Dini TV : enquête sur la plateforme de streaming pour « bons musulmans »

Sur un site très inspiré de Netflix, deux imams à la réputation passée sulfureuse proposent une vision conservatrice du Coran.

Un alignement de captures d’écran, la possibilité de créer plusieurs profils, de regarder ses vidéos sur tous les supports, hors connexion, et une foire aux questions qui emprunte exactement aux mêmes codes de présentation : au premier regard, on se croit sur Netflix, la célèbre plateforme de vidéos à la demande. Mais sur Dini TV (soit « ma religion » en arabe), le logo s’habille de vert et la plateforme ne propose ni séries, ni films, mais des modules visant à devenir un « bon musulman ». Méconnu du grand public, le site s’adresse aux jeunes générations, avides de nouvelles technologies et lasses des querelles qui agitent l’islam consulaire depuis l’éclatement du Conseil français du culte musulman. « Dini TV, c’est maintenant une part essentielle de l’islam de France », résume Hakim El Karoui, auteur de plusieurs rapports pour l’Institut Montaigne sur la représentation des musulmans en France.

Sur Dini TV, on est très loin de l’univers des imams présents dans les mosquées le vendredi, parlant à peine français parce qu’envoyés par les pays comme le Maroc, l’Algérie ou la Turquie. Les intervenants y sont des Français musulmans nés sur le territoire qui s’adressent à des Français musulmans nés, eux aussi, sur le territoire. Avec des vidéos sur « les histoires du Coran », « la finance islamiste » ou « réussir son mariage » pour les adultes, sur « la calligraphie », « la cuisine » ou « les invocations » pour les enfants, sa présentation sous forme de « séries », ses décors modernes, le site, lancé en septembre 2020, séduit en se concentrant sur le rite. « Les religions explosent dans des formes entrepreneuriales, mais aussi d’exposition de soi qui cherchent à répondre à des questions telles que ‘Qui sommes-nous ? Comment agir ?' », constate François Gauthier, sociologue des religions à l’université de Fribourg en Suisse.

A la manière des influenceurs, les animateurs mettent en avant leur expérience et leur vécu, jouent la carte de la culture pop pour convaincre qu’ils sont porteurs d’une vraie autorité religieuse au moment où les intermédiaires traditionnels sont fragilisés. « En disant que l’islam, c’est cool, qu’on peut s’enrichir tant que ce n’est pas exagéré, qu’on peut consommer tant que c’est charia friendly, ces prédicateurs deviennent des autorités religieuses basses », reprend François Gauthier.

Dini TV séduit dans la communauté musulmane, mais elle est scrutée de près par les autorités, notamment en raison du passé controversé de ses deux fondateurs. Le premier est Rachid Eljay, longtemps connu comme « l’imam de Brest ». Au début des années 2010, il se fait encore appeler Rachid Abou Houdeyfa et se revendique salafiste. A deux reprises au moins, il suscite la controverse par ses déclarations à l’encontre des femmes qui ne portent pas le voile, puis auprès d’enfants auxquels il déclare que ceux qui « écoutent de la musique seront transformés en singes et en porcs ». Après les attentats de 2015, dans le viseur de la police, il adoucit son discours, change de tenue et s’inscrit à un diplôme universitaire « religions, droit et vie sociale ».

Le second fondateur est Abdelmonaïm Boussenna, ancien imam de Roubaix, longtemps dans la mouvance des Frères musulmans, il avait notamment pris la défense de Tariq Ramadan lorsque le prédicateur a été accusé de viol. Désormais, les deux hommes s’abstiennent de toute intervention politique. Ils se sont notamment éloignés de la plateforme Les Musulmans de France lancée par un ancien porte-parole du CCIF, dissous en 2020 par le ministère de l’Intérieur. Et se contentent de faire fructifier leur notoriété.

“Les gens se disent que l’islam est normé et qu’être un bon musulman, c’est ça”

Reste que, sous ses dehors modernes et sa prudence, le site porte une vision conservatrice de l’islam. « Ces néoprédicateurs fondent leur offre sur le fait qu’il y a une demande de cadres religieux chez les enfants de leur temps. Or, le champ français observant est conservateur sur le plan des mœurs, avec une attention portée à l’orthopraxie », souligne Haoues Seniguer, auteur de La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022), (éd. Le Bord de l’eau). En affichant un islam du « juste milieu », ils cherchent à rassurer. Sans convaincre vraiment. « Milieu par rapport à quoi ? Ça ne veut pas dire grand-chose. Il y a une forme de naturalisation qui s’opère : les gens se disent que l’islam est normé et qu’être un bon musulman, c’est ça », poursuit Haoues Seniguer. « On n’est certes pas dans l’incitation à la violence, mais sur la constitution d’une contre-société. Leur démarche codifie tous les comportements de la vie individuelle et collective. Cette diffusion massive de contenus contribue à une banalisation des idées fréristes, islamistes, d’autant plus pernicieuse qu’elles sont dissimulées. Derrière les contenus en apparence exclusivement religieux, se trouve une vision du monde politico-religieuse », note Christian Gravel, préfet, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR).

Une plus grande crédibilité que les sites gratuits

Le fait de payer (29 euros par mois ou 290 euros par an) pour accéder à Dini TV octroie à ses vidéos une crédibilité et une réputation de sérieux que n’ont pas toujours celles diffusées sur YouTube ou TikTok. Or, en mélangeant Coran et hadiths (paroles rapportées du prophète), en ne distinguant plus que ce qui est haram (interdit) de ce qui est halal (obligatoire) sans les autres nuances (neutre, recommandé et autorisé ou autorisé mais non recommandé) pourtant existantes, les fondateurs de Dini portent une vision stricte de l’islam. Un phénomène répandu à en croire Marwan Sinaceur, professeur à l’Essec, spécialiste de la culture arabe : « Dans l’orthodoxie musulmane, la hiérarchie est très claire : les hadiths n’ont pas du tout la même valeur que le Coran puisque ce dernier se pose comme d’inspiration divine. En outre, les gens ont tendance à suivre les ‘savants’ alors que le Coran préconise une relation directe entre l’être humain et Dieu. »

Difficile de mesurer l’influence réelle de Dini TV. Après avoir été temporairement domicilié à Lille, le site affiche une adresse à Ajman, aux Emirats arabes unis, ce qui rend impossible l’accès à ses sources de financement et à ses comptes. Les deux fondateurs, qui vivraient à Dubaï, n’ont pas répondu à nos sollicitations. Seule certitude, ils ont une large base dans laquelle puiser. Rachid Eljay compte 2,3 millions d’abonnés sur sa chaîne YouTube, 2,6 millions de suiveurs sur Facebook et 800 000 sur Instagram. Abdelmonaïm Boussenna nettement moins (869 000 abonnés YouTube et 892 000 sur Facebook), mais il reste l’un des prédicateurs les plus connus. Certains estiment qu’ils pourraient avoir entre 20 000 et 50 000 abonnés payants, ce qui représenterait de 5 à 14 millions d’euros de chiffre d’affaires par an.

L’islam officiel démuni

D’ailleurs, les deux hommes n’en sont pas à leur première tentative de monétiser leur influence. Rachid Eljay a, un temps, lorsqu’il était encore en France, diffusé ses prêches via des DVD ou des CD. Internet a changé la donne. Récemment, les deux fondateurs ont accompagné des fidèles en pèlerinage à La Mecque, ils en proposent un autre en mai prochain, avec un forfait allant de 2 190 euros à 2 490 euros (selon que l’on est deux, trois ou quatre par chambre). Les autres intervenants sur la chaîne ont aussi une activité hors de Dini. Ainsi Sofiane Meziani, qui propose des vidéos sur « Réforme ta vie » ou « Les compagnons du prophète » sur la plateforme, a monté au printemps 2022 une académie de philosophie en ligne. Et Hanane Afellah, la diététicienne qui prodigue des conseils nutritionnels en phase avec le Coran et la Sunna, a un site bien-être et nutrition, également religieux, basé en Belgique.

Avec son interface moderne, Dini TV tient la dragée haute à l’islam consulaire qui ne sait pas comment réagir face à ces réseaux sociaux qui lui échappent. Kamel Kabtane, le recteur de la grande mosquée de Lyon, le reconnaît : « Nous devons développer des interventions pour les fidèles, mais il faut avoir des moyens financiers, des gens avec des connaissances qui travaillent dessus. Et puis, on a tellement de problèmes à régler… » Du côté du ministère de l’Intérieur, on observe avec attention la montée en puissance de ces nouveaux médias. Avec, en tête, l’enjeu de la jeunesse, très friande, dans la communauté musulmane comme ailleurs, de son téléphone portable et de ce qu’elle peut y trouver.

L’EXPRESS

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