Comment l’Équateur a aidé les Juifs fuyant la Shoah et vice versa

Un livre de Daniel Kersffeld raconte comment, alors que de nombreux pays fermaient leurs portes aux réfugiés juifs, un autre les accueillit et leur permit de s’épanouir

Alors que de nombreux pays ne se sont guère distingués lorsque les Juifs ont été amenés à chercher un refuge pour échapper à la Shoah, la petite nation sud-américaine de l’Équateur a, pour sa part, tenu un rôle d’une importance inversement proportionnelle à la superficie de son territoire.

L’ancienne colonie espagnole – qui porte le nom de l’équateur – est ainsi devenue l’asile improbable de 3 200 à 4 000 Juifs entre 1933 et 1945, selon les estimations.

Un petit nombre de ces réfugiés parlaient l’espagnol à leur arrivée – et beaucoup ne savaient pas situer leur nouveau foyer sur une carte. Et pourtant, certains de ces émigrés ont réussi dans des domaines variés, allant des sciences à la médecine en passant par les arts, apportant ainsi leur contribution à la modernisation de l’Équateur.

L’universitaire et auteur équatorien Daniel Kersffeld a publié un livre en espagnol sur cette histoire peu connue – « La migracion judia en Ecuador: Ciencia, cultura y exilio 1933-1945 » (« L’immigration juive en Équateur : Sciences, culture et exil 1933-1945. »). Selon Kersffeld, c’est la toute première étude universitaire consacrée à l’immigration juive dans le pays depuis plus de deux décennies.

L’auteur a étudié 100 récits biographiques pour écrire son livre. Dans un entretien réalisé par courriel, Kersffeld a déclaré qu’une vingtaine de personnes dont il a examiné les histoires ont tenu un rôle significatif dans le développement économique, scientifique, artistique et culturel équatorien.

Parmi elles, le réfugié autrichien Paul Engel, devenu un pionnier en endocrinologie dans son nouveau pays tout en maintenant une carrière littéraire sous un pseudonyme ; Trude Sojka, survivante d’un camp de concentration, qui avait perdu toute sa famille et devînt une artiste reconnue en Équateur, ainsi que trois Juifs italiens — Alberto di Capua, Carlos Alberto Ottolenghi et Aldo Muggia — fondateurs de la firme pharmaceutique Laboratorios Industriales Farmaceuticos Ecuatorianos, ou LIFE, qui créa un précédent.

Le livre de Kersffeld a commencé dans le cadre d’un projet plus modeste. L’Academia Nacional de Historia (Académie nationale d’histoire) lui avait ainsi demandé de faire des recherches sur les origines des laboratoires LIFE.

Kersffeld avait alors appris que les co-fondateurs de LIFE avaient été expulsés d’Italie en 1938 après l’adoption des lois raciales antisémites du dictateur Benito Mussolini. Il avait découvert qu’ils incarnaient un récit bien plus large en Équateur entre les années 1933 et 1945 – « Ils étaient liés à un plus grand nombre d’immigrants juifs, scientifiques, artistes, intellectuels ou qui étaient liés d’une autre manière à la haute culture en Europe ».

La menace croissante représentée par Hitler et Mussolini avait alors favorisé l’immigration juive vers l’Équateur, soutenue par une petite communauté juive locale. Le président Jose Maria Velasco Ibarra avait fait la promotion du pays en tant que destination ouverte aux scientifiques et techniciens juifs qui s’étaient soudainement retrouvés au chômage en raison de l’antisémitisme nazi.

Mais, écrit Kersffeld, « le fait est que jusqu’au milieu des années 30, peu d’émigrants avaient choisi l’Équateur comme pays d’accueil », la majorité arrivant seulement après 1938. L’Équateur considère que c’est cette année-là qu’est apparue sa communauté juive, dont le 80e anniversaire a été célébré l’an dernier.

Traversé par l’Amazonie et les Andes, l’Équateur apparaissait pourtant comme une destination très improbable. Mais tout changea après le pogrom de la Nuit de cristal en Allemagne et en Autriche en 1938, après les lois raciales en Italie adoptées dans la même année, l’occupation d’une grande partie de la Tchécoslovaquie en 1939 et l’occupation de la France à partir de 1940.

L’Équateur est alors devenu « l’un des derniers pays américains à laisser ouverte la possibilité d’une immigration dans ses consulats en Europe », écrit Kersffeld. « C’était l’une des dernières alternatives alors que toutes les autres portes d’entrée vers les nations américaines étaient d’ores et déjà fermées ».

Le consul du pays à Stockholm, Manuel Antonio Munoz Borrero, émit 200 passeports pour des Juifs et devînt à titre posthume, en 2011, le premier Juste parmi les nations de son pays désigné à Yad Vashem.

Un autre consul, Jose I. Burbano Rosales, aura sauvé 40 familles juives entre 1937 et 1940 à Brême.

Mais Munoz Borrero et Burbano furent tous les deux démis de leurs fonctions lorsque le gouvernement équatorien apprit qu’ils étaient venus en aide à des Juifs. Burbano fut transféré aux États-Unis, tandis que Munoz Borrero, resté en Suède, poursuivit ses efforts.

Récemment, le gouvernement équatorien rendait hommage à Munoz Borrero en réhabilitant le défunt diplomate comme membre de son service des Affaires étrangères.

Selon Kersffeld, dans la période couverte par le livre, l’antisémitisme était présent au sein des ambassades et consulats équatoriens en Europe et au ministère des Relations étrangères. Les Juifs devaient s’acquitter de frais pour entrer dans le pays – même s’ils avaient diminué avec le temps – et correspondre à un profil professionnel précis. Un autre président, Alberto Enriquez Gallo, avait fait passer un décret d’expulsion pour les Juifs qui ne répondaient pas aux critères d’immigration, qui n’a jamais été appliqué.

Kersffeld écrit que le gouvernement de l’Équateur devait maintenir des relations « parfois cachées » avec l’Allemagne nazie. (La petite-fille de Burbano, l’anthropologue équatorienne Maria Amelia Viteri, a révélé un témoignage biographique de son grand-père affirmant que l’Allemagne nazie avait offert une aide militaire à l’Équateur lors d’un conflit avec un pays voisin, le Pérou, en 1941). Kersffeld explique également que des cellules et des groupes liés à l’extrême-droite allemande opéraient en Équateur.

Mais dans l’ensemble, Kersffeld estime la politique d’immigration du pays « moins restrictive que celles qui avaient été développées dans d’autres pays de la région, au même moment ».

Profitant de cette nouvelle chance, les immigrés Juifs allaient être à l’origine de certaines des plus belles réussites sud-américaines.

Kersffeld qualifie les laboratoires LIFE de « véritablement uniques », notant que di Capua, Ottolenghi et Muggia étaient parvenus à faire de LIFE « l’une des entreprises les plus remarquables d’Équateur », capable d’exporter des médicaments dans une grande partie de l’Amérique latine tout en menant des recherches scientifiques avancées ayant permis la découverte de bactéries et virus jusqu’alors inconnus.

D’autres immigrants allaient également marquer l’histoire de la médecine. Engel, né en Autriche, dirigea les toutes premières recherches en endocrinologie en Équateur, tout en poursuivant une carrière littéraire sous le pseudonyme de Diego Viga, tandis que Julius Zanders, né en Allemagne et emprisonné à Dachau après la nuit de Cristal, accomplit un travail pionnier en tant que vétérinaire, s’impliquant également dans la vie communautaire juive.

Selon Kersffeld, ce sont des médecins immigrés juifs qui ont introduit en Équateur des avancées médicales telles que la radiologie et la psychanalyse freudienne.

Au terme d’un travail d’investigation, le journaliste Benno Weiser dénonça les relations de son nouveau pays avec l’Allemagne nazie et informa ses concitoyens sur la Seconde Guerre mondiale. Plus tard, il devint citoyen d’Israël, où il couvrit le procès du tristement célèbre Adolf Eichmann, et officia comme ambassadeur de République Dominicaine et du Paraguay. Son frère, Max Weiser, fut nommé premier consul honorifique d’Israël en Équateur.

D’après Kersffeld, dans le domaine des arts et de la culture, les immigrés juifs apportèrent des connaissances venues d’Europe et firent connaître certaines personnalités célèbres telles que Thomas Mann et Marc Chagall.

L’immigrant juif Al Horvath a amené la technologie des transmetteurs de radio dans la jungle amazonienne en Equateur tout en aidant Shell Oil à chercher du pétrole là-bas, dans les années 1940 (Autorisation/ Daniel Kersffeld)

La réfugiée hongroise Olga Fisch devînt une collectionneuse connue d’artisanat indigène équatorien. Ses œuvres personnelles et reconnues sont par ailleurs exposées au MoMA, au musée Smithsonian de New York et à l’ONU. Un autre artiste, Sojka, « apporta un témoignage personnel de l’horreur du génocide nazi à ses œuvres, », écrit Kersffeld, ajoutant que presque toute sa famille, dont deux de ses enfants, fut décimée pendant la Shoah.

Kersffeld rapporte que tous les témoignages biographiques dont il s’est servi pour ses recherches « représentent différentes façons dont la tragédie de la Shoah a marqué l’histoire de l’Équateur. Pour chaque histoire, j’avais envie de savoir comment la Shoah transparaissait dans ces biographies, ainsi que le drame de l’antisémitisme européen, la persécution, l’exil. »

Il souhaitait également étudier « la trace laissée par les totalitarismes européens sur un ensemble important de scientifiques, d’intellectuels et d’artistes, tous forcés à abandonner leur famille et leur communauté d’origine pour entamer une nouvelle vie dans un pays aussi différent que l’Équateur. »

Le sujet de l’immigration juive en Équateur pendant la Shoah suscite de plus en plus l’attention depuis quelques années.

L’artiste tchèque Trude Sojka en Equateur (Autorisation : Eva Zelig)

En 2015, la réalisatrice résidant à Brooklyn Eva Zelig sortit un documentaire sur ce thème, « An Unknown Country » (« Un pays inconnu »). Née en Équateur, cette fille de réfugiés de la Shoah a interrogé des survivants et leurs descendants, dont la fille d’Engel et le fils de Muggia (aujourd’hui oncologue à l’université de New York). Pour son film, elle est même retournée dans son pays de naissance.

La cinéaste n’a pas lu le livre de Kersffeld. Elle pense néanmoins que ces immigrés juifs « ont insufflé un vent de modernité qui a fait avancer le pays. »

« Ceux qui ont réussi l’ont fait avec brio », indique-t-elle. Mais même si certains ont connu la réussite, d’autres ont échoué, d’après elle, car « ils ne comprenaient pas le pays, son économie et ce qu’il fallait faire ou ne pas faire pour aller de l’avant. »

Après la Seconde Guerre mondiale, poursuit-elle, de nombreux Juifs ont quitté l’Équateur, « notamment lorsque les États-Unis ont proposé des quotas. » Aujourd’hui, la communauté juive équatorienne compte environ 800 membres, indique-t-elle.

« Je pense que la plupart ont vu le pays comme un tremplin. Personne ne savait le placer sur une carte. »

Elle poursuit : « Je suis extrêmement reconnaissante. De nombreux exilés se sont sentis très reconnaissants de l’Équateur pour son accueil. »

Son documentaire est toujours projeté – notamment dans la capitale, Quito, en début d’année lors d’une exposition photographique consacrée à l’immigration en Équateur entre 1930 et 1970 et organisée au Museo de la Ciudad. Pourtant, « bizarrement, aucun festival de film juif ne l’a programmé », déclare-t-elle.

« Les gens [qui voient le film] s’étonnent et disent qu’ils ignoraient tout de ce pan de l’histoire, qu’ils soient juifs ou pas », raconte Zelig.

Kersffeld lui-même indique qu’il existe peu de connaissances sur l’immigration juive en Équateur. Son enquête a attiré l’attention sur ce sujet dans le monde entier – de l’Amérique latine à Israël, en passant par les États-Unis.

Alberto Dorfzaun, ancien président de la communauté juive de Quito et descendant de réfugiés de la Shoah, a jugé le livre « très documenté et très bien écrit », ajoutant qu’il « donne au lecteur un très bon point de vue sur le rôle important de ces immigrés, malgré leur petit nombre. »

Raanan Rein, titulaire de la chaire Elias Sourasky d’histoire espagnole et latino-américaine à l’université de Tel Aviv et ancien directeur de la Latin American Jewish Studies Association, explique que « Son livre constitue une histoire fascinante sur la formation d’une communauté juive d’Équateur, leur intégration sociale, et leur contribution au développement de la science et d’institutions culturelles dans le pays. »

Kersffeld, quant à lui, espère que les descendants d’immigrés juifs pourront se rapprocher, s’identifier à cette histoire grâce à son livre.

« Il a eu un impact positif sur la communauté juive d’Équateur », déclare le journaliste. « Mon livre suscite beaucoup d’intérêt et de curiosité chez certaines personnes attachées à la communauté juive, mais également à l’histoire moderne de l’Équateur. »

, 8:37 am

https://fr.timesofisrael.com/comment-lequateur-a-aide-les-juifs-fuyant-la-shoah-et-vice-versa/

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