la diffusion du Zohar, le Livre de la splendeur.
Devenu la Bible de la kabbale dans son ensemble, entouré aujourd’hui encore d’une véritable aura de sainteté (dans les milieux religieux on parle du Zohar sacré), le Zohar constitue l’indispensable arrière-plan idéologique et religieux de tous les mouvements qui prirent leur essor dans son sillage, et notamment des spéculations mystiques du faux Messie Sabbataï Zewi (1626-1676). Comme on va lire dans les pages qui suivent, le terme Zohar est un terme générique qui sert de titre à un corpus littéraire composite dont la rédaction s’étend sur plusieurs décennies. En réalité, ce titre n’en désigne que la partie principale dont l’auteur est parfaitement identifié ; il s’agit d’un intellectuel juif du XIIIe siècle, Moïse de Léon (1250-1305), qui avait aussi rédigé des ouvrages en langue hébraïque alors que dans le Zohar il recourt à l’araméen afin de faire croire à la paternité littéraire d’un éminent Sage talmudique du IIe siècle Siméon ben Yohaï… Si l’on s’interroge sur les raisons qui poussèrent Moïse de Léon à recourir au subterfuge de la pseudépigraphie, on est étonné par la trivialité des motivations de cet incontestable génie mystique. A son épouse qui lui demandait pour quelles raisons il s’évertuait à cacher l’identité véritable de l’auteur du Zohar, il répondit que ses contemporains auxquels il vendait les feuillets de l’ouvrage ne débourseraient plus un sou pour l’acquérir s’ils apprenaient qu’il en était l’auteur, ce qui ne manquerait pas d’avoir des suites fâcheuses pour l’économie du ménage… [1]
Ses correspondants voulurent toutefois en avoir le cœur net : ils firent une enquête qui fut interrompue par le décès subit de Moïse de Léon. Constatant que tous les fils menaient constamment vers lui et que tous les possesseurs des parties du Zohar les avaient acquises auprès de lui contre des écus sonnants et trébuchants, ils décidèrent d’interroger séparément la veuve et l’orpheline : toutes deux confirmèrent que Moïse de Léon était bien l’auteur des textes qu’il avait diffusés en les attribuant au Sage talmudique Siméon ben Yohaï… Ce qui ne laisse pas d’étonner même les savants contemporains, c’est la force avec laquelle le corpus zoharique a finalement triomphé de toutes les critiques détruisant ses prétentions à l’antiquité… Même des talmudistes rassis, pourtant rompus à l’art d’interroger les textes sacrés, finirent par se ranger sous la bannière d’un texte qui reçut l’estampille canonique. Avant de se pencher sur la nouveauté de son contenu, il faut bien reconnaître qu’au moins deux événements historiques majeurs ont objectivement milité en sa faveur : en premier lieu la propagation des thèses d’Averroès en milieu juif qui provoquèrent, semble-t-il, une épidémie de conversions au christianisme et affaiblirent la ,substance vivante du judaïsme ; enfin, moins d’un siècle et demi plus tard, l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique que d’aucuns comme le célèbre exégète Isaac Abrabanel présentèrent comme une punition divine sanctionnant la proximité trop forte des juifs à la philosophie… En somme, le courant kabbalistique rappelait les enfants d’Israël à leurs devoirs, réinstallait la tradition authentique dans ses droits et favorisait une historiographie[2] plus conforme aux croyances traditionnelles…
Depuis son émergence comme une tradition nouvelle mais qui se donnait pour la transmission authentique de la religion d’Israël, le corpus zoharique s’est enrichi d’apports littéraires nouveaux dont les plus importants sont Le berger fidèle (Ra’ya méhémena) (une analyse symbolique des préceptes bibliques), les Additifs du Zohar (Tikkouné Zohar) et le Nouveau Zohar (Zohar hadash). Ainsi constitué, le corpus zoharique traversa les siècles sans encombre pour parvenir jusqu’à nous.
Comment définir la nature du Zohar ? Il s’agit d’un commentaire mystique (ou kabbalistique) de la Tora. La liturgie synagogale prescrit chaque samedi matin la lecture d’une péricope hebdomadaire tirée du Pentateuque. Cette obligation religieuse se situe au cœur même du judaïsme pratique. Eh bien, ce sont ces péricopes commentées au plan mystique qui constituent la trame de la littérature zoharique. Est-ce que le Zohar a inventé de toutes pièces ce qu’il transcrit dans ses épais folios ? Non point, il reprend presque toujours les interprétations traditionnelles telles qu’elles se présentent à nous dans les sources juives anciennes mais son originalité tient au fait qu’il les rehausse d’une saveur incontestablement mystique. Face ou comparée à l’exégèse biblique maimondienne qui insérait dans le Pentateuque les données de la philosophie grecque, telle que relayée par les commentateurs médiévaux de son époque, l’interprétation zoharique[3], quant à elle, parlait au cœur du juif croyant et peuplait son univers mental de figures familières (les sefirot) et de notions connues et reconnues par sa tradition ancestrale.
Au plan doctrinal, on peut évoquer deux notions qui sont radicalement nouvelles car elles n’ont pas d’équivalents rigoureusement identiques dans la théologie rabbinique antérieure : la conception d’une unité dynamique de la divinité qui s’articule autour des dix sefirot qu’il est défendu d’isoler les unes des autres sauf aux fins d’analyse, et la notion du mal présenté comme un domaine quasi autonome par rapport à la volonté divine et que l’auteur du Zohar nomme étrangement «l’autre côté» (sitra ahara), comme s’il s’agissait d’une zone d’où serait absent le droit de regard de Dieu. Une telle désignation du mal a accrédité l’idée d‘une «gnose juive» où deux principes opposés se feraient face. Tant dans la partie principale du Zohar que dans les autres strates de ce texte, on sent les difficultés des auteurs à demeurer dans un cadre religieux strictement théiste. On sent par exemple la lutte vivace entre deux conceptions divines, celle de la Bible et celle de Plotin[4] .
Lorsqu’intervint l’expulsion des Juifs de l’ensemble de la péninsule ibérique, les exilés se répartirent sur l’ensemble du pourtour du Bassin méditerranéen. Parfaitement impuissants au plan politique, les juifs ne pouvaient apporter au décret funeste qui avait fondu sur eux une réponse de même nature : ils la transposèrent au plan mystique. Ce drame qui s’était abattu sur Israël devait avoir touché la divinité elle-même puisque cette dernière, par le biais des sefirot, partageait les joies et les peines des juifs. Le drame d’un seul peuple devenait un drame cosmique.
Ainsi naquit au milieu du XVIe siècle la kabbale de Safed, dite lourianique, en raison du nom de son fondateur Isaac Louria. Elle s’articule autour de trois thèmes fondamentaux qui montrent bien la nature de sa provenance : Dieu qui occupait tout l’espace virtuel précédant la création s’auto-contracte pour libérer un espace primordial au sein duquel le monde créé doit prendre place : c’est la doctrine du tsimtsoum. Pour maintenir en vie, ce monde récemment créé, Dieu lui insuffle un élixir de vie qui doit être contenu dans des vases qui rappellent étrangement le sexe féminin lequel s’ouvre à la semence du mâle. Par malheur, ces vases de nature terrestre explosent sous le poids du flux divin, répandant la précieuse semence aux quatre coins de l’univers. C’est la doctrine du bris des vases qui rappelle le mode d’accouplement des principes masculin et féminin sur terre. Louria passe, lors de la phase suivante, de cet exubérant symbolisme sexuel à celui de la lumière : il s’agit à présent de recueillir les divines parcelles de lumière dans un univers baignant dans l’obscurité de l’impureté. C’est la mission assignée à l’orant juif dont les prières font remonter ces étincelles de pureté vers leurs régions supérieures d’origine… Et ceci est la doctrine du tikkun, la restauration de l’harmonie cosmique antérieure…On est très loin des prescriptions talmudiques qui tranchaient par leur aspect aride et univoque d’où tout symbolisme était volontairement absent.
C’est cette kabbale lourianique, si mal comprise par un esprit aussi tourmenté que Sabbataï Zewi, qui est inséparable de l’hérésie du faux Messie : en effet, celui-ci en était venu à l’idée que la meilleure façon d’accomplir la loi revenait à la violer. C’est ce que l’on nomme l’antinomisme.
Mais par une vertu d’auto-régénération dont l’histoire religieuse du judaïsme a le secret, la secte des hassidim du XVIIIe siècle avec à sa tête le Baalshemtov, a, en quelque sorte «décontaminé» l’arbre sabbataïste, l’a débarrassé d’un élément messianique explosif et remplacé par une démarche plus progressive et en tout cas individuelle, celle de la devékut, de l’adhésion à Dieu.
Comment expliquer de manière rationnelle cette étrange carrière de la mystique au sein du judaïsme ? Quand on analyse les ingrédients qui constituent les grands textes de la kabbale, depuis le Bahir, jusqu’au hassidisme du XVIIIe siècle[5], en passant par le Zohar et les textes lourianiques, on constate que le courant ésotérique a autant emprunté à l’extérieur que le courant philosophique. Le problème est que la kabbale a gagné la bataille du livre de prières où elle a su insérer ses conceptions et ses idées. Les philosophes, héritiers de Maïmonide, s’en sont désintéressés, malgré les treize articles de foi de ce dernier.
Mais la vraie raison de l’émergence et de la prédominance de la kabbale, même aujourd’hui encore, tient peut-être au fait que, d’une manière incompréhensible, l’âme juive a choisi le rêve…
Dans le corpus zoharique il existe un texte qui s’occupe spécifiquement de l’interprétation kabbalistique des préceptes divins. C’est le texte intitulé Ra’ya méhémna, Le Berger fidèle, censé représenter Moïse en personne.
Exposer d’une manière claire et fiable la motivation symbolique des préceptes bibliques dans l’une des parties les plus remarquables du corpus zoharique, à savoir le Ra’ya mehemna, tel est le sujet du remarquable ouvrage dont son auteur, Charlie I Malka, nous fait l’aubaine. L’approche analytique qu’il adopte n’est jamais rébarbative en dépit de l’aridité de la matière étudiée car des présentations générales et des synthèses sont là pour reconstituer ce tout que forment ensemble les différentes strates du corpus zoharique. Dire que l’aspect juridico-légal de ce texte n’avait pas, au préalable, retenu l’attention des chercheurs, serait inexact mais en revanche on peut souligner, sans crainte d’être démenti, que M. Malka est le premier spécialiste francophone à avoir entrepris un tel travail. C’est dire combien sa contribution est précieuse.
Le pari largement réussi par les kabbalistes –car peut-on affirmer sans risque d’erreur que ces adeptes juifs de la science ésotérique n’étaient que des «mystiques» ?- a consisté à dégager un nouvel horizon exégétique sans donner l’impression que l’on quittait ainsi les limites de l’univers traditionnel. On relève constamment une dialectique ou une tension polaire entre l’héritage du passé, le legs talmudico-midrachique, et l’apport nouveau des auteurs du corpus zoharique, notamment Moïse de Léon et le kabbaliste anonyme, responsable de la rédaction du Berger fidèle et des Tikkuné Zohar. Même l’irruption d’entités aussi énigmatiques, indéchiffrables et pratiquement indéfinissable que les sefirot n’a pas soulevé d’opposition alors que les sources juives anciennes ne parlaient, elles, que de logoï (ma’amarot) ou d’attributs (middot). Or, les kabbalistes se griseront tant de ces nouvelles interprétations qu’ils s’interrogeront avec gravité sur les relations entre les sefirot et l’essence divine proprement divine : quelques siècles plus tard, Moïse Cordovéro, auteur du Verger des grenades (Pardès rimmonim) et d’un commentaire remarqué du Zohar, Or yaqar (Précieux luminaire) disserte longuement pour savoir si ces sefirot sont l’essence (atsmut) ou les instruments (kélim) de la divinité.
C’est donc un monde nouveau, animé d’un puissant élan de créativité qui, sans tourner radicalement le dos à l’exégèse traditionnelle, se met en quête d’un sens résolument ésotérique. Ce fait n’a pas échappé à la sagacité de l’un des meilleurs traducteurs américains de la littérature zoharique, Daniel C. Matt.[6] Par exemple –et ceci est nettement perceptible dans le Berger fidèle- l’aspect théurgique joue un rôle prépondérant : les prières quotidiennes récitées par l’orant avec l’intention qui convient, l’accomplissement scrupuleux et intelligent des préceptes et commandements bibliques contribuent à restaurer l’harmonie cosmique par l’unification des sefirot (mâles et femelles, de droite et de gauche), voire à instaurer la sérénité au sein de l’essence divine elle-même, laquelle est mise à mal par les agissements des hiérarchies des forces démoniaque, appelées ici, suivant une formule gnosticisante, «l’autre côté» (voir supra). Cette dimension théurgique n’est pas absolument nouvelle dans le judaïsme puisque de nombreux passages talmudiques, commentant la création de l’univers et de l’homme, affirment que ce dernier est, en quelque sorte, l’associé du Seigneur. Mais cet aspect n’avait encore jamais atteint de telles proportions au point que, dans le sillage de la kabbale de Safed, on se mit à réciter une formule introductive précédant toute oraison et qui s’énonçait ainsi : «En vue de l’union du Saint béni soit-il et de sa Shekhina afin de réunir (le-habber) la femme de sa jeunesse à son amoureux (dodah).
Cette idée d’une intime union entre Dieu et les sefirot, entre Dieu et la Tora (la Tora c’est Dieu, écrira l’auteur des Tikkuné Zohar) et enfin entre Dieu et Israël, est exprimée de façon parfaitement univoque par une phrase du Zohar (III, 73a) : «Trois niveaux sont intimement liés les uns aux autres : le Saint béni soit-il, la Tora et le peuple d’Israël.» L’existence et le destin d’Israël sont donc co-extensifs à l’essence divine : l’un ne se conçoit pas sans l’autre.[7]
On s’interroge à la suite du Berger fidèle sur l’origine et l’essence –simple ou complexe- de la Tora. En effet, d’où s’origine la Tora ? Est-elle de ce monde ci ou d’un autre monde ? Les Proverbes (ch. 8 ; 22s) mettent une entité mystérieuse en relation avec la création de l’univers auquel elle a préexisté. Cette connexion entre la Tora et la création a conduit le midrash ad locum a faire de la première l’instrument de l’adventicité de l’univers. Le Berger fidèle reprend les variations traditionnelles sur ce thème qu’il rehausse d’une saveur fortement mystique et va bien plus loin que les spéculations du Sefer Yetsira.
Durant deux millénaires la Tora est restée auprès de Dieu, dans le domaine intra-divin. Cette Tora que nul n’a jamais vue et que les kabbalistes s’évertuent à reconstituer grâce à leur herméneutique ésotérique, se nomme la Tora de l’émanation (atsilut), c’est-à-dire la Tora qui ne s’est pas encore détachée de l’empire divin et qui, de ce fait, brille d’un éclat primordial. C’est la Tora de la grâce, une Tora paradisiaque dont parle le chapitre 31 des Proverbes. C’est à elle que David faisait allusion dans le Psaume 119 ; 18 : «Dessille mes yeux afin que je découvre les merveilles de ta Tora.» Il est donc évident que la Tora que nous possédons n’est pas celle dont parle le chapitre 8 des Proverbes. Comment s’explique alors cette dégradation de la Tora? Le Berger fidèle en discerne les causes dans l’exil, les persécutions et les pérégrinations forcées d’Israël. Toutes ces graves anomalies sont largement responsables de l’état actuel de la Tora et des interprétations laborieuses qui en furent données. Là où Moïse de Léon, l’auteur de la partie principale[8] du Zohar, parle des vêtements de la Tora en termes neutres, les Tikkuné Zohar et le Berger fidèle évoquent, eux, des «haillons qui déparent la beauté originelle de la Tora.»
Dans la restauration de l’harmonie cosmique l’étude de la Tora joue un rôle crucial. Il s’agit assurément d’une étude menée selon des critères kabbalistiques qui supplantent tous les autres. Se limiter à son sens obvie ou affirmer, par exemple, que le Talmud et la tradition orale n’ont qu’un seul niveau d’intelligence, c’est commettre un grave manquement et entraver l’action des canaux supérieurs de yesod (fondement) et malkhut (royaume) qui sont respectivement la neuvième et la dixième sefira. Ce terme, dont l’origine exacte est toujours controversée, est attesté dans le Sefer yetsira et est censé exprimer différents niveaux de présence divine, vue du côté du récepteur. En soi, la divinité est une absolument. Dans un fameux passage des Tikkuné Zohar, intégré depuis fort longtemps à la liturgie quotidienne, le Patah Eliyahu we-amar (Elie a débuté son discours en ces termes), on lit une sévère mise en garde à l’encontre de celui qui séparerait une «sefira de sa sœur» : c’est ensemble que les dix sefirot constituent l’unité dynamique de la divinité.[9] On peut légitimement s’interroger sur la pertinence de cette expression mise à l’honneur par Gershom Scholem. En tout état de cause, elle vise à se substituer à la doctrine philosophique de l’impassibilité ou de l’immuabilité divine qui conduisit à troquer le Dieu biblique personnel contre un concept divin. Dire que l’essence divine est immuable, que sa volonté est éternelle et que les miracles, par exemple, sont une «hérésie de la nature» ruine les fondements mêmes de la pratique religieuse quotidienne. Or, nous ne pouvons omettre que tout le mouvement kabbalistique se voulait aussi –en dépit d’une imposante structure doctrinale- une réaction à la conceptualisation, à l’abstraction, voire à la vaporisation du contenu positif du judaïsme. Les kabbalistes ne se sentaient pas liés par la loi d’airain de la théologie rationnelle. Pour eux, seul comptait le caractère vivant et agissant d’une divinité libre. A suivre
Version médiévale de l’Arbre de vie (à droite) et livre de prière kabbalistique venant d’Italie (à gauche). Musée juif de Suisse, Bâle • WIKIMEDIA COMMONS
Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève. Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020
[1] Voir la citation du témoignage d’Isaac d’Acco (Saint Jean d’Acre) dans notre ouvrage, Le Zohar. Aux origines de la mystique juive, Paris, Pocket-Agora, 2004.
[2] Voir notre Historiographie juive (avec Alain Boyer) Presses Universitaires de France, Que sais-je ?, 2001.
[3] Voir notre Exégèse juive, PUF, Que sais-je ?, 2002.
[4] Gershom Scholem, Le Nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive. Traduction de l’allemand avec introduction et notes par Maurice-Ruben Hayoun, Paris, Cerf, 1983 (rééd. 1989)
[5] Voir nos Lumières de Cordoue à Berlin, volumes I & II, Paris, Pocket-Agora, 2008.
[6] The Zohar. Pritzker edition. Translation and commentary by Daniel C. Matt. Stanford University Press, 2004.
[7] Cette phrase sera reprise sous une forme légérement différentes dans l’ Addir ba-Marom de Moshé Hayyim Luzzato.
[8] Intelligemment reprise et vulgarisée par Gershom Scholem, cette expression allemande originelle Urheber vom Hauptteil des Sohars est due à l’un des pionniers de la recherche sur la kabbale au XIXe siècle, Adolph Jellinek (1821-1894) ; voir Maurice-Ruben Hayoun, La science du judaïsme, PUF, QSJ ?, 1996 p 63s
[9] Voir Gershom Scholem, Le nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, Paris, Le Cerf, 1983, 1989 (traduction de l’allemand avec introduction par MRH) ; idem, La kabbale : les thèmes fondamentaux, Paris, Le Cerf, 1986 (traduction de l’allemand avec introduction par MRH) ; Idem, De la création du monde à Varsovie, Paris, Le Cerf, 1990 (traduction de l’allemand avec introduction par MRH).
[10] Voir notre Renan, la Bible et les Juifs, Paris, Arléa, 2008, chapitre VI, in fine.
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