Washington, D.C. – Pete Hoekstra, le directeur adjoint de Shillman d’IPT News, a témoigné devant un sous-comité de la Chambre sur la Sécurité intérieure des États-Unis au sujet des causes et des conséquences de la collaboration entre les Frères Musulmans et l’administration américaine. Hoekstra, qui a déjà été président du comité du renseignement de la Chambre des représentants, a expliqué pourquoi les responsables de la Maison-Blanche ont mis fin à quarante ans de politique étrangère bipartisane et comment cette décision a affecté la menace émanant du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

Référence : IPT News, 21 septembre 2016

TÉMOIN : Pete Hoekstra

SUJET : Audiences sur ‘Identifier l’ennemi : le terrorisme radical islamiste’

HEURE : Jeudi le 22 septembre à 10:00 AM HAE

ENDROIT : 311 Cannon House Office Building, Washington, D.C. 20003

Vidéo 1 en anglais du « Homeland security committee » à voir ici ou en fin d’article

 » Identifier l’ennemi’ : Le directeur de ‘Point de Bascule Marc Lebuis, a témoigné devant un comité du Sénat canadien sur la pénétration islamiste des agences de sécurité canadiennes. A voir Marc Lebuis sur Homeland security. Où à voir sur YouTube en anglais en cliquant ici. 4’02 »

En voici le compte rendu traduit ci-dessous en français avec en caractères gras les temps forts de son témoignage et en fin d’article la vidéo (en anglais)

LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE ET LA DÉFENSE

TÉMOIGNAGES

OTTAWA, le lundi 23 février 2015

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd’hui à 13 heures pour étudier, en vue d’en faire rapport, les menaces à la sécurité nationale ainsi que pour étudier l’ébauche d’un budget.

Le sénateur Daniel Lang (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Bienvenue à la séance du lundi 23 février 2015 du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense.

Avant d’accueillir notre témoin, j’aimerais commencer par la présentation des personnes autour de la table. Je suis le sénateur Dan Lang, du Yukon. Immédiatement à ma gauche se trouve la greffière du comité, Josée Thérien. Nous allons faire un tour de table, et j’invite les sénateurs à se présenter et à indiquer la région qu’ils représentent, en commençant par notre vice-président.

Le sénateur Mitchell: Grant Mitchell, de l’Alberta.

[Français]

Le sénateur Dagenais: Jean-Guy Dagenais, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice Stewart Olsen: Carolyn Stewart Olsen, du Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Ngo: Sénateur Ngo, de l’Ontario.

[Français]

Le sénateur Day: Joseph A. Day, du Nouveau-Brunswick.

[Traduction]

La sénatrice Beyak: Sénatrice Lynn Beyak, de l’Ontario.

Le sénateur White: Vern White, de l’Ontario.

Le président: Le 19 juin 2014, le Sénat a convenu que le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense serait autorisé à étudier, en vue d’en faire rapport, les menaces à la sécurité nationale, notamment le cyberespionnage, les menaces aux infrastructures essentielles, le recrutement de terroristes et le financement d’actes terroristes ainsi que les opérations antiterroristes et les poursuites contre les terroristes. En outre, il a été déterminé que le comité devait faire rapport au Sénat au plus tard le 31 décembre 2015.

Aujourd’hui, la séance durera quatre heures complètes. Avant de laisser la parole à notre témoin, j’aimerais rappeler que, le 27 octobre dernier, notre comité a demandé au commissaire de la GRC si la vidéo de M. Zehaf-Bibeau, le terroriste et djihadiste radicalisé qui a attaqué le Parlement, serait rendue publique. Les faits connus sont les suivants: le père de M. Zehaf-Bibeau a combattu aux côtés des radicaux en Libye. M. Zehaf-Bibeau avait présenté une demande de visa pour se rendre en Libye quelques semaines auparavant, mais sa demande avait été rejetée. Il a visité la Colline du Parlement avant l’attaque et s’est procuré une arme dans les jours précédant celle-ci. On a également retrouvé son nom sur l’ordinateur d’un terroriste bien connu.

Compte tenu de ce que nous savons, je signale au comité que je vais écrire au commissaire pour demander que la vidéo soit rendue publique dès que l’enquête de la GRC sera terminée.

J’aimerais maintenant souhaiter la bienvenue à notre premier témoin, M. Marc Lebuis. Il est le directeur fondateur de Point de Bascule, une organisation de recherche indépendante établie à Montréal qui décrit et analyse les méthodes et les moyens qu’utilisent les organisations et les leaders islamistes pour appliquer leur programme au Canada ainsi que les menaces qu’ils représentent.

Point de Bascule, en consultation avec ses conseillers sur la communauté musulmane, archive une foule de documents et dresse des index concernant diverses composantes des structures islamistes au Canada, qu’il met régulièrement à jour. Les index regroupent des organisations, des particuliers, des organismes gouvernementaux et certains pays ayant un lien avec le mouvement islamiste et son mode de fonctionnement.

Parmi les autres domaines de recherche actuels de Point de Bascule, mentionnons la radicalisation, les programmes d’approche, les programmes de lutte contre la radicalisation, les collecteurs de fonds terroristes et les liens qu’ils entretiennent avec les organismes de charité, et l’incidence des sympathisants islamistes sur le système judiciaire, notamment en ce qui a trait aux services de police et à d’autres institutions gouvernementales traitant des renseignements sensibles. M. Lebuis a été interviewé à maintes reprises sur les ondes de Radio-Canada, CBC, CTV, TVA et LCN, a été cité dans le National Post, Le Devoir, La Presse, le Journal de Montréal, la Gazette de Montréal, l’Ottawa Citizen et les journaux de Sun Media et participe souvent à des émissions diffusées sur les ondes de stations de radio de Montréal, de Québec, d’Ottawa, de Toronto et de l’Ouest du Canada.

M. Lebuis, vous êtes un homme très occupé. Nous vous souhaitons la bienvenue. Nous apprécions le travail que vous accomplissez et nous avons hâte d’entendre votre exposé. La parole est à vous.

Marc Lebuis, directeur, Point de Bascule: Je vous remercie, monsieur le président et honorables sénateurs, de me donner l’occasion de parler de la radicalisation qui se produit actuellement au Canada.

Les attaques terroristes islamistes survenues récemment à Ottawa et à Saint-Jean-sur-Richelieu nous rappellent la menace terroriste grandissante qui pèse sur les Canadiens. Or, les preuves recueillies par Point de Bascule révèlent que le principal danger qui guette le Canada ne se limite pas à la menace de violence djihadiste, mais qu’il provient également de la pénétration de nos institutions par les islamistes, phénomène connexe dont on parle peu souvent, mais qui pourrait en fait accroître le danger.

Cette pénétration a deux conséquences. Premièrement, elle réduit la capacité du Canada à réagir à la menace islamiste violente et, deuxièmement, elle mène à l’instauration progressive des règles de la charia au Canada.

Par pénétration, j’entends la présence d’islamistes et de leurs sympathisants dans un éventail d’institutions, allant des organismes politiques et gouvernementaux aux ONG et aux entreprises. Il pourrait s’agir de fondamentalistes non violents qui tentent, clandestinement ou autrement, d’influencer les politiques de l’intérieur, ou d’autres qui ont des tendances violentes.

Certains ont dit craindre particulièrement les risques de sabotage que pourrait faire courir la pénétration des services de sécurité et d’urgence, ce qui n’est pas rien quand on pense à ce que les Frères musulmans ont révélé dans un document présenté en preuve dans le plus important procès antiterroriste à être intenté aux États-Unis, en 2008.

Voici un extrait de ce qui est décrit comme un mémoire d’internalisation des Frères musulmans, que je cite:

L’Ikhwan doit comprendre que tout son travail en Amérique est une sorte de grand jihad visant l’élimination et la destruction de la civilisation occidentale de l’intérieur, en « sabotant » sa misérable maison de ses mains mêmes et par les mains des croyants.

Le temps me manque pour présenter une analyse détaillée des problèmes de pénétration au Canada et en Occident, mais prenons quelques exemples illustrant les divers risques reliés à la pénétration et aux idées qui ont contribué à formuler l’appel à de telles actions.

En 2012, le cheik Bilal Philips, qui a étudié en Arabie saoudite, a pris la parole à la Mosquée Assalam d’Ottawa, en dépit du fait qu’il est interdit de séjour dans plusieurs pays pour des raisons de sécurité nationale et pour avoir défendu la peine de mort pour les gays en terres musulmanes. Or, quelques semaines plus tard, le Service de police d’Ottawa a participé à une visite d’information dans cette mosquée et a, peu après, entrepris d’y tenir des séances de recrutement.

Aux États-Unis, Weiss Rasool, un sergent de police de la Virginie, a été condamné pour avoir prétendument utilisé un ordinateur du service de police pour déterminer s’il faisait l’objet d’une surveillance et offert de l’information officielle à un membre de la mosquée qu’il fréquentait. L’individu cherchait à savoir si des voitures de surveillance se trouvaient dans les environs. En lui communiquant l’information, le sergent a vraisemblablement compromis l’enquête antiterroriste en cours. À l’instar d’un autre policier, un représentant de l’organisation radicale Council on American-Islamic Relations, Weiss Rasool s’était aussi manifestement opposé aux séances d’information sur le terrorisme.

Les dirigeants islamistes les plus influents ont expressément ciblé le Canada et donné des directives qui pourraient mener à des situations comme celle que je viens de décrire.

Au début des années 2000, Jamal Badawi, un haut dirigeant des Frères musulmans établi au Canada, incitait les musulmans à accepter des postes de juges ou des représentants du gouvernement au Canada, même si cet État n’est pas régi par la charia et la loi islamique, puis à profiter de leur position d’influence pour faire cesser l’application des dispositions des lois canadiennes qui sont incompatibles avec la charia.

En 2004, le directeur général du Conseil national des musulmans canadiens, anciennement connu sous le nom de Conseil canadien des relations américano islamiques, a déclaré au Comité sénatorial permanent des transports et des communications que Jamal Badawi:

[…] est généralement reconnu comme étant l’un des meilleurs sinon le grand spécialiste de l’islam en Amérique du Nord. 

Toujours en 2004, dans une entrevue accordée à l’Egypt Today, Tariq Ramadan a tenu des propos semblables, incitant ses homologues islamistes exerçant leurs activités au Canada à se servir du cadre juridique du Canada, qu’il a décrit comme étant « […] l’un des plus ouverts du monde », pour introduire en douce des préceptes et des règles de la charia au Canada.

Au même moment, Ramadan exhortait ses sympathisants en sol canadien à ne pas parler ouvertement de leur attachement à la charia en ces termes:

Le mot charia comporte de nombreuses connotations négatives pour les Occidentaux. Évitez donc de l’évoquer. […] Pour l’instant, ce n’est pas le visage que nous voulons présenter. 

En 2013, à Detroit, Tariq Ramadan a dit du djihad que c’était « […] la façon dont nous appliquons la charia ». Cette formulation offre l’avantage d’inclure tant la violence que les moyens non violents qu’emploient les islamistes pour parvenir à leurs fins.

Ce qui caractérise le phénomène de la radicalisation, c’est qu’il doit reposer sur un désir des islamistes de transformer les sociétés dans lesquelles ils vivent, dans leur pays — le Canada dans notre cas —, souvent en ayant recours à des moyens non violents.

Ces dernières années, cette menace islamiste non violente s’est manifestée au pays sous la forme de pressions exercées sur les forces de police, les organismes de sécurité, les politiciens ainsi que les rouages d’autres institutions du Canada.

On n’a qu’à penser à la collaboration entre le Conseil national des musulmans canadiens et la GRC, qui a donné lieu à la publication, en 2014, d’une brochure, qui est supposément destinée à lutter contre la radicalisation, mais qui fait l’éloge de plusieurs spécialistes préconisant le djihad armé.

Le 8 juin 2012, une délégation de dirigeants islamistes liés à l’organe des Frères musulmans établi au Canada a rencontré le ministre de la Sécurité publique d’alors, Vic Toews. La délégation était dirigée par Hussein Hamdani, qui joue un rôle de conseiller auprès du ministère de la Sécurité publique à titre de membre de la Table ronde transculturelle sur la sécurité.

Le compte rendu de la réunion a été affiché à la fin de juin 2012 sur le site Web de Syed Naseer, qui affirmait avoir reçu l’information directement de Hussein Hamdani. En juin 2012, Syed Naseer était l’avocat du groupe IRFAN-Canada, qui amasse des fonds pour le Hamas au Canada.

Dans sa présentation PowerPoint, Hussein Hamdani exhortait le ministre Toews à interdire aux employés de son ministère de faire allusion à l’islam et à ses principes de quelque façon que ce soit pour décrire la menace qui pèse sur le Canada et d’autres démocraties occidentales.

Cette position a été adoptée par le SCRS après que Michel Coulombe en est devenu directeur en 2013. M. Coulombe a parlé de cette nouvelle politique lorsqu’il a comparu devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense le 3 février 2014.

Selon le directeur du SCRS, son organisme ne fait plus allusion aux concepts islamiques, comme le djihad, pour décrire la menace islamiste, mais doit plutôt se limiter à parler de « terrorisme inspiré par l’idéologie d’Al-Qaïda ». C’est exactement la politique qu’Hussein Hamdani a défendue et voulait faire adopter en 2012.

Le SCRS a pris une mauvaise décision, d’abord, parce qu’elle réduit la menace islamiste à sa dimension violente et, deuxièmement, elle décourage l’étude des travaux d’érudits islamiques, y compris des manuels sur la charia endossés par ceux qui nous menacent, puisque ces textes et discours se basent sur des références à l’islam.

Comme l’a expliqué Stephen Coughlin, ancien conseiller au Pentagone et maintenant associé au Center for Security Policy à Washington, même si l’ennemi connaît mal l’islam, il s’en sert pour nous menacer. En l’occurrence, pour notre protection, il est capital de bien connaître sa doctrine et la compréhension qu’il a de l’islam. Dans un deuxième temps, il est important d’évaluer l’étendue de cette interprétation de l’islam pour déterminer l’ampleur de la menace.

M. Hamdani est également en conflit d’intérêts comme conseiller en matière de sécurité nationale, puisqu’il est associé à des organisations dont le statut d’organisme de charité a été révoqué au cours des dernières années par l’Agence du revenu du Canada en raison de leur participation au financement du terrorisme international.

La décision du SCRS de cesser de faire allusion à l’islam pour décrire la menace à laquelle nous sommes confrontés a aussi amené l’agence à conclure que les mosquées sont étrangères au processus de radicalisation qui prévaut dans la communauté musulmane.

Le 27 octobre 2014, lors de sa comparution devant un comité sénatorial, le directeur adjoint du renseignement au SCRS, Michael Peirce, a dit: « Lorsque nous faisons enquête, nous faisons enquête sur des individus et leurs activités. […] nous ne faisons pas d’enquête sur des mosquées. »

Cette décision du SCRS ne tient aucun compte du rôle central de la mosquée, tel que le conçoivent eux-mêmes les islamistes, et elle fait fi des nombreux cas documentés de discours radicaux tenus dans les mosquées qui ont été signalés au cours des dernières années et semaines.

Hassan al-Banna, par exemple, le fondateur des Frères musulmans, considérait la mosquée comme « le centre de la révolution islamique ».

C’est un très mauvais calcul, et une grave erreur, qui met en péril la sécurité des Canadiens que de donner son accord ou d’acquiescer aux règles de l’ennemi qui sont imposées par l’invocation de l’islamophobie, la diffamation de la religion ou d’autres concepts.

Pour comprendre l’offensive menée par les islamistes, tant dans ses aspects violents que dans ses aspects non violents, pour comprendre la signification qu’ils donnent à des concepts comme le djihad, le rôle qu’ils donnent à la mosquée et l’importance qu’ils attachent à l’immigration et à la démographie, dans leurs projets de conquête, et pour comprendre les conditions qui leur permettent de justifier le recours à la force, il est impératif de ne pas s’en remettre à ce qu’ils nous disent. Nous devons plutôt entreprendre nous-mêmes, avec la diligence nécessaire, de lire, d’étudier et d’analyser ce que les travaux et les discours de leurs propres érudits et les manuels sur la charia qu’ils endossent disent sur ces questions d’une importance capitale.

Je vous remercie de votre attention.

Le président: Merci, monsieur Lebuis.

Le sénateur Mitchell: Je ne sais pas très bien par où commencer, en fait. Je pense que vous faites, monsieur Lebuis, de très très grandes généralisations à partir de faits anecdotiques qui supposent que, d’une manière ou d’une autre, les quelques personnes que vous avez mentionnées ont une influence sur la radicalisation d’un très grand nombre de musulmans au Canada. Il y a 1,3 million de musulmans au Canada et 99,999 p. 100 sont comme moi, et je présume, comme vous. Ils aiment leurs enfants. Ils jouent au hockey avec mes enfants. Ils veulent les voir grandir. Ils veulent la paix. Ils fréquentent la mosquée comme vous fréquentez votre église, pour enrichir leur vie spirituelle, pour devenir meilleurs, pour mieux s’occuper de leur famille, pour mieux contribuer à leur collectivité. Or, vous laissez entendre que, pour une raison ou une autre, il y a, dans leur religion, quelque chose de singulier, susceptible de les rendre tous violents. Je tiens à dire que c’est inacceptable et que ce discours est extrêmement dangereux.

Cela étant dit, pouvez-vous nous citer des intellectuels, des universitaires ou des données concrètes qui prouvent que, pour une raison ou une autre, ce que ces gens disent — et il y a même des exemples des États-Unis — a d’une manière ou d’une autre mené à une radicalisation de masse et, dans l’affirmative, par quel mécanisme? Comment cela se produit-il? Est-ce que les gens écoutent? Est-ce que tous ces bons Canadiens les écoutent? Je ne le crois simplement pas. Je pense que vous inventez cela.

M. Lebuis: C’était une introduction. Je disposais de peu de temps pour aller dans les détails, mais, pour ce qui est des preuves, premièrement, je travaille avec des musulmans et ces musulmans sont extrêmement inquiets et ont mis en garde beaucoup de gens à propos de la radicalisation dans les mosquées. En passant, cela se fait depuis le début des années 1990. Il y a des documents et des preuves attestés qui le montrent. L’inquiétude que suscite la radicalisation dans les mosquées est donc bien réelle.

Deuxièmement, un grand nombre de personnes qui ont rejoint l’État islamique ont aussi fréquenté des mosquées. Je ne généralise pas du tout et je ne dis pas que tous les musulmans ou la religion en elle-même posent problème.

J’ai expliqué que nous devons comprendre l’idéologie précise de l’islam dont nous parlons. En parlant d’une mosquée, quelqu’un disait récemment — permettez-moi de décrire la situation pour bien me faire comprendre — qu’il y a un érudit souvent décrit comme un leader modéré, un érudit modéré et que, dans la plupart des mosquées sunnites au Canada, ses ouvrages sont présentés comme une référence. Or, il est interdit de séjour dans plusieurs pays. Il est le plus important leader des Frères musulmans au moment où je vous parle. Il s’appelle Youssef al-Qaradawi. Il a été décrit par certains musulmans de premier plan comme l’équivalent d’un pape pour ce qui est de l’influence qu’il exerce sur le monde sunnite. Youssef al-Qaradawi a décrit le rôle de la mosquée en ces termes en 2001:

À l’époque du prophète, il n’y avait pas de distinction entre ce que les gens appellent le sacré et le séculier, ou la religion et la politique […] Cela a créé un précédent pour sa religion. La mosquée à l’époque du prophète était son centre de propagation et le siège de l’État.

Ce fut le cas pour les successeurs, les califes bien conseillés: la mosquée était leur base pour toutes les activités politiques et les activités non politiques.

[…] Ce doit être le rôle de la mosquée d’orienter la politique publique de la nation, de faire connaître les questions importantes et de révéler ses ennemis.

Il y a un autre érudit très important. Il était titulaire de la chaire d’études islamiques à l’Université de l’Alberta et a souvent été invité par de grands organismes au Canada à donner des conférences. Il s’appelle Ibrahim Abu-Rabi. Il est l’auteur d’un ouvrage sur Hassan al-Banna. L’actualité et des reportages récents nous apprennent que l’Association musulmane du Canada ainsi que l’ISNA pourraient avoir des liens avec les Frères musulmans. On les décrit comme étant possiblement les plus grands propriétaires des parcs immobiliers auxquels appartiennent les établissements islamiques au Canada. Or, les Frères musulmans sont l’inspiration qui guide ces deux importantes institutions musulmanes au Canada.

Cela étant dit, on y dit qu’Hassan al-Banna a transformé le rôle de la mosquée qui, d’un lieu de culte, est devenue un centre de la révolution. Or, à l’époque, nous avions des centaines de personnes qui rejoignaient l’État islamique, et nous nous demandons pourquoi ils font cela. Nous pouvons dire que les « chasseurs de têtes » de l’État islamique existent bel et bien et ils ne se trouvent pas seulement en Syrie et en Irak. Nous nous demandons pourquoi, ce qui a pu les radicaliser.

Par exemple, tout de suite après avoir commis son crime, son attentat terroriste, et avoir blessé un soldat et en avoir tué un autre, M. Rouleau s’est donné la peine d’appeler au 911, alors qu’il avait la police à ses trousses, pour dire qu’il faisait cela au nom d’Allah. Nous devons donc comprendre quelles sont leurs motivations. Dans la mosquée qu’il fréquentait, s’il a été exposé à cette personne, c’est une autre question. Toutefois, à la mosquée qu’il fréquentait à Saint-Jean, il y avait un imam du nom d’Hamza Chaoui. Cet imam prêche en français et met ses prêches en français en ligne sur YouTube après chacun de ses passages dans une mosquée où il fait des sermons. Cet homme enseigne exactement la même idéologie que l’État islamique, parlant de couper des mains et des pieds, une prescription appliquée dans l’État islamique. La seule chose qu’il déplore de l’État islamique, c’est qu’il ne soit pas contrôlé par l’Arabie saoudite, comme il l’a dit dans certaines de ses vidéos.

Ce qui devrait nous inquiéter, lorsque nous voyons quelqu’un du genre, ce n’est pas cette personne. Ce n’est pas cette personne ou ce prédicateur qui radicalise, qui tient un discours radical. C’est le fait qu’il y a une immense infrastructure qui a invité cette personne. Nous parlons de dizaines de mosquées au Québec. Oui, la mosquée Assuna, une mosquée liée à l’AMC. Là encore, nous parlons d’un discours radical.

Il y a un imam, Qandeel, qui est le principal leader de la mosquée de l’association musulmane à Montréal. Au début de l’été 2013, un an avant que nous entendions parler de l’État islamique, il faisait un discours devant probablement des centaines de personnes et, dans son discours, il décrivait ni plus ni moins l’avantage et le mode de prescription de certaines règles de la charia dans l’État islamique et décrivait différentes façons de tuer une personne qui veut quitter l’islam. C’est un imam connu et une des plus importantes mosquées à Montréal.

Le sénateur Mitchell: Vous parlez d’un très grand nombre de mosquées. Je ne peux simplement pas le croire à moins que vous nous donniez des preuves concrètes. Encore une fois, la preuve que vous donnez est anecdotique, ce qui peut être très trompeur.

Je me demande une chose. Dans la mesure où il se passe des choses et que certains ont été radicalisés, il est intéressant de noter que Bibeau n’a pas grandi dans une mosquée. S’il a été radicalisé, cela a dû commencer bien avant qu’il s’approche d’une mosquée pour prendre cette décision. C’est un problème qui relève de la psychologie, ce qui soulève toutes sortes de questions.

Comment régler le problème? Le réglons-nous avec des programmes? Doit-on le régler par des interventions policières, ce qui soulève la question des ressources fournies aux forces policières dont les budgets ont été réduits? Doit-on le régler avec des lois? Comment empêcher que les choses en arrivent là? Dites-vous que nous devrions expulser ces imams du pays? Comment vous y prenez-vous? Que dites-vous? Quelle est la solution?

M. Lebuis: Sénateur, il y a des faits intéressants concernant Rouleau. La CBC a interviewé le père de M. Rouleau et la GRC est allée voir Martin Ahmad Rouleau une ou deux fois pour le déradicaliser. Il y avait deux ou trois employées de la GRC d’origine musulmane, des femmes, selon M. Rouleau. Il a pensé qu’elles arriveraient à le déradicaliser et, plusieurs jours plus tard, il a fait ce qu’il avait à faire.

C’est un exemple de programme. En passant, nous étions au courant pour M. Rouleau avant que cela n’arrive et, selon le président de la mosquée que Rouleau fréquentait — et je ne sais pas si cela a été confirmé par la GRC — un employé de la GRC fréquentait aussi cette mosquée et, si c’est vrai…

Le sénateur Mitchell: Il n’y a rien de mal à cela.

M. Lebuis: Je n’ai pas dit que c’était mal. Tout ce que je dis, c’est que, si c’est vrai, il serait intéressant de savoir si cette personne a signalé à la GRC qu’il y avait un imam radical qui prêchait à cette mosquée ou non, mais c’est un autre sujet.

Le sujet est la question que vous me posez à savoir si c’est répandu et s’il y a des preuves concrètes. Eh bien, il y a des preuves.

Le sénateur Mitchell: Je demande des preuves concrètes.

M. Lebuis: Il y a des preuves. Tout d’abord, les sermons étaient faits pour cette personne en particulier dans plusieurs mosquées. Ils ont été mis en ligne sur son propre compte YouTube et confirmés par plusieurs personnes et par les gens qui l’ont invité à venir prêcher, ce qui nous permet de nous demander pourquoi ils ont trouvé pertinent d’inviter une personne aussi radicale, qui est maintenant rejetée par certaines de ces mosquées. Ils ont pensé que c’était pertinent quelques semaines auparavant, la dernière année, et voilà que lorsqu’il est démasqué dans les médias, un centre islamique n’a pu ouvrir à Montréal parce que le maire est intervenu en raison des prêches radicaux de cet homme, en raison de la corrélation entre ce qu’il prêche et ne prêche pas.

Cela étant dit, non, je ne parle pas de tous les musulmans. Je travaille avec des musulmans. Comme je l’ai dit, ils sont inquiets. Certains sont venus ici nous mettre en garde pendant plusieurs années contre un énorme problème. Et le problème que nous avons aussi est qu’un grand nombre de ces institutions sont contrôlées et financées — et c’est prouvé; il y a des preuves le montrant et c’est partout dans les journaux — il y a des preuves, dis-je, qu’elles sont financées par des pays connus pour abriter les franges musulmanes les plus radicales, comme le wahhabisme.

Tout récemment, un haut gradé de l’armée a déclaré ni plus ni moins qu’en Angleterre ils avaient maintenant un problème majeur. Un des problèmes est que les personnes qui nous demandent de les aider à repousser et à combattre l’État islamique sont celles-là mêmes qui répandent une idéologie à l’origine du problème. C’est donc de plus en plus fréquent.

En France, par exemple, Le Monde a publié un article quelques semaines après l’attentat terroriste à Charlie Hebdo. En passant, ce n’était que le dernier attentat et le plus médiatisé d’une longue série d’attentats terroristes, car il y en a eu d’autres en France juste avant Noël. Ils arrivent maintenant à la conclusion qu’ils ne sont pas radicalisés sur Internet. Ils doivent se trouver en présence des mentors. L’idéologie doit être implantée dans leur esprit.

Maintenant, la question n’est pas de savoir si cela concerne tous les musulmans, car il ne faut pas beaucoup de gens pour commettre le pire de ce qui pourrait arriver comme menaces à la sécurité. Ce que nous savons, c’est que nous devons évaluer l’étendue de l’aspect non violent qui déroule le tapis pour que certains de ces imams puissent plus tard recruter, influencer et implanter l’idéologie qui montre maintenant son visage dans le monde entier.

J’aimerais ajouter que Singapour, la Malaisie et l’Indonésie étaient considérées comme des États extrêmement modérés il n’y a pas longtemps et que ce n’est plus le cas. C’est Lee Kuan Yew, le fondateur de Singapour, qui le dit. Lorsqu’il a fait l’indépendance de la Malaisie et, plus tard, lors de la séparation de Singapour, il n’avait aucune difficulté à travailler avec des musulmans. Ce n’était pas des radicaux. Il buvait de la bière avec eux. Ils pouvaient parler politique. Ils voulaient instaurer une démocratie et se libérer de l’autorité britannique et ils ont instauré une loi commune.

Il reconnaît que, grâce à l’influence des pétrodollars, l’idéologie issue des États du Golfe se répand partout depuis la dernière année. Cela crée un cancer que nous ne pourrons pas vaincre seulement par des actions militaires ou en ne tenant compte que des factions violentes. Il a dit qu’il faut trouver celui qui commande, c’est-à-dire le mentor, en parlant des prédicateurs qui répandent cette idéologie et qui sont responsables de la radicalisation.

Le sénateur Mitchell: Par exemple, un jeune musulman a été tué d’un coup de feu tiré à travers une porte à Fort McMurray. Nous ignorons quelles sont les raisons de cette agression, mais le voisinage savait qu’il n’y avait que des musulmans qui habitaient dans cet appartement. Il se peut que la radicalisation prenne aussi des musulmans pour cible.

M. Lebuis: Tout à fait.

Le sénateur Mitchell: N’êtes-vous pas d’avis que nous devons être extrêmement prudents? Nous voulons trouver comment remonter à la racine de ce qui incite les gens à se radicaliser. Je pense que nous devons faire très attention à notre discours et à la façon dont nous présentons un groupe. Nous pourrions nous mettre ce groupe à dos et il s’agit d’une approche très humiliante, malencontreuse, à adopter contre 1,3 million de Canadiens musulmans qui contribuent quotidiennement à l’édification de ce pays, comme toutes les personnes présentes dans cette pièce et celles qui nous regardent.

M. Lebuis: Je partage vos préoccupations, mais le problème, c’est que nous allons devoir établir une distinction entre ceux qui représentent une menace envers notre société et ceux qui n’en sont pas une. Je ne suis pas ici pour parler de ceux qui ne posent pas problème.

Combien sont-ils? Je l’ignore et là n’est pas la question. Ce qu’il faut, c’est trouver quelle est la cause de la radicalisation. Nous devons identifier le problème, consulter leurs propres écrits, leur propre manuel, à savoir le manuel de la charia, et non le Coran. Ce manuel est entériné par les Frères musulmans. Il est traduit en anglais, traduction qui est approuvée par l’Université al-Azhar, que je comparerais au Vatican pour les sunnites. Cet ouvrage prescrit clairement comment faire le djihad.

J’ai aussi une version du Coran qui a été distribuée par le gouvernement saoudien. Voici seulement la première page de ce Coran, qui a été largement distribué, gratuitement, par le gouvernement saoudien. Permettez-moi de vous lire une annotation. Pour que tout le monde comprenne bien, je ne dis pas que cette version est généralisée et que ces propos sont tirés du Coran. Ce que je dis, c’est que cette annotation a été ajoutée par le gouvernement saoudien. Je cite:

« Le Noble Coran accorde… ». C’est un passage consacré au djihad, auquel une annotation a été ajoutée pour s’assurer que le lecteur comprenne correctement ce qu’est le djihad. On peut lire que le djihad, c’est-à-dire la guerre sainte islamique, — ce sont leurs propos, pas les miens —:

… mené au nom d’Allah (appliqué par le plus grand nombre et avec toutes les armes disponibles) est de la plus haute importance pour l’islam, dont c’est l’un des piliers (qui le soutiennent). Quand le djihad islamique est établi, la parole d’Allah acquiert un statut suprême […] et Sa Religion (l’islam) se propage. Si le djihad est délaissé (qu’Allah nous en préserve), l’islam se voit détruit et les musulmans se retrouvent dans une position d’infériorité: leur honneur est perdu, leurs terres sont volées, leur loi et leur pouvoir disparaissent.

Le passage se termine comme suit. Je répète: il s’agit d’une annotation destinée à expliquer aux gens comment ils doivent interpréter le Coran.

Le djihad est un devoir islamique de tout musulman, et celui qui tente de se soustraire à son devoir, ou qui ne souhaite pas au fond de lui-même l’accomplir, meurt en étant qualifié d’hypocrite.

Le sénateur Mitchell: Je suppose donc que nous ne devrions pas leur vendre de véhicules militaires.

La sénatrice Stewart Olsen: Merci d’être venu, monsieur Lebuis. Je comprends ce que vous dites et vous remercie des efforts que vous déployez dans ce dossier.

Je vais seulement mentionner quelques éléments qui ont piqué ma curiosité. Vous avez exprimé des préoccupations au sujet de ce qui se passe au stade précriminel, ce que le service de police de la ville de New York qualifie de « stade d’incubation de la radicalisation ».

Pouvez-vous nous dire pourquoi vous estimez important que nous nous intéressions à ce stade? En outre, que pouvons-nous apprendre, selon vous, en observant le comportement des personnes responsables de la radicalisation?

M. Lebuis: Pour commencer, le service de police de la ville de New York a produit un rapport. Soit dit en passant, le Conseil national des musulmans canadiens a publié une brochure sur la déradicalisation qui renvoie à ce rapport.

L’un des chapitres du rapport parle de l’Association des étudiants musulmans d’Amérique du Nord. En passant, la plupart des associations d’étudiants musulmans ont un siège social aux États-Unis et elles offrent leurs services au Canada et aux États-Unis. C’est un peu comme une franchise au lieu d’une société à part entière. Certaines d’entre elles suivent les directives de ce qu’elles appellent l’association nationale. Le service de police de New York a qualifié ces associations d’étudiants d’incubateurs du radicalisme.

À preuve, chose intéressante, ici au Canada, plus précisément au Manitoba, un homme a été condamné pour terrorisme. Il y a quelques années, il était président d’une association d’étudiants musulmans au Manitoba. On a découvert plus tard que son nom avait été mentionné à deux présidents américains — Bill Clinton et George Bush, il me semble —, et c’est plus tard qu’il a été formellement accusé. En effet, il ne se contentait pas de recruter des gens, il assurait aussi leur formation en vue de joindre les rangs d’Al-Qaïda au Pakistan.

Tout récemment, quand nous avons réussi à retrouver la cellule d’Ottawa de l’Association des étudiants musulmans, nous avons constaté que l’une des personnes influentes avait elle aussi déjà fait l’objet d’une enquête dans le passé. J’ai oublié son nom, mais il faisait également partie d’une association d’étudiants musulmans dans une université ontarienne. Il avait également été en mesure de propager l’idéologie et de promouvoir l’islam. Il était devenu recruteur, mais nous avons aussi découvert qu’il était un agent provocateur et qu’il pourrait avoir contribué à trouver des fonds pour ceux qui voulaient se joindre à l’État islamique.

Les exemples sont nombreux. Il y a une association d’étudiants musulmans à l’Université Concordia. Il y a deux ans environ, un individu extrêmement radical, Abdur Raheem Green, est venu à Montréal. Ses opinions radicales sont telles que sa visite a fait l’objet d’un débat à l’Assemblée nationale du Québec. Il ne se contentait pas de faire l’apologie de la violence conjugale, il préconisait des mesures extrêmement violentes et l’usage de la violence dans son pays, en Angleterre.

Cela dit, il a fait l’objet d’un débat lors de sa visite parce que les gens étaient préoccupés par le processus de radicalisation. L’Association des étudiants musulmans de l’Université Concordia l’a invité à présenter un exposé. La teneur de ses discours, qui sont partout dans YouTube, était connue. Un représentant du journal universitaire a demandé au président de l’association, M. Abu-Thuraia, ce qu’il pensait de l’exposé et s’il avait vérifié les antécédents de cette personne. M. Abu-Thuraia lui a répondu qu’il avait vérifié ses antécédents et qu’il ne trouvait rien à redire au sujet de ce qu’il prônait.

Cela arrive souvent. Je parlais de la mosquée Al-Iman de Saint-Jean, parce que c’est la même chose. La Presse a rapporté les propos d’une porte-parole qui savait que Hamza Chaoui allait prêcher dans sa mosquée. Ces sermons faisaient les manchettes et étaient radiodiffusés. C’était une situation vraiment dramatique parce que les gens étaient très inquiets. Ces attentats terroristes ont été perpétrés et, comme Ottawa est à la frontière du Québec, tout le monde se sent concerné.

Quand on a mentionné le discours en question à la porte-parole, elle a dit qu’elle n’y voyait rien de répréhensible et que, à son avis, il ne s’agissait pas d’un discours radical.

Je ne sais pas si j’ai répondu en partie à votre question.

La sénatrice Stewart Olsen: Oui. Je pense que, en réponse aux questions du sénateur Mitchell, vous avez établi une distinction entre les musulmans et les islamistes. Si j’ai bien compris, vous dites que nous devons nous montrer vigilants pour préserver la démocratie, et que nos ancêtres ont fait preuve d’une grande vigilance.

Notre pays est ouvert et nous accueillons des gens de toutes les confessions, de toutes les religions et de tous les horizons, mais nous devons tous faire preuve de vigilance pour qu’il en demeure ainsi.

M. Lebuis: J’ajouterai que cette vigilance se concrétisera par des efforts pour comprendre la situation et établir des distinctions. Un islamiste est incontestablement quelqu’un qui a décidé d’être un militant. Un islamiste peut être violent ou non, mais c’est un militant. Être musulman ne signifie pas nécessairement que vous devenez un militant. Il y a donc beaucoup de gens qui pratiquent leur religion de la même façon que nous l’entendons ou que nous la pratiquons à la maison, dans les temples, les églises, les mosquées ou les synagogues.

Le sénateur White: Monsieur, je vous remercie également de votre présence aujourd’hui.

Si j’ai bien compris, vous avez exprimé des préoccupations relativement aux initiatives de sensibilisation de la GRC, particulièrement en ce qui concerne la déradicalisation. J’aimerais savoir si vous pouvez nous expliquer vos inquiétudes et peut-être aussi nous dire ce que nous devons faire, à votre avis, si nous nous sommes engagés dans la mauvaise direction.

M. Lebuis: Les initiatives commencent à être entremêlées, mais il y avait auparavant un programme de sensibilisation, que nous désignons toujours par ce nom, où il est de plus en plus question de déradicalisation. La « déradicalisation » n’est pas un terme nouveau. Il existait en 2006 quand des craintes à cet égard se sont manifestées. Au fond, la situation se répète. Nous sommes un peu plus préoccupés qu’avant par l’augmentation du danger, mais nous répétons simplement les débats que nous avons tenus il y a presque 10 ans.

L’une des choses qui me préoccupent c’est que, dans le cadre de ces programmes, la GRC visite certains endroits, comme des mosquées, des centres islamiques ou autres, ainsi que des groupes ou des organismes, avec lesquels elle établit un dialogue et réalise beaucoup plus d’échanges culturels, si je peux m’exprimer ainsi. Elle crée un lien de confiance.

Je pense que je peux vous donner la définition de la GRC. Sur son site Web, on peut lire ceci: « La sensibilisation communautaire repose sur le principe qu’un programme efficace de lutte contre la radicalisation crée une collectivité tolérante et inclusive, plutôt que de cibler des idéologies ou des croyances particulières. » Je tiens à répéter la dernière partie de la phrase: « […] plutôt que de cibler des idéologies ou des croyances particulières ».

Le problème, c’est que plusieurs incidents extrêmement troublants, c’est le moins qu’on puisse dire, se sont produits. Par exemple, tout récemment, après les deux attentats terroristes que nous avons subis, la GRC a organisé une réunion sur la déradicalisation dans une université ontarienne. Doug Best y a été invité et deux personnes se tenaient à ses côtés. L’une de ces personnes était Faisal Kutty, et l’autre, Muhammad Robert Heft. Voici la photo de M. Best aux côtés de… J’étais censé avoir l’affiche ici, je suis vraiment désolé. Quoi qu’il en soit, l’annonce était très claire.

Faisal Kutty se trouvait juste à côté de Doug Best. Ce dernier joue un rôle très important au sein de la GRC en ce qui concerne les questions relatives à la sécurité. Il est responsable de ce qui touche aux menaces à la sécurité pour l’Ontario.

Quant à Robert Heft, on considère qu’il est la voix de la modération ou qu’il propose des solutions en matière de déradicalisation. Or, nous venons de visiter sa page Facebook. Je n’ai pas fait de recherches dans Google, mais j’ai visité sa page Facebook quelques jours à peine avant l’événement organisé avec Doug Best. Dans cette page, il fait la promotion de Zakir Naik, qui est frappé d’une interdiction d’entrée au Canada parce qu’il a incité des gens à se joindre à des organisations terroristes. Il fait aussi la promotion d’Al-Qaïda, dont il est un sympathisant.

Nous avons aussi vu, dans les pages Facebook de M. Heft, Zakir Naik au Qatar en compagnie de Raheem Green, un homme à ce point radicalisé qu’il fait actuellement l’objet d’une enquête en Angleterre. Son organisation est principalement financée par des Saoudiens, elle aussi. D’après le rapport le plus récent, l’immeuble où habitent ces gens sert de quartier général aux Frères musulmans au Royaume-Uni. Quoi qu’il en soit, on peut voir Raheem Green et, à ses côtés, M. Heft, qu’il présente comme son frère. Il est allé au Qatar pour le rencontrer et discuter de leurs points de vue communs.

On peut voir tout cela sur Facebook. C’est ce que peut voir un citoyen ordinaire qui veut simplement vérifier quelques faits et en apprendre davantage sur cet homme.

Il y a ensuite un autre individu, Faisal Kutty, et cela me déconcerte au plus haut point. Faisal Kutty a participé avec le surintendant Doug Best à l’événement « La radicalisation violente et ses répercussions sur les musulmans ». Pourtant, au début des années 2000, il était porte-parole de deux organisations qui finançaient Al-Qaïda. Il a aussi dirigé pendant plusieurs années le conseil d’administration de CAIR-CAN, qui allait devenir le Conseil national des musulmans canadiens. C’est un auteur très prolifique. Il défend et soutient constamment des personnes bien connues et bannies dans certains pays. Il a tenté de défendre et de soutenir un certain M. Ghannouchi, qui a été interdit d’entrée au Canada peu après un événement dont il souhaitait parler.

Le président: Serait-il possible de fournir des réponses plus brèves? Plusieurs sénateurs aimeraient poser des questions.

Le sénateur White: J’allais le demander moi-même. Je comprends que vous souhaitiez brosser un tableau détaillé, mais j’essaie de me concentrer sur le fait que vous désapprouvez, dans une certaine mesure, un événement auquel la GRC a participé en Ontario.

M. Lebuis: On pourrait citer beaucoup d’autres événements. Je tenais à parler de celui-là, qui m’apparaît particulièrement important parce qu’il a eu lieu tout de suite après les deux attaques terroristes.

Le sénateur White: J’en suis conscient. Le comité a aussi entendu la GRC, qui nous a parlé de sa méthode de rapprochement. Cette méthode ressemble, en fait, à celle qu’on emploie quand une petite collectivité est aux prises avec des gangs de rue. On essaie d’amener les gens à changer de direction. Comment faudrait-il procéder, selon vous?

M. Lebuis: Premièrement, les organismes devraient bien déterminer avec qui ils traiteront. Supposons qu’un représentant de la GRC, du SCRS ou d’une autre agence de sécurité s’adresse à une mosquée ou à autre organisation parce qu’on a découvert une personne radicalisée dans leur communauté. Les dirigeants de la mosquée ou de l’organisation nieront l’existence d’un problème dans leur communauté. Ils diront qu’ils mènent des activités de sensibilisation avec la GRC. L’immunité dont bénéficient les mosquées et les centres islamiques empêche les journalistes de comprendre vraiment la situation et nous empêche de vérifier s’il existe un processus de radicalisation au sein de ces organismes. Cette immunité leur procure une légitimité. Elle confère à ces gens le statut de porte-parole.

Le sénateur White: Pour boucler la boucle, je dirais que vous vous préoccupez avant tout non pas des gestes que posent ces gens, mais des personnes avec lesquelles ils posent ces gestes.

M. Lebuis: J’ajouterais qu’il y a de plus en plus d’indications, mais pas nécessairement de preuves. M. Peirce, du SCRS, a déclaré que le SCRS ne menait pas d’enquête sur les mosquées; cela semble être aussi le cas de plusieurs forces policières, d’après ce qu’on peut voir. Lors d’attaques terroristes comme celle qui s’est produite à Boston, il semble que personne n’ait même tenté d’infiltrer les mosquées pour déterminer si elles étaient fréquentées par des personnes radicalisées. Si c’est exact, le problème auquel nous sommes confrontés va bien au-delà du programme de sensibilisation.

Le sénateur White: Très bien. Je vous remercie de votre réponse.

Le président: J’aimerais boucler la boucle encore un peu plus, car cela m’apparaît très important. En fait, vous voulez signaler au comité, comme l’ont fait d’autres témoins au cours des dernières semaines, que dans certains cas, les porte-parole des institutions religieuses tiennent un certain discours devant un public donné, mais agissent bien autrement devant un autre public.

M. Lebuis: C’est exact.

Le président: Je crois que le comité tentera de produire un rapport qui formulera diverses recommandations, aidera les forces de l’ordre et, autre élément très important, aidera la communauté musulmane à contrer les points de vue extrémistes que certains cherchent à leur imposer. Ce n’est pas ce que souhaitaient la plupart des musulmans qui se sont établis ici, je crois.

M. Lebuis: Vous avez absolument raison.

Le président: Que pensez-vous du concept que voici? Peut-être que le SCRS pourrait être tenu de faire preuve de diligence raisonnable quand on cherche des porte-parole pour la lutte contre la radicalisation ou d’autres efforts semblables, et s’assurer que ces personnes jouissent d’une bonne réputation auprès des musulmans modérés et des autres collectivités avec lesquelles nous traitons. Ainsi, le SCRS serait au moins tenu de faire des vérifications et d’exercer une diligence raisonnable, et les citoyens n’auront pas besoin d’aller sur Facebook comme vous l’avez fait. Qu’en pensez-vous?

M. Lebuis: Ce serait une bonne idée. J’aurais toutefois une légère réserve. Quelles que soient les méthodes choisies, si un membre de la GRC, du SCRS ou d’une autre agence de sécurité a tendance à épouser les points de vue extrémistes et nous considère comme des ennemis, ou qu’il a déjà eu des liens d’amitié ou des conversations amicales avec ces gens, il faudra s’assurer que ce membre n’aura aucune influence dans nos institutions.

Ce serait vraiment nécessaire à l’heure actuelle, selon moi. Comme le montre mon exemple à propos d’Ottawa, la GRC et les services de police locaux ont fait du recrutement dans des établissements qui avaient déjà invité des prédicateurs prônant un djihad violent ou des activités de perturbation de la société canadienne.

[Français]

Le sénateur Dagenais: Merci, monsieur Lebuis. J’ai deux questions. Depuis que le comité étudie cette question, certains membres de la communauté islamique ont mentionné qu’il pouvait y avoir une forme de radicalisation à l’intérieur d’institutions d’enseignement au Québec. Compte tenu du fait que, au Québec, des cours de morale sont donnés dans les écoles, peut-on penser que, à l’intérieur des mosquées au Québec, il puisse y avoir un enseignement susceptible de conduire à la radicalisation? Si vous êtes d’accord avec cette présomption, quel sérieux doit-on accorder au problème de la radicalisation qui pourrait se propager dans les mosquées au Québec?

M. Lebuis: Premièrement, on sait, selon Radio-Canada, qu’en septembre un nombre important de Canadiens se sont joints à l’État islamique. Cela a suscité un regain de questionnement, à savoir ce qui provoque ce phénomène de radicalisation.

Premièrement, plusieurs de ces individus se sont retrouvés dans des mosquées et dans des centres islamiques ou se sont liés à des associations étudiantes musulmanes.

Deuxièmement, il ne faut pas oublier que la liberté d’expression est une valeur extrêmement forte. Cependant, afin de se prévaloir de cette liberté, il faut la défendre, d’une part. D’autre part, il faut aussi permettre à ceux qui utilisent un discours — je n’aime pas utiliser l’expression de discours haineux, je préfère celle d’incitation à la violence comme étant la limite — qui incite à la violence de le diffuser librement, car cela nous permet de cerner les endroits d’où ils sont diffusés. Ainsi, on peut savoir combien de personnes sont présentes dans les salles pour écouter ces discours. On peut ensuite prendre les mesures appropriées pour déterminer, comme le sénateur Lang l’a suggéré, quels individus sont admissibles ou non à recevoir des fonds du gouvernement pour participer à des programmes quelconques qui visent l’intégration de nouveaux arrivants, ou pour cesser d’admettre des individus qui ont des liens avec la radicalisation, qui peuvent entrer dans des institutions critiques ou même moins critiques, dans le but d’influencer le cours de la démocratie.

Afin d’y arriver, il faut reconnaître l’idéologie et être capable de la distinguer. On sait maintenant qu’il y a des différences entre le musulman en général et un islamiste. Un islamiste est quelqu’un qui reconnaît qu’il aimerait voir l’islam — peut-être pas dans une orientation violente — imposer des pratiques telle la charia afin de pouvoir l’incorporer à l’intérieur du cadre juridique dans lequel on vit.

Ce que l’on peut constater, lorsqu’on lit à peu près tous les livres sur les grandes organisations majeures qui créent le problème dans le monde, organisations souvent soutenues par l’Arabie saoudite ou par la confrérie des Frères musulmans, c’est qu’il y a toujours une prescription selon laquelle lorsque le nombre le permet, ou lorsque les conditions le permettent, l’usage de la force est justifié.

Lorsqu’on connaît cette trame, on peut leur permettre d’enseigner, mais sans les financer. Ce qui est important pour nous, c’est d’avoir la capacité de les empêcher d’entrer dans nos institutions et d’influencer le cours des institutions les plus critiques. C’est ce qu’il faut détecter et, pour ce faire, il faut connaître l’idéologie qui les motive à le faire, même dans sa notion la plus douce, celle de dérouler le tapis, jusqu’à celle qui mène à la violence.

Le sénateur Dagenais: Vous avez parlé de financement. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais certains prétendent qu’il y aurait eu des enlèvements et que des rançons auraient été exigées dans le but de financer le mouvement islamique.

Je ne sais pas si vous avez entendu parler de ces enlèvements qui visaient à générer du financement, mais si c’est le cas, quel sérieux doit-on accorder au genre de financement qui pourrait être fait et, selon vous, cela se fait-il au Québec?

M. Lebuis: Oui, cela se fait au Québec. On l’a vu récemment, entre autres, dans le cas de l’organisation IRFAN, à laquelle on a retiré le statut d’organisation de bienfaisance et qui, plus tard, a officiellement été reconnue comme une organisation terroriste par le gouvernement canadien. Je parle de l’organisation IRFAN-Canada, parce que cette organisation finançait le Hamas.

Cela étant dit, il y a un cas extrêmement troublant, parce qu’il s’agit de l’organisation islamique la plus importante au Québec, soit la Muslim Association of Canada. En décembre 2012, l’un des directeurs de la MAC a kidnappé, en plein jour, au mois de décembre, un jeune qui était le petit-fils d’un homme très, très riche au Québec.

Tout d’abord, on a découvert que non seulement cet homme a fait partie du conseil d’administration de la MAC pendant près d’une dizaine d’années, mais qu’il a aussi été responsable du programme d’éducation de la MAC.

Ensuite, on a appris que des communications avaient eu lieu — cela a été publié dans les journaux — tout de suite après l’enlèvement, soit après qu’il ait été pris en flagrant délit par la police. Des communications ont eu lieu, avec son téléphone, pendant qu’il était au poste de police, avec l’Arabie saoudite pour confirmer son voyage et l’enlèvement. On ne sait donc pas ce qui devait arriver par la suite.

Enfin, il allait exiger — c’était son intention — une rançon de 500 000 $. Cet individu exerçait un rôle de pouvoir très important au sein de la MAC; il a négocié l’achat de l’un des plus importants édifices du centre-ville, un quasi-gratte-ciel et ancien édifice de SNC-Lavalin. Il a aussi géré plusieurs mosquées au Canada, dont une en Ontario, et a été lié à une mosquée qui entretenait des liens avec la MAC à Laval, où il exerçait un rôle d’autorité et invitait les gens, par exemple, à participer aux festivités du ramadan. De plus, il a joué un rôle non seulement au sein du conseil d’administration, mais au sein d’un autre conseil de direction interne à la MAC.

Je vous raconte tout cela, parce que la Muslim Association of Canada — cela vient d’être démontré dans les médias tout récemment — est l’une des organisations les plus importantes, sinon la plus importante organisation qui soit propriétaire immobilier d’institutions islamiques au Canada. Cela comprend des écoles, des centres islamiques et des mosquées. De plus, l’association finance également une chaire d’études du Collège Huron en Ontario.

[Traduction]

Le président: Nous avons pris du retard. D’autres sénateurs aimeraient intervenir. Nous prendrons encore 10 minutes. Je vous demanderais donc, chers sénateurs, de poser des questions plutôt courtes. J’aimerais aussi que les réponses soient brèves. Commençons par le sénateur Day.

Le sénateur Day: Merci, monsieur le président; je suis conscient des contraintes de temps. Je remercie M. Lebuis d’être venu nous parler et nous présenter son interprétation des faits. Il en sait décidément plus que moi sur la communauté musulmane et les islamistes. Je comprends sa thèse générale, et je crois que cela me suffit étant donné les contraintes de temps. Je ne poserai donc pas d’autres questions, monsieur le président.

La sénatrice Beyak: Je vous remercie, monsieur Lebuis, pour cet excellent exposé bien documenté. Je vous remercie aussi d’avoir signalé au comité et aux gens qui nous regardent que vous collaborez avec des islamistes bienveillants et inquiets. Cela nous importe à tous.

Des témoins ont fait part au comité de leurs préoccupations au sujet du manuel intitulé Unis contre le terrorisme, produit par l’Association islamique des services sociaux et le Conseil national des musulmans canadiens, qui contient un chapitre rédigé par la GRC. La page 13 du manuel propose une liste de spécialistes de l’islam en Amérique du Nord, parmi lesquels figurent Mme Ingrid Mattison, M. Siraj Wahhaj et M. Jamal Badawi. J’apprécie la distinction que vous avez établie entre les musulmans modérés et les islamistes. Peut-être pourriez m’en dire un peu plus sur ces personnes. S’agit-il de musulmans modérés ou d’islamistes?

M. Lebuis: Au moins deux de ces personnes devraient nous inspirer certaines inquiétudes, mais chacune d’entre elles encourage une facette violente ou militaire du djihad ou y a déjà été associée directement ou indirectement. À titre d’exemple, il y a quelques jours à peine, Islamic Relief Canada a décidé d’annuler un événement auquel Siraj Wahhaj devait participer. On attendait environ 700 personnes, d’après la chaîne de télévision LCN. Siraj Wahhaj figure dans le manuel. Pourtant, bien qu’il n’ait pas été inculpé, on sait qu’il a agi comme complice du « cheik aveugle » lors de la première attaque contre le World Trade Center. On pourrait mentionner mille et un faits problématiques à propos de Siraj Wahhaj. Mais ce qui devrait vraiment nous inquiéter, c’est qu’au début des années 1990, peu après les émeutes inspirées par l’affaire Rodney King, Siraj Wahhaj a pratiquement déclaré qu’on devrait convertir à l’islam les jeunes démunis des villes américaines. Il a ensuite ajouté ceci. Il a dit qu’une fois que ces jeunes comprendraient bien l’islam, on devrait leur donner des pistolets mitrailleurs Uzi pour mener le djihad dans les rues des États-Unis. Cet homme, cet individu, vient régulièrement au Canada. Il est souvent invité comme conférencier et parrainé par Islamic Relief Canada et de nombreuses mosquées et organisations ordinaires de partout au pays. De plus, l’un des commanditaires du manuel, Shahina Siddiqui, a mis sur pied à la fin des années 1990 — je crois que c’était en 1999 — un programme qui comprenait un camp d’été pendant lequel Siraj Wahhaj offrait son atelier sur l’islam.

Jamal Badawi devrait aussi retenir notre attention. Vous ne le connaissez peut-être pas, mais il exerce une énorme influence. Il est responsable de nombreuses organisations qui, de l’avis même de nos agences de sécurité, forment l’infrastructure nord-américaine des Frères musulmans. Il a fondé plusieurs de ces organisations.

Comme je l’ai mentionné pendant mon exposé, M. Badawi a donné une entrevue au début des années 2000. Il est important de noter que, pour définir le terme « musulman », les Frères musulmans se fondent sur ce qui leur semble être la façon correcte d’appliquer la charia. De l’avis de ces gens et de certaines organisations importantes telles que le Conseil national des musulmans canadiens, certains des musulmans établis au Canada — qui s’inquiètent de la radicalisation des mosquées — ne sont pas de vrais musulmans parce qu’ils ne partagent pas leur opinion sur la façon de respecter l’islam et la charia. Par ailleurs, M. Badawi encourage les musulmans à s’octroyer des pouvoirs de juge et à décider, à leur discrétion, s’il convient de respecter une loi qui contrevient à la charia. Devant le comité des transports, le Conseil national des musulmans canadiens a vanté les mérites de M. Badawi, qu’il a décrit comme un grand leader, l’un des leaders les plus influents et l’un des intellectuels les plus éminents de l’Amérique du Nord.

Plusieurs des dirigeants ont des liens avec l’organisation radicale Jamaat-e-Islami. Les personnes de la liste sont toutes liées, de façon plus ou moins directe, à la radicalisation.

La sénatrice Beyak: Merci beaucoup.

Le président: Chers collègues, il nous reste quelques minutes. J’aimerais poser une question sur le financement et le statut d’organisme de bienfaisance. Je pense ici autant aux organismes religieux que non religieux. On sait très bien que certaines sommes recueillies au Canada, des sommes parfois importantes, servent à financer des activités terroristes ou des groupes comme le Hamas ou le Hezbollah. On pourrait donc conclure que les règles en place ne sont pas efficaces. Pourriez-vous nous donner votre avis à ce sujet?

M. Lebuis: Si elles sont efficaces, nous avons obtenu d’assez bons résultats depuis deux, trois ou quatre ans. Après presque 10 ans, nous avons enfin révoqué le statut d’organisme de bienfaisance du World Assembly of Muslim Youth, une organisation établie en Arabie saoudite.

Le président: Une seule organisation?

M. Lebuis: Non, nous l’avons fait pour plusieurs organisations. Nous avons eu d’assez bons résultats au cours des cinq dernières années. Il reste toutefois beaucoup à faire. Le processus peut s’avérer plutôt lent, même quand il existe des éléments de preuve assez flagrants.

Il y a un point sur lequel nous aimerions nous concentrer davantage. La loi sur les organismes de bienfaisance contient déjà une disposition sur le discours politique. Elle prévoit que l’organisme ne peut pas faire de lobbying à Ottawa, que le lobbying politique ne peut pas représenter plus que 10 p. 100 de ses activités, environ.

Nous avons remarqué que plusieurs organismes de bienfaisance invitent à l’occasion des gens qui tiennent des discours principalement politiques, et non religieux. Je pense par exemple à Tariq Ramadan, une personne très influente dans la communauté musulmane canadienne, qui prononce régulièrement des discours sur la façon de composer avec le monde politique. En 2004, il a donné une entrevue, comme l’avait fait Jamal Badawi, dans laquelle il ciblait presque le Canada et expliquait à l’auditoire comment communiquer sans utiliser le terme « charia », et comment se servir du système juridique canadien, un système qui, selon lui, est l’un de ceux qui permettent le plus facilement d’appliquer la charia.

Cela n’a rien de spirituel ni de religieux. Il s’agit d’un discours purement politique. Cet homme est invité régulièrement par bon nombre d’organisations et de dirigeants. Ils parlent des lois, de la façon d’utiliser la loi et le système politique, et de la façon de devenir militant dans le cadre d’activités politiques. Il faudrait surveiller cet aspect politique et trouver une façon d’appliquer la disposition sur les activités politiques déjà prévue dans la loi sur les organismes de bienfaisance.

Le président: Chers collègues, nous allons devoir passer aux prochains témoins. Je tiens à remercier M. Lebuis d’avoir présenté le fruit d’études qu’il a menées ces dernières années sur une question qui intéresse et inquiète tous les Canadiens. Je le répète, la communauté des musulmans modérés, qui constitue la majorité des musulmans canadiens, se préoccupe du fait que des extrémistes prétendent parler en leur nom, ici, au pays. De toute évidence, il faut formuler des recommandations et trouver des solutions.

Merci beaucoup, M. Lebuis.

Poursuivons notre étude du terrorisme avec Daniel Hiebert et Lorne Dawson, les deux fondateurs du Réseau canadien de recherche sur le terrorisme, la sécurité et la société, ou TSES.

M. Hiebert est professeur de géographie spécialiste des politiques publiques à l’Université de Colombie-Britannique. De 2003 à 2012, il a été codirecteur de Metropolis British Columbia, un centre d’excellence axé sur la recherche dans les domaines de l’immigration et de la diversité culturelle au Canada.

M. Dawson est professeur titulaire de la faculté des études sociologiques et juridiques et de la faculté des études religieuses à l’Université de Waterloo en Ontario. M. Dawson est également codirecteur du Réseau canadien de recherche sur le terrorisme, la sécurité et la société. Il a corédigé l’ouvrage Religious Radicalization and Securitization in Canada and Beyond, pour lequel il a écrit un chapitre consacré à l’affaire des 18 de Toronto. M. Dawson et M. Hiebert, nous vous souhaitons la bienvenue.

Daniel Hiebert, codirecteur, Université de la Colombie-Britannique, Réseau canadien de recherche sur le terrorisme, la sécurité et la société: Merci beaucoup. Je vais parler quelques instants avant de passer le micro à Lorne, qui fera une présentation, après quoi je reprendrai brièvement la parole. Nous allons nous efforcer d’être aussi brefs que possible, car le temps file.

Je veux tout d’abord dire combien nous sommes honorés de votre invitation. Nous vous en remercions. Comparaître devant le présent comité revêt une grande importance à nos yeux.

En guise d’introduction, je veux simplement donner une idée de la mission du Réseau canadien de recherche sur le terrorisme, la sécurité et la société, ou TSAS.

L’objectif du réseau est triple. Premièrement, nous fournissons des travaux de recherche fondés sur des données probantes au sujet de la radicalisation, du terrorisme, de la lutte au terrorisme et d’autres sujets connexes. C’est là notre plus importante priorité. Deuxièmement, nous veillons à ce que ces travaux contribuent à l’élaboration de politiques. Nous collaborons avec environ une dizaine d’organismes et de ministères fédéraux. Je ne les énumérerai pas, car vous les connaissez sans doute. Nous communiquons régulièrement avec eux afin d’assurer une compréhension mutuelle et faire en sorte que nos travaux répondent à leurs besoins. Troisièmement, nous cherchons à favoriser l’émergence d’un nouveau courant de recherche sur ces questions.

Bien que nous soyons tous deux grisonnants, nous comptons parmi nos collaborateurs beaucoup de jeunes gens de partout au Canada, surtout des détenteurs de maîtrise et des étudiants au doctorat.

Je donne maintenant la parole à Lorne, qui va répondre aux premières questions qu’on nous a demandé de couvrir. Je vais ensuite poursuivre la présentation et répondre aux questions restantes.

Lorne Dawson, codirecteur, Université de Waterloo, Réseau canadien de recherche sur le terrorisme, la sécurité et la société (TSAS): Je vais parler brièvement du phénomène de la radicalisation au Canada et des études sur ce sujet. Vous constaterez que mon dernier point s’arrime tout naturellement à la présentation de Dan, qui porte sur les façons de répondre au problème.

Je ne présenterai pas d’allocution en tant que telle, mais plutôt sept points de discussion qui méritent d’être mentionnés et qui viennent naturellement à l’esprit lorsqu’il est question du phénomène. Chaque point est bref et conçu avec l’intention d’être développé par le biais de questions.

Premièrement, j’ai donné de nombreuses conférences ces cinq dernières années environ sur la radicalisation du terrorisme d’origine intérieure au Canada. J’ai pu constater la complaisance dont les Canadiens faisaient preuve jusqu’à tout récemment relativement à ce phénomène. On m’invite souvent, parce qu’il s’agit d’un sujet sensationnel et intrigant, mais, jusqu’à très récemment, rien n’indiquait que les Canadiens le prenaient au sérieux.

Durant mes présentations — et lors d’entrevues à CTV et CBC deux semaines avant les attaques perpétrées à Québec et à Ottawa —, j’ai toujours maintenu qu’il ne s’agissait plus de savoir si, mais bien quand, un attentat terroriste aurait lieu au Canada. Bien sûr, je n’aurais pu prédire les événements de la semaine suivante, mais, à bien des égards, je n’étais pas étonné. J’ai toujours soutenu que la complaisance dont les gens font preuve disparaîtrait dès la première attaque et que celle-ci changerait tout. Il semble que mes prédictions se soient avérées. Je ne prétends pas être doté d’une grande clairvoyance; lorsque l’on connaît le sujet, certaines choses deviennent évidentes.

Deuxièmement, la menace du terrorisme d’origine intérieure au Canada existe depuis longtemps — beaucoup plus longtemps que le pense le public en général. Il est heureux que la menace n’ait pas pris de l’ampleur avant et qu’une attaque n’ait pas eu lieu plus tôt.

Les conditions sociales structurelles qui favorisent la radicalisation au pays et les conditions géopolitiques à l’étranger sont demeurées relativement stables. Comme les conditions n’ont pas beaucoup changé, et sachant quels facteurs complexes favorisent la radicalisation, je peux affirmer avec assurance que le phénomène, présent hier, se poursuivra aujourd’hui et encore un certain temps.

L’arrivée d’EIIS a considérablement aggravé les choses, en raison de plusieurs facteurs, notamment les attentes immenses que nourrit EIIS, les connotations religieuses que revêt l’État islamique et l’attrait qu’il exerce grâce à une utilisation magistrale de diverses ressources médiatiques. J’ai lu hier dans le New York Times qu’à l’heure actuelle, Daesh enverrait plus de 90 000 messages tous les jours par le biais des médias sociaux. C’est du jamais vu.

Troisièmement, je souligne que mon champ de recherche porte d’abord et avant tout sur le processus de radicalisation. Je ne suis donc pas un spécialiste du terrorisme dans tous ses aspects. Il me faut bien sûr en avoir une idée générale, mais je cherche surtout à connaître les raisons profondes qui poussent de jeunes gens ordinaires — de jeunes Canadiens dans le cas qui nous occupe — à poser des gestes incroyables.

Il est important de comprendre que la radicalisation doit être étudiée de manière multifactorielle et multidisciplinaire. Pour la saisir, il faut entre autres des psychologues, des sociologues, des historiens et des chercheurs en études religieuses. Durant mes conférences, y compris devant la GRC ou d’autres groupes de cette nature, je suggère d’adopter une approche écologique en employant une métaphore assez simple. Imaginons une espèce en voie d’extinction dans un étang. Pour comprendre la situation, on pourrait tout d’abord vérifier si un poison a été versé dans l’eau. Si cette avenue s’avère infructueuse, on élargira l’enquête pour tenir compte de facteurs environnementaux complexes à l’origine de la dégradation de l’espèce.

La situation qui nous occupe est semblable. Comme on l’a dit lors de ma présentation à la Table ronde transculturelle du Canada sur la sécurité, bien que les conditions idéales sont réunies pour créer un véritable chaos, il s’agit tout de même d’un chaos qu’il est possible de comprendre. Les connaissances et les théories issues des sciences sociales peuvent servir à mieux expliquer le processus, à condition que plusieurs personnes collaborent à ce travail et qu’elles y consacrent du temps. Le TSAS existe en partie pour coordonner les efforts que de nombreux chercheurs canadiens déploient en ce sens.

Nos démarches ont été restreintes par ce que certains universitaires britanniques ont appelé, avant les événements du 11 septembre, « l’herméneutique de la gestion de crise. » C’est un peu ce qui se produit en ce moment, n’est-ce pas? Nous nous précipitons tellement pour régler le dernier problème survenu. Depuis 2006 ou 2007, on s’intéresse à la déradicalisation, le désengagement et la lutte contre l’extrémisme violent. Tous les spécialistes fiables vous le diront: il est risqué de suivre cette voie pour tenter de régler le problème, car la radicalisation demeure incomprise.

Bref, nous sommes très inquiets. J’ai bien peur que l’adage « à données inexactes, résultats erronés » ne s’applique ici. Il est difficile de concevoir des mesures optimales pour contrer le problème sans connaître clairement les causes de celui-ci. Je ne prône pas l’inaction: il faut procéder au mieux de nos connaissances avec les mesures existantes. Mais procéder ainsi ne devrait pas nuire aux investissements dans des travaux visant à expliquer l’origine et la nature du problème.

Le manque de données brutes constitue le premier obstacle à une meilleure compréhension de la radicalisation. Nous n’avons pas suffisamment de données détaillées sur les personnes qui se sont radicalisées et, surtout, leurs perceptions, leurs expériences et leur conception de leur situation. Il existe quelques travaux de recherche. Je participe à certains d’entre eux qui sont menés au Canada. Le Programme canadien pour la sûreté et la sécurité finance un projet du TSAS où nous menons des entrevues avec des combattants étrangers ayant la citoyenneté canadienne, qui sont en Syrie ou en Irak, ainsi qu’avec des personnes de leur entourage au Canada, soit des connaissances, des amis, des parents ou des collègues. Bien que très long et compliqué, le processus est nécessaire: il faut avoir le point de vue des personnes radicalisées pour savoir ce qui se passe.

La confidentialité est le deuxième obstacle auquel nous nous butons. L’accès aux données et la nature secrète de celles-ci sont deux questions intrinsèquement liées, car, comme tous les gens de notre domaine le savent et le déplorent, les services de sécurité possèdent d’énormes quantités d’informations non accessibles aux chercheurs. Je détiens la cote de sécurité secret, mais pas très secret. Grâce à la cote secret, j’ai pu avoir accès au matériel sur les 18 de Toronto, qui n’a été rendu public qu’après les procès.

Sporadiquement, nous avons des discussions approfondies et assez encourageantes avec le ministère de la Sécurité publique, le SCRS et la GRC pour obtenir que des chercheurs se voient accorder des cotes de sécurité de niveau plus élevé, afin d’étudier les données que ces organismes recueillent. Leurs propres analystes reconnaissent notre capacité à analyser et à interpréter les données, chose pour laquelle il leur manque le temps et la formation.

Avant-dernier point: en réponse à l’une de vos questions, je dirai que la radicalisation se produit un peu n’importe où. On peut dire sans se tromper que la radicalisation a lieu partout — et maintenant plus que jamais — où on peut avoir accès aux médias sociaux et à Internet. Il faut toutefois tenir compte de certains facteurs issus des études sur le sujet. Par exemple, l’influence des leaders et des personnalités locales a encore beaucoup de poids. Le témoin précédent a fait plusieurs affirmations avec lesquelles je ne suis pas tout à fait d’accord, mais il a dit une chose que je soutiens fermement et qui est fondée sur un important corpus de recherches, c’est-à-dire qu’il est très rare que la radicalisation se produise exclusivement en ligne — des rencontres en personne doivent avoir lieu. Je suis heureux de pouvoir dire qu’une vaste étude de la Fondation Quilliam de Londres l’a confirmé il y a quelques années.

Dans le cas des deux jeunes hommes de London, en Ontario, qui sont partis à l’étranger pour finalement périr en Algérie, je suis à peu près certain qu’une personne de la collectivité a agi en mentor ou les a influencés de quelque façon. Cette personne n’a jamais été identifiée. Peut-être qu’elle n’est plus là. Je comprends que la collectivité ne sache rien ou refuse de dévoiler l’identité de cette personne. Je suis prêt à parier que, la plupart du temps, une personne de l’entourage a servi d’inspiration.

Ce qui m’amène au fait suivant: nous avons affaire à un phénomène de groupement, où la dynamique de groupe est absolument essentielle. Parmi les nombreux facteurs qui font partie du modèle, l’un d’entre eux explique sans doute le type de radicalisation qui conduit à la violence. Il s’agit de la forte pression psychosociale exercée par les pairs, les jeunes hommes qui font partie du groupe. Une enquête a été menée sur des combattants étrangers ayant la citoyenneté canadienne, dont André Poulin, de Timmins. À première vue, son cas laisse perplexe: comment un habitant de Timmins peut-il partir pour combattre en Syrie? Durant notre enquête, nous avons découvert un fait qui semble avoir échappé aux médias: le fait qu’il avait vécu à Toronto pendant presque un an et établi des liens étroits avec d’autres personnes. En effet, il a partagé une maison avec trois autres jeunes hommes d’origine somalienne qui s’étaient radicalisés. La radicalisation d’André Poulin ne s’est donc pas produite en isolation. Je le répète, il s’agit d’un phénomène de groupe. Il faut accorder beaucoup d’attention à cet aspect du problème.

Certaines de vos questions portaient sur le financement, un facteur déterminant pour le terrorisme international, mais sans grandes conséquences pour le terrorisme d’origine intérieure. Le cas de Zehaf-Bibeau, entre autres, montre qu’il n’est pas nécessaire d’être financé pour perpétrer un attentat terroriste d’importance au pays.

L’obstacle le plus important — qui nous a probablement évité des attaques plus graves — a trait à l’accessibilité du matériel. Il y a bien plus d’incidents aux États-Unis parce que les armes à feu et d’autres articles y sont facilement accessibles. Au Canada, nous sommes particulièrement avantagés par le fait que les complots échouent ou sont décelés par les services de sécurité lorsque les terroristes sont à la recherche d’explosifs ou d’armes.

En résumé, j’insiste sur la nécessité de prendre en compte les aspects identitaires associés à l’idéologie. L’efficacité de l’idéologie n’est pas attribuable à un attrait mystique. D’ailleurs, le discours djihadiste est ridiculement simpliste. Il offre une réponse parfaitement adaptée aux problèmes identitaires de ces jeunes hommes. Il répond à une quête de sens; c’est une thèse qui a peut-être été abordée dans les autres témoignages, qui est documentée par les chercheurs, et que j’appuie dans une large mesure.

Au bout du compte, le problème est lié à la moralité et à la religiosité, et non à l’islam. On peut faire la part des choses et dire que le problème ne vient pas de l’islam comme tel, mais il n’est pas juste de dire que le problème est de nature politique. C’est la religiosité qui est au cœur du problème. Lorsqu’on discute ou interagit avec les gens qui se radicalisent, ils parlent de religion, ils sont passionnés par la religion, et ils veulent tout interpréter sous l’angle de la religion. J’insiste également sur cet aspect, car il est très important, et les recherches font état de l’énorme difficulté que l’on éprouve à trouver des façons de s’attaquer au problème.

Les recherches soutiennent qu’il vaut mieux prévenir que guérir. La prévention est la seule stratégie à long terme réalisable pour éradiquer ce problème à l’avenir.

M. Hiebert: Je vais vous expliquer mon parcours brièvement. Contrairement à Lorne, je ne fais pas de recherche sur le terrorisme, mais sur l’immigration, l’intégration culturelle et les conséquences de la diversification rapide et profonde de la population canadienne. Je me suis intéressé à cette question en particulier dans les villes canadiennes.

Il y a 10 ans, les services de sécurité du Canada m’ont demandé si je croyais que ce qu’on appelle communément les « enclaves ethniques » ou les « enclaves d’immigrants » dans les villes canadiennes étaient propices à la radicalisation, et si elles devraient être visées par les activités de surveillance des services de sécurité du Canada. Voilà ce qui m’a amené à m’intéresser à ce nouveau domaine, c’est-à-dire l’étude de la diversité culturelle au Canada, des liens que les communautés culturelles du Canada entretiennent avec l’étranger, et des effets de cette réalité sur la sécurité nationale. Voilà qui donne un aperçu de mon expérience.

J’ai récemment travaillé dans ma région du pays, c’est-à-dire à Vancouver, ainsi que dans l’ensemble de la Colombie-Britannique, afin d’aider la GRC à faire deux choses. Tout d’abord, la GRC veut offrir à ses agents une formation sur les problèmes associés à la lutte contre le terrorisme et à la radicalisation violente. Par ailleurs, j’ai participé à l’élaboration de leurs tout nouveaux programmes visant à combattre l’extrémisme violent. Les programmes de sensibilisation ont été mentionnés il y a un instant lorsque vous avez parlé de l’intervenant précédent. C’est donc avec cet intérêt pour la sensibilisation du public que je participe à la présente réunion.

Il est très important de tenir compte de deux aspects essentiels. Je suis sûr qu’ils ont déjà été abordés par d’autres intervenants que vous avez consultés au cours des semaines et des mois où vous avez tenu vos délibérations. Soulignons d’abord que le Canada n’a tout simplement pas les ressources nécessaires pour surveiller toutes les personnes radicalisées. C’est impossible. Les forces de l’ordre n’ont pas assez d’agents pour le faire. Même en accordant beaucoup plus de fonds à la GRC et au SCRS, on n’aura jamais assez de ressources pour surveiller toutes les personnes radicalisées.

En ce qui concerne le deuxième aspect, j’aimerais citer un analyste principal du gouvernement du Canada — sans toutefois le nommer — qui s’est longtemps penché sur les questions de sécurité. En parlant du problème des combattants étrangers, il a fait une affirmation que j’appuie entièrement. Je le cite:

Nous ne pouvons pas régler ce problème à coup d’arrestations. Il nous est impossible d’identifier toutes les personnes qui voudront devenir des combattants étrangers. Nous ne pouvons pas surveiller tout le monde, ni arrêter tous ceux qui correspondent à cette catégorie. 

Cela nous amène inévitablement à la conclusion que nous devons faire appel aux communautés. Les forces de l’ordre ne peuvent résoudre ce problème à elles seules.

Évidemment, cela nous amène à nous demander comment faire appel aux communautés. J’aimerais vous donner un bref exemple en m’appuyant sur ce qui s’est passé avant l’attaque commise par Michael Zehaf-Bibeau en octobre dernier.

Depuis un certain temps, Michael Zehaf-Bibeau vivait dans la région de Vancouver, et il fréquentait une mosquée dans la région de Burnaby, une municipalité en banlieue de Vancouver. Lorsqu’il fréquentait cette mosquée, il suscitait de vives inquiétudes. Les gens le trouvaient difficile à côtoyer et se rendaient compte qu’il avait des idées radicales. On le trouvait quelque peu effrayant, et on l’a expulsé de la mosquée, mais on n’a pas pris l’autre mesure qui s’imposait, c’est-à-dire signaler cette personne ou ces faits aux autorités.

Lorsqu’il s’est fait dire de quitter la mosquée, il a été exclu de cette communauté, mais celle-ci n’a rien dit à la GRC, et nous savons évidemment ce qui s’est passé ensuite.

Ce qui est intéressant, c’est que, depuis cet événement, les gens qui fréquentent la mosquée en question ont compris qu’ils avaient commis une erreur. Maintenant, ils collaborent étroitement avec la GRC, et ils participent à la formation des agents de la GRC. Ils font également des visites dans les autres mosquées de la Colombie-Britannique afin d’expliquer quels sont les signes à observer pour déceler l’extrémisme. Autre fait très important, lorsqu’ils visitent les mosquées de la Colombie-Britannique, ces gens expliquent la différence entre l’interprétation conventionnelle de l’islam et son interprétation radicale, ils expliquent pourquoi l’interprétation radicale est une version faussée de l’islam, et ils indiquent quels sont les signes à observer, en particulier chez les jeunes, pour déterminer si quelqu’un est susceptible de se radicaliser. En outre, cela leur permet d’établir un lien entre les mosquées de la Colombie-Britannique, qui font partie de leur communauté élargie, et la GRC.

Voilà qui démontre pourquoi il vaut mieux prévenir que guérir. Il est très important d’entretenir ce genre de collaboration étroite avec la communauté.

Sachant cela, que devons-nous faire? Pour répondre à cette question, j’aimerais parler de deux aspects essentiels, mais je tiens d’abord à expliquer la différence entre la méthode dure et la méthode douce en matière de sécurité. La méthode dure comporte les mesures auxquelles on pense généralement, c’est-à-dire les enquêtes, le recours au code juridique, les arrestations, l’incarcération, et cetera. La méthode douce est axée notamment sur la collaboration avec la communauté et sur les efforts de sensibilisation déployés par les forces de l’ordre et les services de renseignement.

Maintenant que cette distinction a été établie, j’aimerais parler des deux derniers aspects que je voulais souligner. Tout d’abord, je tiens à indiquer que la combinaison de ces approches en matière de sécurité et l’équilibre entre ces approches sont des questions qui n’ont pas encore été abordées de façon concrète au Canada, et j’espère que votre comité pourra se pencher là-dessus.

Je dirais que, pour chaque dollar que nous dépensons pour les mesures de sécurité liées à la méthode douce, nous consacrons probablement cent dollars aux mesures de sécurité associées à la méthode dure. Est-ce la bonne répartition? Est-ce la bonne façon d’aborder le problème? Puisque nous devons collaborer avec la communauté, et comme nous ne pouvons pas résoudre le problème à coup d’arrestations, comment doit-on répartir les dépenses entre l’approche douce et l’approche dure en matière de sécurité?

Pour ce qui est du deuxième aspect essentiel, soulignons que, dans un monde idéal, il faudrait combiner les mesures de sécurité liées à la méthode dure et à la méthode douce de manière à ce qu’elles soient complémentaires, à ce que chaque élément renforce les autres, et à ce que la combinaison de ces éléments rendent l’ensemble des mesures plus efficaces.

Cependant, la réalité démontre que les mesures de sécurité associées à la méthode dure peuvent nuire à la capacité d’employer la méthode douce. Par exemple, si les membres d’une communauté ont l’impression qu’ils sont stigmatisés, qu’ils sont ciblés de façon démesurée par les interceptions et les fouilles, ou que leurs enfants iront en prison s’ils collaborent avec les autorités, ils ne voudront pas collaborer. Ce n’est pas ainsi qu’on parviendra à mettre en place une stratégie efficace pour collaborer avec la communauté et mettre en œuvre des méthodes douces en matière de sécurité.

C’est un autre aspect que nous devons aborder. Or, jusqu’à présent, je crois que nous évaluons nos diverses lois et politiques en matière de sécurité sous l’angle de la méthode dure. Nous nous employons à déterminer si telle loi nous aidera à faire les enquêtes nécessaires, à recueillir des renseignements, ou à arrêter et incarcérer les malfaiteurs. Je ne suis pas du tout contre cela. C’est très important. Ce que nous n’avons pas fait suffisamment, c’est nous demander si telle politique ou telle loi favorisera la collaboration avec la communauté et l’emploi de la méthode douce en matière de sécurité, ce qui est également nécessaire.

Nous devons évaluer nos politiques en matière de sécurité en considérant à la fois la méthode douce et la méthode dure, car je suis persuadé que nous avons besoin de ces deux approches pour favoriser la sécurité au Canada.

Le président: Merci. Je tiens à vous assurer que c’est en partie en raison de ce que vous venez d’invoquer au sujet de l’équilibre entre la méthode douce et la méthode dure que nous avons entrepris cette conversation publique. C’est un sujet difficile à aborder parce qu’il est question non seulement de politique, mais aussi de religion et de sécurité publique. Cette question comporte tous ces aspects, et elle n’est pas facile à aborder. La prévention est l’un des aspects les plus importants sur lesquels notre comité veut se pencher en ce qui a trait à la déradicalisation et aux mesures à prendre avant qu’une personne se radicalise.

Je tiens à vous assurer que c’est en partie pour cela que nous avons entrepris cette conversation. Nous voulons que le sujet soit abordé de façon honnête, quitte à aller parfois à l’encontre de la rectitude politique, car il y a des problèmes qui, à mon avis, doivent être abordés.

Le sénateur Mitchell: Merci, messieurs. Vos interventions étaient très encourageantes, d’une certaine manière. La mauvaise nouvelle, c’est que vous avez confirmé qu’il y a un problème de radicalisation, mais l’aspect positif que je tiens à souligner, c’est que, comme vous l’avez indiqué, les efforts et les recherches à ce sujet sont si récents qu’il y a un grand potentiel de réussite si on s’y prend de la bonne manière.

Ma première question a trait aux observations de M. Dawson à propos du fait que nos connaissances en matière de radicalisation sont nettement insuffisantes. Nous ne connaissons ni les profils, ni les processus, ni les aspects psychologiques et pathologiques. Nous ne savons rien de tout cela.

La recherche effectuée par votre groupe est en grande partie financée dans le cadre du projet Kanishka. Cependant, ce projet tire à sa fin.

M. Dawson: Il prendra fin l’année prochaine, en mars.

Le sénateur Mitchell: Comment obtiendrez-vous du financement?

M. Hiebert: Je peux peut-être répondre à cette question. On pourrait dire que Lorne est le cerveau de l’organisation, tandis que je m’occupe de gérer les fonds.

Je suis sûr que Lorne peut vous dire ce que nous savons et ce que nous ignorons au sujet de la radicalisation. Cependant, pour ce qui est du financement de notre organisation, nous allons participer demain à une entrevue avec le Conseil de recherches en sciences humaines en vue d’obtenir une subvention de partenariat. Si notre projet se concrétise — nous serons fixés dans environ six semaines —, notre organisation recevra le financement de base dont elle a besoin pour les sept prochaines années.

Notre organisation a également été financée par Recherche et développement pour la défense Canada, notamment dans le cadre de son programme appelé le Programme canadien pour la sûreté et la sécurité, ou PCSS. D’ailleurs, notre recherche est en grande partie financée par l’entremise de ce programme.

Nous gardons toujours espoir. Je crois que vous devez être conscients que cela ne dépend pas de nous. Nous avons bon espoir que l’on trouvera une façon de renouveler le projet Kanishka. Je suis conscient que le projet devait durer cinq ans, et peut-être qu’il ne durera pas plus longtemps, mais nous croyons que les problèmes auxquels le Canada a dû faire face ne sont pas disparus. Bien que ce projet nous ait permis de faire d’énormes progrès pour ce qui est d’élaborer des réseaux et d’acquérir de nouvelles connaissances, il est loin d’être devenu désuet. Par conséquent, nous espérons que le gouvernement du Canada trouvera une façon de le renouveler.

Voilà pour le financement. En ce qui concerne la radicalisation, je cède la parole à Lorne.

M. Dawson: Il est vrai que le renouvellement du projet Kanishka ou la mise en place d’un programme qui lui succéderait serait une mesure extrêmement importante et utile. Presque tous les autres pays — notamment le Royaume-Uni, les Pays-Bas, le Danemark, la Norvège, l’Allemagne et les États-Unis — offrent un financement constant et considérable. Aux États-Unis, le National Institute of Justice continue de financer, année après année, des centaines de projets de très grande envergure. Aucune date limite n’est fixée pour la fin de ces projets.

Je ne peux vérifier ces renseignements, mais on m’a dit que les États-Unis dépensent plus de 40 millions de dollars par année pour la recherche sur le terrorisme et sur la lutte contre le terrorisme. Pour le projet Kanishka, d’une durée de cinq ans, le financement s’élève à 10 millions de dollars. Le Canada n’est pas comme les États-Unis, mais il serait formidable que le financement soit proportionnel.

Il est clair qu’il y a énormément de questions intéressantes à étudier. Je me permets donc, si cela est possible, de vous donner un aperçu des composantes d’un modèle écologique de la radicalisation terroriste. C’est tout simplement le modèle que j’emploie actuellement pour représenter ce phénomène.

Si on passe des aspects les plus généraux aux aspects les plus particuliers et les plus limités, il faut d’abord établir que tous les jeunes doivent aujourd’hui composer avec de nouvelles réalités sociales et structurelles associées à ce que les sociologistes appellent la modernité tardive, n’est-ce pas? Les problèmes auxquels ils doivent faire face sont liés à la mondialisation, aux moyens de communication, aux questions identitaires, aux menaces et à d’autres questions de cette nature. Selon de nombreuses hypothèses documentées, ces réalités font probablement partie des raisons pour lesquelles le terrorisme, en particulier le terrorisme d’origine intérieure, est actuellement en plein essor. Cependant, nous n’avons pas vraiment eu l’occasion d’étudier ces questions.

Le deuxième aspect, sous-jacent au premier, c’est le fait qu’un nombre démesuré de personnes vulnérables à la radicalisation sont des immigrants ou des gens issus d’une famille d’immigrants. Au Canada, grâce à des gens comme Dan et bien d’autres, nous avons acquis une expertise remarquable sur l’immigration, la situation des immigrants, les problèmes d’intégration, et cetera.

Dans le milieu universitaire, nous travaillons souvent en vase clos. On trouve très peu d’ouvrages qui établissent des liens entre l’immigration, les problèmes qui s’y rattachent — plus précisément les difficultés que vivent les adolescents — et la radicalisation. Les études donnent des raisons de croire que la gestion de deux mondes ou la coexistence de deux identités est d’une importance cruciale. Ce sont en très grande partie les jeunes hommes qui se radicalisent au Canada. Règle générale, leurs antécédents montrent qu’ils ont de la difficulté à s’adapter à leur pays d’adoption tout en demeurant fidèles à leur culture traditionnelle et à leur identité religieuse. Ce conflit suscite une ouverture cognitive à l’idéologie djihadiste, qui leur offre une nouvelle façon de former leur identité. Il va sans dire que nous voulons éviter qu’ils poursuivent dans cette voie.

La culture de la jeunesse et les questions de rébellion se trouvent aussi sur la liste des éléments qui favorisent la radicalisation, mais la documentation relative à la délinquance juvénile, qui est très vaste, ne traite pas systématiquement de cette tendance. Je peux dire que les universitaires sont au courant du problème, mais rares sont ceux qui, à eux seuls, ont la formation et l’expérience nécessaires pour aborder ce sujet dans leurs ouvrages. Il faut donc travailler en équipe.

L’idéologie est un élément incontournable — en fait, je parlerais plutôt d’idéologie et de religion. Nous devons chercher à comprendre comment un jeune homme dans la vingtaine, qui doit déjà composer avec certains des problèmes dont j’ai fait mention, réagit lorsqu’on lui présente une idéologie radicale et l’influence que celle-ci peut avoir sur les processus de formation identitaire. Il existe des ouvrages intéressants qui abordent cette question, mais ils ne traitent pas nécessairement de la radicalisation.

Il faut aussi examiner les dynamiques de groupe. J’ai déjà parlé de cet élément, qui correspond davantage à mon expérience et à mon domaine de spécialisation. La situation actuelle a été examinée au moyen des théories de l’identité sociale et de la pensée de groupe, ainsi que des critères de psychologie sociale normatifs et expérimentaux. Nous avons fait beaucoup de travail à cet égard, mais nous ne disposons pas de données primaires. Nous ne savons pas encore si ces théories qui semblent prometteuses s’appliquent aux groupes analogues et si elles peuvent être mises en application dans le cas des jeunes hommes qui ont quitté Calgary pour se joindre à l’EIIS.

Nous devons donc tenir compte de tous ces éléments. Les traumatismes personnels et les moments de crise se trouvent à la base de l’approche, mais je suis plutôt d’avis que ces problèmes personnels sont plus souvent des catalyseurs. Il est assez rare que ces problèmes soient à la source de la radicalisation.

Voilà, dans l’ensemble, ce que les données laissent entendre — à condition, bien sûr, que l’on fasse la distinction entre la situation en Europe et la situation en Amérique du Nord. Certes, il y a des éléments qui s’appliquent à ces deux environnements, mais il y a aussi des différences très nettes. Si l’on se concentre uniquement sur la situation nord-américaine, les statistiques montrent que des jeunes hommes tout à fait ordinaires, bien adaptés et talentueux choisissent de quitter le pays pour commettre des actes tout à fait inhabituels et hors du commun.

Nous devons comprendre ce qui se produit dans la tête de ces jeunes qui sont bien intégrés, selon les normes de la société, qui comprennent les valeurs de leurs parents et qui respectent ces derniers — bref, nous devons comprendre ce qui arrive à ces jeunes qui ont, à première vue, un bon fond. Il y a des exceptions, mais dans l’ensemble, et selon les statistiques, ces jeunes ne rejoignent pas les rangs des gangs de rue.

Le processus de radicalisation est semblable au processus qui pousse certains jeunes à se joindre à un gang. C’est la raison pour laquelle ils le font qui est tout à fait différente.

Le président: Je vous prierais de fournir des réponses plus courtes.

Le sénateur Mitchell: Votre témoignage me donne vraiment l’impression que les choses avancent. C’est excellent, j’en suis ravi.

Il y a un autre aspect qu’il faut examiner, c’est-à-dire la recherche dont vous avez parlé un peu plus tôt. M. Hiebert a aussi parlé de la situation à Vancouver: les gens de la mosquée ont pris des mesures, mais celles-ci n’étaient pas suffisantes et, à l’époque, les gens n’ont pas cru qu’il était nécessaire d’en faire davantage.

Un peu plus tôt, un autre témoin a fait mention de l’ouvrage Unis contre le terrorisme qui est tout à fait excellent, à mon avis. Je ne souscris absolument pas à son évaluation de l’ouvrage, je crois qu’il contient des éléments extrêmement intéressants.

Je ne veux pas m’acharner sur le peuple musulman, mais nous devons tout de même régler cette partie du problème. Il y a un mouvement musulman dans ce pays qui essaie d’ailleurs de le faire, mais on a le sentiment que ces musulmans subissent beaucoup de pression dans leur vie personnelle et de la part des membres de la communauté, de sorte qu’il est difficile pour eux de coordonner leurs efforts. Il n’y a pas que les communautés musulmanes: dans le cas de la tragédie d’Air India, par exemple, il n’y avait aucun lien avec les musulmans. Cette attaque avait aussi été perpétrée à la suite de la radicalisation de certaines personnes.

Comment peut-on amener les communautés à unir leurs efforts et à adopter une approche plus efficace? Comme vous l’avez dit, on ne peut pas y arriver sans la collaboration de la communauté. Faut-il investir de l’argent, ou faut-il que le gouvernement prenne des mesures? Faut-il rassembler les représentants de ces communautés à Ottawa et organiser une discussion?

M. Hiebert: Je crois que le manque de coordination vient d’abord du gouvernement et des organismes d’application de la loi. Prenons l’exemple de la GRC: les divisions qui se trouvent un peu partout au Canada font un travail extraordinaire, mais elles ne communiquent pas beaucoup entre elles. Cela est sur le point de changer, mais il n’en demeure pas moins que ces divisions se sont développées séparément.

Comme les organismes d’application de la loi ne coordonnent pas leurs efforts, il est difficile d’obtenir une approche coordonnée de la part de la communauté. C’est comme si l’on essayait d’applaudir d’une seule main: c’est impossible.

Tout d’abord, nous devons mettre en place une stratégie qui favorise la collaboration au sein de la GRC et de la communauté du renseignement du Canada. Heureusement, cette stratégie est en cours d’élaboration à l’heure où on se parle.

Ensuite, il faut que les communautés coordonnent leurs efforts. Cela présente des défis de taille. Il n’y a pas de formule magique pour y arriver. Nous devons trouver des porte-parole adéquats au sein de ces communautés. La complexité de la société canadienne me fascine, et j’aimerais vous donner un exemple. La communauté égyptienne de Vancouver compte environ 2 500 personnes, ce qui n’est pas très élevé, mais tout de même respectable. Le tiers de ces personnes sont musulmanes, le tiers de ces personnes sont chrétiennes, et l’autre tiers de ces personnes n’appartiennent à aucun groupe religieux. À la lumière de ces renseignements, qui, à votre avis ferait un bon porte-parole pour la communauté égyptienne?

Pour assurer une représentation adéquate, il doit y avoir trois porte-parole pour cette petite communauté de 2 500 personnes. On peut donc se demander qui pourrait représenter 2,5 millions de personnes.

La création de liens de confiance est très importante. Comment peut-on s’assurer que les voies de communication seront suffisamment ouvertes pour que les gens qui les utilisent se sentent assez à l’aise pour parler de leur communauté? Comment peut-on traiter ces personnes et les renseignements qu’elles fournissent avec tout le respect qui s’impose tout en prenant des mesures concrètes, qui donneront des résultats? Si les membres des communautés ne se sentent pas en confiance, nous n’obtiendrons aucun résultat.

Je vais m’arrêter ici, puisque je dois rester concis, mais j’aurais beaucoup de choses à dire à ce sujet.

La sénatrice Stewart Olsen: Certaines personnes ont dit que la GRC et le SCRS parlaient aux mauvaises personnes ou ne s’adressaient pas aux individus les mieux placés, et vous venez d’aborder cette question. Je m’interroge à savoir de quelle manière ces organismes s’y prennent pour choisir les gens avec qui ils interagissent.

M. Hiebert: M. Dawson voudra sans doute répondre à cette question, mais je vais me lancer d’abord. Les ouvrages de recherche ne s’entendent pas sur cette question. Pourquoi ne sont-ils pas d’accord? Certains chercheurs pensent que les organismes du gouvernement ne devraient consulter que des personnes qui ont des opinions modérées, et que le fait de discuter avec d’autres personnes est inacceptable. Toutefois, d’autres croient que si l’on se limite aux personnes qui ont des opinions modérées, on n’atteindra pas les personnes qui sont réellement visées par le genre de programme que l’on veut mettre en place. L’équilibre est difficile à atteindre si l’on se fie à ces recherches.

Je crois que la mise en place de tels programmes est encore au stade embryonnaire ici, au Canada. À Vancouver, par exemple, nous venons de tenir une première rencontre publique à cet égard. Nous nous sommes montrés prudents jusqu’à présent parce que nous voulons écouter les personnes qui ont des opinions modérées, mais nous devrons éventuellement prendre une décision au sujet des personnes qui se trouvent dans la zone grise. En effet, il y a des personnes qui se trouvent dans une zone grise et qui se situent à mi-chemin entre les extrémistes violents et les personnes aux opinions modérées: les gens qui se trouvent dans cette zone se questionnent et veulent expérimenter de nouvelles idées. Nous voulons ramener ces personnes vers une vision plus modérée de la religion. Nous pourrions commettre une grave erreur en les mettant de côté.

La sénatrice Stewart Olsen: Je vous remercie. Vous avez raison au sujet de la radicalisation: ce phénomène n’a rien de nouveau, il se produit depuis toujours. C’est tout à fait vrai. Pendant de très nombreuses années, nos jeunes sont allés se battre en Espagne, par exemple, ou se sont rendus dans un pays étranger pour appuyer une cause. Je crois que cela fait partie de la nature humaine, mais les choses ont changé. Aujourd’hui, les jeunes — et les plus vieux — qui font un tel choix se retournent contre leurs concitoyens. Voilà qui est difficile à accepter. Bon nombre d’entre eux vont à l’étranger faire ce pour quoi ils ont quitté le pays, puis ils reviennent à la maison et nous avons maintenant peur qu’ils se retournent contre les Canadiens. J’ai observé ce changement et j’aimerais savoir ce que vous en pensez.

M. Dawson: Je crois que ce que vous décrivez est bien réel, et ce phénomène découle d’une dynamique plus complexe. Les jeunes ont plus de difficulté à définir leur identité à un niveau très personnel, et la société dans laquelle nous vivons est beaucoup plus individualiste qu’elle ne l’était. Par exemple, mon grand-père a quitté la faculté de médecine de l’Université Queen’s pour prendre part à la Première Guerre mondiale. C’était totalement insensé, mais il l’a fait pour son pays.

Les jeunes hommes qui sont allés en Espagne se battaient pour une certaine identité sociale. Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui accorde une plus grande importance à la construction d’une identité personnelle très définie, on se concentre davantage sur soi. Voilà un élément d’explication.

Ensuite, les jeunes hommes qui ont de la difficulté à se créer une identité profonde et personnelle — et je crois que dans la plupart des cas, ils y accordent une importance excessive — estiment que le maintien de leurs traditions et de l’identité religieuse et culturelle qu’ils ont toujours connue ne répond plus à leurs besoins. Ils n’ont pas l’impression qu’ils peuvent accomplir ce qu’ils devraient accomplir en respectant le cadre établi au Canada. Cela s’explique, dans de nombreux cas, par un sentiment de marginalisation. C’est une question de perception, il ne s’agit pas de la réalité, mais ils ont l’impression de subir certaines formes de discrimination. Pour eux, ce que fait Daesh revêt un caractère grandiose, héroïque et transcendantal, et ils veulent en faire partie.

Je suis heureux que vous ayez mentionné cette question, c’est un sujet dont je parle d’ailleurs très souvent. Il ne faut pas oublier que les êtres humains ont toujours été prêts à donner leur vie pour une cause. C’est une question très complexe. Nous sommes stupéfaits qu’un jeune homme de Calgary travaillant pour une compagnie pétrolière décide soudainement de s’envoler pour la Syrie et de se battre pour Daesh parce que c’est contraire à notre conception de ce qu’une personne serait prête à faire, mais le fait que des jeunes hommes ont rejoint les rangs des forces républicaines d’Espagne nous semble logique.

Cela nous ramène à la question de l’individualisme et à la nécessité de trouver son identité. Les jeunes hommes qui se joignent à Daesh ne sont pas satisfaits par la notion traditionnelle d’individualisme, mais le désir de se distinguer à tout prix les consume. La cause de Daesh leur semble grandiose, héroïque, bref, c’est une cause comme nulle autre. En effet, Daesh a un rayonnement mondial, une signification sans précédent et les gens qui y adhèrent sont prêts à donner leur vie pour cette cause qui transcende absolument tout.

Je dois être bref, et j’essaie de montrer rapidement qu’il y a des facteurs sociaux et psychologiques complexes que l’on peut définir. Or, il faut reconnaître que ce n’est pas une tâche facile. Certes, nous pouvons clarifier certaines choses, mais nous devons composer avec des éléments complexes.

Le sénateur White: Je vous remercie tous les deux d’être ici. J’ai écouté certains des commentaires que vous avez faits au sujet du recrutement et de la radicalisation. Vous avez comparé le recrutement de l’EIIS à celui des gangs, puisque les jeunes qui sont recrutés dans l’un ou l’autre de ces contextes cherchent une cause à défendre. Dans le cas des gangs, le recrutement se fait habituellement au sein de larges groupes de personnes qui ont déjà des liens entre eux. Ainsi, les pairs ne considèrent pas que l’adhésion à un gang est une chose négative — les gens qui côtoient ces jeunes peuvent considérer que c’est négatif, mais ce ne sera pas le cas de leurs pairs. Dans le cas qui nous occupe, la façon de procéder est différente. Les personnes sont recrutées une à une, en silence ou dans un endroit tranquille où personne d’autre ne fait partie du groupe. En fait, certaines personnes doivent modifier leur façon de penser et mettre de côté leur éducation. Le recrutement se fait surtout en ligne, et même dans certaines institutions. Quelques témoins ont dit que le recrutement se faisait notamment dans les écoles.

Avez-vous observé ce phénomène dans les écoles et, si oui, à quel endroit? S’agit-il d’un processus officiel organisé par les responsables de l’institution, ou s’agit-il d’un processus non officiel mis en œuvre par d’autres personnes?

M. Dawson: Je n’ai rien lu dans la documentation qui laisse croire que le recrutement se produit dans les écoles. Cela ne veut pas dire que ce n’est jamais arrivé. Toutefois, le phénomène n’est pas assez répandu pour qu’on puisse le documenter et publier de l’information à ce sujet.

Les récits que j’ai lus pendant mes recherches décrivent la façon dont des centaines de personnes ont été recrutées, et les circonstances varient grandement. Si je me rappelle bien, il n’y a pas de documents selon lesquels une personne se serait convertie en milieu scolaire. Règle générale, c’est toujours hors de ce milieu que cela se produit.

Le sénateur White: Qu’en est-il des médias sociaux?

M. Dawson: La radicalisation passe parfois par les médias sociaux, mais c’est surtout parce qu’ils permettent de repérer très rapidement d’autres jeunes aux vues semblables.

M. Hiebert: J’aimerais soulever deux points, je serai bref. En premier lieu, je crois que les programmes de sensibilisation de la population nous aideront à comprendre davantage les méthodes utilisées, puisque ces programmes permettront de mettre à profit l’expérience des gens qui travaillent dans les écoles. Si la communication se fait de façon réciproque, nous aurons une meilleure idée de ce qui se produit dans les écoles. C’était mon premier point.

En second lieu, s’il y a des institutions canadiennes qui, à mon avis, présentent un risque élevé, ce ne sont pas les écoles, mais bien les pénitenciers. Les individus qui se radicalisent en prison sont beaucoup plus nombreux que les individus qui se radicalisent dans les écoles, les preuves le démontrent, et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles l’un des principaux dirigeants du service canadien du renseignement a dit que l’on ne pourra pas régler le problème en procédant à des arrestations. En effet, le fait d’arrêter des gens et de les mettre en prison ne fait qu’amplifier le problème. Les individus qui commençaient déjà à se radicaliser avant d’être en prison continueront dans cette voie.

Le sénateur White: Je vous remercie de votre réponse, et plus particulièrement de vos commentaires sur la situation dans les pénitenciers. Il est possible que je vous demande d’y revenir plus tard.

Vous avez parlé des différences entre les approches clémentes et les approches sévères, et cette question m’intéresse aussi. M. Dawson a parlé des activités des gangs, et j’aimerais aborder cette question.

Les initiatives de lutte contre les gangs visent à assurer la sécurité des gens avant toute chose. Dans le contexte actuel, nous ignorons à quoi ressemblent bon nombre des personnes qui pourraient se radicaliser. Nous ne savons pas non plus d’où elles viennent. Comme elles se sont converties, il n’y a pas d’endroit précis où nous pouvons les trouver. Nous devons d’abord assurer la sécurité de la population avant d’essayer de chercher à déradicaliser certaines personnes ou à mobiliser les gens.

Nous avons discuté du fait que la GRC, le SCRS et les services de police doivent assurer la déradicalisation, mais ce sont ces mêmes organismes qui veillent à la sécurité de la population. Devrait-on recourir à d’autres organismes? Commet-on une erreur en leur confiant ces responsabilités?

M. Dawson: Cela s’ajoute à ce dont nous parlions plus tôt. Partout dans le monde, les chercheurs étudient différents programmes visant à lutter contre l’extrémisme violent. J’ai assisté à des conférences où l’on a présenté des résultats préliminaires et j’ai participé à des ateliers dans le cadre desquels des gens de partout dans le monde ont parlé de leurs différents programmes.

Nous ne commençons qu’à élaborer notre propre programme, mais certains éléments sont incontournables. Nous obtiendrons de meilleurs résultats si nous œuvrons à petite échelle. Cela présente plus de risques, parce que les organisations locales auront davantage besoin d’aide et le gouvernement devra coordonner leurs activités dans une certaine mesure, mais nous devons trouver des personnes comme Mahdi Qasqas, dont vous allez parler un peu plus tard. Il œuvre dans sa communauté et il bénéficie d’une certaine aide pour y arriver. Les représentants locaux ont une plus grande crédibilité. Il y a donc plus de chances que les jeunes assistent aux rencontres qu’ils organisent et écoutent attentivement. Les messages des représentants locaux interpellent davantage les jeunes. D’autre part, les gens seront sans doute portés à parler à ces représentants et à leur transmettre leurs préoccupations au sujet de certains jeunes qui n’assistent pas aux rencontres.

Naturellement, la communauté musulmane est très inquiète à l’idée d’être stigmatisée, et ses membres sont extrêmement préoccupés lorsqu’ils doivent dialoguer avec les services de sécurité. Cette inquiétude est encore plus grande chez les personnes qui n’assurent pas la gestion au sein de leur communauté. Le citoyen moyen ne veut absolument pas discuter de radicalisation avec un agent de la GRC.

Permettez-moi de donner un exemple concret pour illustrer mes propos. Dans le cadre des recherches au sujet de combattants étrangers auxquelles je contribue présentement, nous devions mener des entrevues auprès de membres d’une famille établie ici, au Canada. Je ne les nommerai pas afin de préserver leur confidentialité. Les membres de cette famille sont entrés en contact avec nous pour nous dire: « Nous ne sommes plus certains que nous allons prendre part à ces entrevues parce que la GRC vient de communiquer avec nous et veut nous parler. » Ils étaient très perturbés et très inquiets. Nous avons fini par leur dire « Écoutez, ce ne sera pas si difficile. Voici ce qui va probablement se passer, s’il vous plaît, venez nous parler aussi. »

Les réactions peuvent être très fortes, et c’est pour cela qu’il faut œuvrer à l’échelle locale. Je crois qu’il faut trouver les personnes qui ont les qualifications professionnelles requises et qui seront crédibles aux yeux de la communauté. C’est la meilleure façon de procéder. On ne peut pas parler qu’aux personnes qui ont une vision modérée. Les programmes de lutte contre la drogue ne peuvent pas s’adresser qu’aux jeunes qui n’en ont jamais pris, ils doivent viser ceux qui ont déjà essayé d’en prendre et les empêcher d’aller plus loin. De la même façon, on doit s’adresser à ces jeunes vifs d’esprit qui ont commencé à tenir des propos radicaux et à s’identifier à cette idéologie.

J’aimerais ajouter un dernier élément. Les recherches montrent qu’en général, pendant le processus de conversion, les jeunes adoptent les principes religieux pour avoir l’air différent et pour se donner une nouvelle identité. Ainsi, ils jouent un rôle avant de se laisser convaincre. Cela peut nous sembler étrange, mais c’est ce qu’ils font. C’est donc pendant cette période où les convictions ne sont pas encore tout à fait ancrées que nous pouvons influencer leur cheminement.

M. Hiebert: Puis-je ajouter quelque chose à ce sujet? Je crois que vous devriez examiner le programme Prevent, qui a été mis sur pied au Royaume-Uni, et plus particulièrement le programme Channel, qui comporte deux volets. Je ne parlerais pas en détail du premier volet, je me contenterai de vous dire qu’il vise à travailler en collaboration avec les communautés afin de gagner leur confiance. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce volet, mais je n’irai pas plus loin.

Le deuxième volet s’adresse aux personnes qui sont susceptibles d’adopter les principes d’une idéologie radicale. Les responsables du programme mettent sur pied un groupe d’intervention formé de représentants de différentes institutions afin d’aider les personnes qui leur ont été recommandées. Les agents d’application de la loi sont là pour évaluer les risques, mais une fois qu’ils ont fait ce travail, ils demandent la collaboration d’intervenants du milieu scolaire, de travailleurs sociaux, de psychiatres et d’autres spécialistes afin d’aider la personne qui nourrit des idées radicales à gérer les aspects problématiques de sa vie et à s’éloigner du chemin de la radicalisation et de la violence.

La combinaison des services offerts par ce groupe d’intervention permet d’obtenir des résultats. Cette méthode est coûteuse, j’en conviens, mais il vaut mieux prévenir que guérir.

Le sénateur White: Monsieur le président, j’aurais une autre question. Puis-je la poser?

Le président: Je vous prierais d’être bref.

Le sénateur White: Vous avez tous les deux entendu parler, j’en suis certain, du groupe des 18 des Toronto — ils étaient moins de 18, quand on y pense bien. Certains étaient très engagés, d’autres l’étaient plus ou moins, et une partie du groupe était simplement curieuse. Si j’ai bien compris votre argument, la GRC et les autres organismes semblables doivent cibler les personnes très engagées et celles qui le sont plus au moins. Il faut donc adopter une autre stratégie pour empêcher les personnes qui s’intéressent à cette idéologie d’atteindre un degré d’engagement plus élevé. Est-ce bien cela?

M. Dawson: À mon avis, dans le cas des personnes très engagées, seules les mesures sévères pourraient avoir des répercussions. Nous devons trouver des façons de repérer les gens qui ne sont pas aussi engagés et de les empêcher d’aller plus loin.

Le sénateur White: Merci beaucoup, je vous suis vraiment reconnaissant.

[Français]

Le sénateur Dagenais: J’ai deux questions. Certains témoins qui se sont présentés devant notre comité nous ont dit qu’ils se sentaient particulièrement concernés par le phénomène de la déradicalisation. Auriez-vous des exemples de succès de programmes de déradicalisation? Dans l’affirmative, quelle a été la méthode utilisée pour déradicaliser ces gens?

[Traduction]

M. Hiebert: Ma réponse sera très courte. Je regrette de devoir vous répondre en anglais, mais j’ai grandi à Winnipeg et les cours de français laissaient à désirer. Je suis désolé.

Les meilleurs exemples de déradicalisation viennent d’Europe, et j’aime beaucoup l’exemple du groupe EXIT-Germany. Les débuts de ce groupe qui visait à déradicaliser les gens voulant adopter les principes nazis sont très intéressants. Comme vous pouvez l’imaginer, en Allemagne, c’est un problème grave.

EXIT était donc, au départ, un programme de dénazification. Puis, dans les années 1990 et au début des années 2000, on a observé qu’il y avait d’autres types de radicalisation et qu’il y avait lieu de s’inquiéter parce qu’un certain nombre de personnes se radicalisaient et s’intéressaient au terrorisme. Le groupe a donc mis en application les modèles élaborés pour la dénazification afin de lutter contre le terrorisme. Le processus est coûteux et exige beaucoup de temps, mais le taux de réussite est élevé. Leur méthode consiste à approcher chaque personne, de façon individuelle, et à trouver ce qui l’a poussée à s’intéresser au terrorisme. Ensuite, on peut utiliser cet élément précis comme point de départ pour discuter davantage avec la personne. Je ne peux pas en dire plus pour des raisons de concision; si je le pouvais, je vous donnerais une explication beaucoup plus détaillée.

M. Dawson: Je suis d’accord, EXIT est un excellent programme. En décembre, le fondateur du programme EXIT de Berlin a participé à un atelier sur la lutte contre l’extrémisme violent organisé par Sécurité publique Canada. Il ne fait plus partie de l’organisation, mais il a assisté à l’atelier par téléconférence et a présenté les détails du programme. J’en avais déjà entendu parler et c’est un très bon modèle.

Je crois qu’en se concentrant sur la déradicalisation, on se fixe peut-être un objectif trop élevé. Il faut d’abord et avant tout favoriser le désengagement. C’est beaucoup plus facile de convaincre quelqu’un de se désengager. Dans le cas du programme EXIT, on communique avec les gens qui ont déjà des doutes. On ne parle pas de fanatiques néonazis, mais plutôt de gens qui font partie du mouvement néonazi, ou de djihadistes qui reviennent de la Syrie et qui sont désillusionnés. Voilà des exemples de personnes que l’on peut convaincre.

C’est plus facile d’aider ces personnes à s’éloigner du mouvement, à renoncer à la violence et à réintégrer la société. Elles peuvent conserver leurs croyances plus radicales pendant un certain temps; elles vont se dissiper avec le temps. Il ne faut pas réprimer ces idées au début du processus, cela risquerait de susciter une confrontation. Il vaut mieux essayer de trouver des points communs entre ce que vous voulez et ce que ces personnes veulent, c’est-à-dire passer à autre chose et retrouver la vie qu’elles avaient avant de prendre ce virage.

La sénatrice Beyak: Je vous remercie, messieurs, de votre excellent exposé. Le Réseau canadien de recherche sur le terrorisme, la sécurité et la société — avec l’appui financier du trésor public — et ses collaborateurs ont consacré beaucoup de temps à l’analyse de la tragédie d’Air India et du complot de Toronto.

Comme vous avez beaucoup travaillé sur ces dossiers, je me demandais s’il vous serait possible de fournir au comité les noms des chefs religieux radicaux qui causent beaucoup de tort au Canada. Savez-vous qui ils sont et dans quelle partie du pays ils se trouvent? Selon vous, que devrait-on dire à ce sujet dans notre rapport et comment peut-on les empêcher de répandre leurs idées dans notre pays?

M. Hiebert: Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. Pouvez-vous y répondre?

M. Dawson: Non, je ne peux pas répondre à la question. Je peux seulement dire que nous sommes au courant qu’il existe des cas de cette nature. Or, en raison des ententes de confidentialité relatives à mes recherches, leur identité ne sera jamais connue. Nous les avons identifiés par un code numérique et toutes les données d’identification ont été détruites. Nous sommes aux prises avec un dilemme dans ce genre de situation. Pour satisfaire aux normes éthiques que tous les universitaires du Canada doivent respecter et pour inciter les gens à discuter avec nous, nous devons garantir la confidentialité.

Nous jouons un rôle intéressant. La recherche ne nous permet pas de fournir les noms des personnes ou de les identifier. Quand nous avons commencé notre travail, le SCRS et la GRC, qui sont des partenaires officiels, nous ont dit: « Vous ne trouverez rien que nous ne savons pas déjà ». Nous avons déjà prouvé qu’ils avaient tort. Nous avons recueilli des renseignements qu’ils n’avaient pas parce que, sous le couvert de la confidentialité, les gens à qui nous avons parlé ont dit des choses qu’ils ne révéleraient jamais à un organisme qui relève directement du gouvernement.

C’est l’un des avantages de mener des recherches indépendantes et financées adéquatement sur ce genre de question. Toutefois, on ne peut que tenter de comprendre les principes généraux, on ne peut pas identifier des individus ou des endroits, par exemple.

La sénatrice Beyak: J’aurais une question supplémentaire, si vous le permettez, monsieur le président.

Le président: Je vous prie d’être brève, madame la sénatrice.

La sénatrice Beyak: Si, dans le cadre de vos recherches, vous appreniez l’existence d’un complot comme celui du groupe des 18 de Toronto…

M. Hiebert: Nous devrions le signaler aux autorités. Nous fonctionnons de la même façon que les avocats ou les prêtres: nos ententes de confidentialité ne s’appliqueraient pas dans une situation de ce genre.

M. Dawson: Je n’ai aucun problème à dire que nous avons eu affaire à des enfants dans le cadre de notre recherche. Comme elle porte uniquement sur les adultes, nous avons conclu une entente officielle avec de hauts fonctionnaires de Sécurité publique Canada. Si nous avons des raisons de croire qu’une personne qui communique en ligne avec des personnes radicalisées est mineure, nous le signalons au ministère. Nous ne savons pas ce qui se produit ensuite, ce n’est pas de notre ressort, mais nous sommes très prudents à cet égard.

La sénatrice Beyak: Excellent, c’est très rassurant.

Le sénateur Day: Messieurs, je suis désolé qu’on vous demande de donner des réponses courtes. Cette heure a été des plus intéressantes et je crois que votre travail est extrêmement important. Je veux trouver des façons de vous encourager et de vous appuyer.

Vous avez dit que la fin du projet Kanishka posait problème sur le plan financier. Je crois que nous pouvons avoir une certaine influence là-dessus. Je n’irai pas plus loin, mais j’estime qu’il est important que vous sachiez à quel point votre travail est important. On entend toutes sortes de choses dans ce domaine, mais je crois que nous devons privilégier la recherche fondée sur les preuves.

Monsieur Dawson, vous avez affirmé que, sans exception, la radicalisation a des motifs religieux. Je pense vous avoir entendu employer ces termes-là.

M. Dawson: On parle bien de djihadistes, n’est-ce pas? Je tiens à souligner que beaucoup de gens font valoir que les motivations sont politiques plutôt que religieuses. Dans la très grande majorité des cas, je dirais que le contraire est vrai. Les motivations des djihadistes sont fondamentalement religieuses, mais leur conception de la religion englobe la politique. Par conséquent, pour bien les comprendre, il faut comprendre leurs motivations religieuses. Les nombreuses conversations que nous avons eues avec les Canadiens en Syrie et en Irak nous ont appris qu’il n’y a pas moyen de parler sans aborder la question de la religion. Ils veulent parler de religion, ce qui n’est pas une coïncidence puisqu’ils y font une fixation.

Le sénateur Day: Je me demande combien des attentats sont commis par des imitateurs. Combien de ces gens se disent: « Si je passe à l’acte je vais recevoir toute sorte d’attention des médias et des médias sociaux. »? Leurs motivations ne sont pas religieuses; même s’ils prétendent agir au nom de l’Islam, leur foi est superficielle. Quelle proportion de la situation actuelle est attribuable à ce phénomène-là, et faut-il s’attendre à ce qu’elle prenne de l’ampleur?

M. Dawson: Vous allez croire que je me contredis. Je conviens avec vous sur ce point-là aussi, mais j’en reviens au point du sénateur White. Comme nous le porte à croire la documentation disponible, les gens sont attirés à l’islam pour toutes sortes de raisons. Ils ne se radicalisent pas tous de la même façon. Ils adoptent divers rôles. Nous dressons actuellement le profil des différents types de personnes qui sont attirées pour diverses raisons, mais ceux qui présentent la plus grande menace pour nous correspondent au type que les Norvégiens appellent les « entrepreneurs, » ceux qui sont entièrement dévoués. Ce sont eux qui amènent d’autres personnes à être radicalisées. Ils tirent toutes sortes d’avantages personnels de ce rôle, mais leurs motivations sont catégoriquement religieuses. Mais vous avez raison d’affirmer qu’il y a beaucoup de paumés, de gens qui font semblant. On peut normalement les distinguer; quand on commence à connaître ces gens, on apprend à distinguer les différents types. Ils ont besoin d’une approche ou d’un angle d’attaque différent.

M. Hiebert: Je parlais de stratégies d’engagement communautaire, dont je suis convaincu de l’efficacité. Cependant, elles ont seulement un effet sur les gens qui ont des liens communautaires. Lorne a parlé de « paumés »; certains préfèrent les appeler des « acteurs solitaires » ou encore des « loups solitaires ». Il est difficile de les atteindre au moyen de stratégies communautaires. Je ne dis pas qu’ils sont inatteignables, seulement que c’est très difficile. Cela renforce à nouveau l’argument qu’a fait Lorne il y a quelques minutes selon lequel plusieurs chemins mènent à la radicalisation, et que ceux qui en empruntent un plutôt qu’un autre ont des réseaux sociaux et des personnalités distincts.

Il nous ferait plaisir de revenir un autre jour pour répondre à plus de questions.

Le sénateur Day: Vous avez également affirmé que nous pourrions vous aider en améliorant votre accès. Vous avez dit qu’il y a une tonne d’information qui pourrait énormément contribuer à votre travail si seulement vous pouviez y accéder. Est-ce un problème de cote de sécurité? Pourriez-vous accéder à l’information si elle était rendue anonyme?

M. Dawson: Je vais vous donner un exemple. Je ne pense pas divulguer de renseignements classifiés, mais je tâcherai néanmoins de rester vague. Le SCRS s’est servi de ses propres données — des centaines de milliers de données personnelles — pour effectuer une étude. Ce que j’ai trouvé intéressant, c’est que l’étude a révélé ce que j’affirmais sans cesse dans mes présentations — c’est justement pourquoi on m’a recruté —, soit que la ferveur religieuse est le meilleur indicateur du potentiel de radicalisation. Cela ne signifie pas pour autant que les religieux sont des terroristes, mais que le terrorisme est fortement relié à un certain type de ferveur religieuse. J’ai consulté les constatations de l’étude ainsi que les résultats statistiques de quelques autres variables, mais on ne m’a pas autorisé à étudier la méthodologie afin d’en déterminer la fiabilité, à connaître la nature des données utilisées ou à savoir comment elles ont été codées. On m’a donc donné un aperçu intéressant, mais au final ça m’est totalement inutile si je ne peux évaluer l’étude au même titre que toute autre entreprise scientifique.

M. Hiebert: Les universitaires se heurtent sans cesse au même dilemme: à partir du moment où on obtient une cote de sécurité plus élevée afin d’accéder à des données classifiées, on ne peut plus en parler.

Le sénateur Day: Ce sont là quelques-uns des points que le comité pourrait vouloir aborder.

Il y a un point que j’espère que l’on pourra clarifier.

Le président: Veuillez rester bref.

Le sénateur Day: Absolument. Un témoin précédent a déclaré que tous les islamistes sont militants, mais qu’ils n’ont pas tous recours à la violence. Êtes-vous d’accord?

M. Dawson: Je ne suis pas certain. La terminologie varie considérablement, mais en un mot, seul un infime pourcentage de personnes qui adoptent une idéologie radicale, qu’on les appelle des islamistes militants ou que sais-je, ont recours à la violence. On parle donc de radicalisation en deux étapes. C’est d’abord la vision du monde qui devient radicalisée, puis un deuxième jeu de variables enclenche la radicalisation à la violence. Il faut pouvoir distinguer ces deux choses, car même si la radicalisation au sens large pourrait poser problème, ce n’est pas vraiment de cela qu’il s’agit. Il est question de violence. C’est donc au sous-échantillon qu’il faut s’intéresser avant tout.

Le sénateur Day: Peut-on qualifier d’islamistes les croyants ordinaires non radicalisés qui ont la foi mais qui n’ont aucun désir de semer le chaos dans la vie des autres?

M. Dawson: Dans un sens, oui. On parlait auparavant de djihadistes salafistes, le salafisme étant un mouvement extrême au sein de la communauté islamique. On commence maintenant à s’éloigner de ce terme, car dans les prisons en France et ailleurs, les salafistes opposent les djihadistes et commencent à être considérés comme étant un allié de premier rang dans la lutte contre la radicalisation. Les musulmans fondamentalistes empêchent donc les gens de devenir des djihadistes. Maintenant, on s’en tient au terme djihadisme, soit la souscription aux quelques principes clés du djihad.

Le président: J’aimerais faire fond sur ce qu’a dit le sénateur Day, et j’aimerais en venir aux aspects pratiques de la question.

Il y en a aujourd’hui au Canada, aux États-Unis, en Angleterre et en Australie qui inculquent des enseignements extrêmes. Nous le savons. Ce qui n’est pas certain, c’est où ils sont situés.

Que peuvent faire le gouvernement, le grand public et la majorité écrasante de musulmans modérés pour faire en sorte que ces enseignements ne soient pas professés au quotidien? Si nous réussissons à les freiner ou à les enrayer entièrement, nous réglerons une part de nos problèmes. Ai-je raison?

M. Dawson: Je pense que nous y avons fait allusion à plusieurs reprises. Il faut apprendre aux gens à ne pas tolérer ce genre de chose. Lorsque quelqu’un se fait bannir de la mosquée que l’on fréquente, il faut avoir les moyens d’en parler. Il va falloir du temps pour que les gens le comprennent.

Il faut encourager les membres de la communauté à dénoncer ces personnes et à leur enlever toute légitimité.

En guise d’analogie, je parle souvent du fait qu’auparavant, lorsqu’un enfant disait: « Je vais me tuer, tu le regretteras, » on se contentait de penser que c’est comme ça que s’expriment les adolescents. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’expérience nous a amenés à comprendre que lorsqu’un jeune menace de se suicider, on ne le prend pas à la légère. Sans chercher à savoir si la menace est réelle ou non, on intervient immédiatement.

Dans le même ordre d’idées, il faut amener les gens à comprendre qu’on ne peut se permettre de tolérer d’entendre quelqu’un dire: « Quiconque n’est pas sunnite est kâfir et doit mourir. » Le problème, c’est que les gens ne vont pas appeler la police ou la GRC si c’est la seule option qu’ils ont. Les gens seraient plus susceptibles de dénoncer ce genre de chose s’ils pouvaient contacter un organisme d’intervention disons plus modéré, comme nous en avons parlé, ce qui nous permettra d’intervenir avant que les gens ne soient entièrement radicalisés.

Le président: Le fait est qu’il y en a déjà qui profèrent de tels enseignements. Quelle mesure de prévention s’offre à nous?

M. Hiebert: J’estime que l’engagement communautaire est la meilleure option. Je ne pense pas que les mesures de sécurité draconiennes comme les enquêtes, la collecte de renseignements et les mises en arrestation sont de mise.

Il faut réussir à atteindre des gens plutôt inaccessibles. C’est essentiel, et pour ce faire, il faut engager la conversation avec eux. Prenons l’exemple des dirigeants de la mosquée à Burnaby qui n’ont pas pris la peine, il y a quelques années, de signaler à la GRC la présence d’une personne radicalisée; aujourd’hui, ils feraient les choses différemment. En engageant la conversation avec ce groupe, en l’amenant à contempler de telles questions, nous en avons fait un porte-parole pour la société canadienne dans ce dossier.

C’est par là que je commencerais.

M. Dawson: La situation du précédent témoin — que je ne connais pas et dont je ne connais pas le travail, je ne veux donc pas sembler désobligeant — est comparable aux difficultés liées aux nouveaux cultes ou mouvements religieux, autre domaine auquel je me suis intéressé au fil des ans. Il faut se méfier lorsque quelqu’un affirme avoir entendu quelqu’un tenir des propos dangereux ou inacceptables, et il a lui-même reconnu que les personnes associées à ces gens-là à qui il a parlé l’ont nié; il laisse entendre qu’ils mentaient ou qu’ils ne disaient pas toute la vérité au lieu de reconnaître qu’il se peut que leur interprétation soit différente. Ce qu’il faut retenir, c’est que les gens ont beau dire des choses, il n’est pas toujours évident de bien les interpréter ou de bien en cerner le contexte.

Nous avons déjà des dispositions législatives interdisant la promotion de la haine ou du terrorisme. C’est ce qu’a habilement démontré notre collègue Craig Forcese dans un certain nombre d’études effectuées avec Kent Roach. Nous avons de bonnes dispositions législatives qui n’ont pas encore été correctement appliquées. Plutôt que d’adopter une nouvelle loi au libellé plus vague et à portée trop vaste, tâchons de nous prévaloir des dispositions antiterroristes qui figurent déjà dans la section 83 dans le Code criminel. Quiconque fait la promotion du terrorisme — dont la définition est déjà plutôt large — est passible de poursuites. Il faut prendre ces lois au sérieux.

Le président: Merci beaucoup, messieurs, ce fût très intéressant. Merci d’avoir accepté notre invitation.

Souhaitons maintenant la bienvenue à Mme Shahina Siddiqui, fondatrice et directrice exécutive de l’Association des services sociaux islamiques, organisme de bienfaisance situé à Winnipeg. Elle appartient également au Conseil national des musulmans canadiens et a activement participé à l’élaboration du livret Unis contre le terrorisme avec la GRC.

Madame Siddiqui, bienvenue au comité. Je crois comprendre que vous avez un discours liminaire à prononcer. Veuillez commencer.

Shahina Siddiqui, Association des services sociaux islamiques, à titre personnel: Merci. Mesdames et messieurs, bon après-midi et que la paix soit avec vous.

Je suis très engagée dans la communauté musulmane depuis de nombreuses décennies et en maintes qualités différentes, mais comme le temps est limité, je me contenterai de dire que je suis la membre fondatrice et présidente de l’Association des services sociaux islamiques. Cette association a donné naissance à deux instituts, le Canadian Muslim Leadership Institute et le Canadian Muslim Women’s Institute.

J’ai immigré au Canada en 1976 et je travaille avec la communauté musulmane nord-américaine depuis plus de 25 ans en tant que conseillère spirituelle. J’ai eu le privilège de suivre de près l’évolution de la communauté musulmane canadienne. Je l’ai vue s’épanouir et prospérer. J’ai célébré ses maintes réalisations et composé avec ses maintes difficultés, surtout dans la foulée des attentats du 11 septembre.

J’ai choisi de m’installer au Canada, où j’ai passé toute ma vie adulte à travailler pour la justice, les droits de la personne, l’égalité entre les sexes et la lutte contre le racisme. Le Canada est le pays où j’ai eu le privilège de découvrir ma foi et de la pratiquer. En tant que Canadienne, je suis dévouée à la sécurité, au bien-être et au progrès du Canada et à la défense des sept libertés sur lesquelles notre nation est fondée.

À l’instar de leurs concitoyens, les musulmans canadiens souhaitent faire de notre pays un modèle en matière de droits de la personne, d’égalité entre les êtres humains, de valeurs de justice et de coexistence harmonieuse, ainsi que bâtir une société compatissante, inclusive et régie par la primauté du droit, qui cherche à tout prix à préserver les libertés civiles de tous ses citoyens, peu importe leur race, leur croyance, leur religion ou leur culture.

Les musulmans canadiens ne forment pas un groupe monolithique. Nous constituons une population diversifiée sur les plans culturel, ethnique et linguistique, ainsi qu’au chapitre des croyances et des pratiques religieuses. Il se trouve des musulmans au Canada depuis la Confédération. Dans ma province, le Manitoba, certaines familles musulmanes d’origine turque ou libanaise sont présentes au pays depuis trois ou quatre générations.

Mon fils et mes parents sont enterrés au Canada. Mon deuxième fils est né et a été élevé au Canada, et ses deux fils sont aussi nés ici. Le Canada est notre patrie. Je suis profondément blessée et bouleversée de voir ma loyauté envers le Canada être remise en question, ma religion être dénigrée et mes droits civils être bafoués en raison de préoccupations de nature géopolitique ou d’actes criminels commis par des individus qui prétendent être mes coreligionnaires ou qui agissent en invoquant ma foi ou en disant s’inspirer de ses enseignements.

Les menaces que font planer sur la sécurité du Canada des entités comme Daesh et Al-Qaïda ont autant de conséquences, sinon davantage, pour les musulmans canadiens que pour leurs concitoyens. Nous nous retrouvons dans une situation difficile: nous devons protéger les valeurs conformes à notre foi contre l’idéologie haineuse de ces organisations terroristes et défendre notre foi contre le sectarisme religieux dont font preuve les islamophobes.

Le Canada est bel et bien confronté aujourd’hui à une nouvelle menace: celle que représentent certains de nos jeunes qui sont influencés et recrutés par des entités qui véhiculent une idéologie fondée sur la haine. Pour extirper ce mal de notre société, nous devons travailler ensemble et traiter les musulmans canadiens comme s’ils faisaient partie de la solution, et non du problème.

Les Canadiens doivent mobiliser tous les intervenants et les experts et travailler dans un esprit de partenariat et de multiculturalisme en vue de fixer des objectifs à court et à long terme, de prévenir la radicalisation qui mène à la violence, ainsi que d’aider et de réadapter ceux qui se sont laissé berner par une idéologie fondée sur l’extrémisme violent.

Pour lutter contre cette menace, nous pouvons tirer profit de nos vastes connaissances au sujet d’entités terroristes et de gangs comme les néo-Nazis, l’IRA et le KKK. En prenant conscience des nombreuses similitudes qui existent entre ces groupes sur le plan des techniques d’endoctrinement et de recrutement, nous pouvons élaborer et mettre en œuvre une stratégie exhaustive visant à prévenir la radicalisation et l’extrémisme menant à la violence et lutter contre ce phénomène dès qu’il se manifeste. L’organisation que je préside, l’Association des services sociaux islamiques, a mis au point un plan de ce genre.

Veillez noter que si des jeunes ou d’autres personnes influençables finissent par être radicalisés au point de commettre des actes de violence, c’est à cause de facteurs et de circonstances qui rendent toute leur famille vulnérable. Il est donc important que l’Association des services sociaux islamiques aide à stabiliser les familles musulmanes et à faciliter leur intégration au sein de la vaste communauté multiethnique musulmane, ainsi de l’ensemble de la société.

Étant donné mon expérience personnelle et les travaux de recherche très rigoureux que j’ai effectués dans le domaine des sciences sociales, j’appuie sans réserve l’approche axée sur le counseling familial. La philosophie à la base du counseling familial est essentielle aux efforts de déradicalisation. Malheureusement, le langage utilisé pour décrire le phénomène de la radicalisation de jeunes musulmans qui les conduit à l’extrémisme violent est extrêmement problématique et contre-productif. Comme il s’agit de jeunes Canadiens, nous devons trouver une solution adaptée à la réalité canadienne. Le fait de diaboliser l’islam et de concevoir une image stéréotypée des musulmans ne fera qu’exacerber le problème. Nous devons examiner le problème de la radicalisation dans une optique exempte de préjugés et fondée sur tous les faits probants, dans le but à la fois de prévenir et d’éradiquer ce problème.

Comme l’ont signalé les professeurs Bessma Momani et Lorne Dawson dans le Globe and Mail d’aujourd’hui:

Le gouvernement fédéral devrait reconnaître que le recours à la loi peut sembler une solution rapide et peu coûteuse, mais que le refus d’adopter une approche de nature plus « sociologique » coûtera plus cher à la société à long terme. 

J’espère que, en réponse à vos questions précises, j’aurai l’occasion d’expliquer de façon plus détaillée notre façon de procéder. Je vous remercie de m’avoir écoutée.

Le président: Merci beaucoup.

Chers collègues, au cours des deux dernières tables rondes, certains sénateurs n’ont pas vraiment pu poser leurs questions en profondeur. Par conséquent, j’aimerais que, cet après-midi, chacun des sénateurs se contente de poser une seule question, à moins qu’elle mène à autre chose.

Le sénateur Mitchell: Madame Siddiqui, je vous remercie de votre présence ici aujourd’hui et de vos observations. Ma question porte sur ce que vous avez dit au sujet du counseling familial. Comment offrez-vous ces services? Comment sont-ils financés? Comment s’assurer qu’il y en a suffisamment?

Mme Siddiqui: Justement, je viens de terminer une formation très intensive offerte dans le cadre d’un programme allemand intitulé « Hayat ». Dan Köhler s’est rendu à Winnipeg pour nous donner cette formation. Nous allons examiner ce modèle allemand et l’adapter au contexte canadien. Il semble que ce modèle soit celui qui se rapproche le plus de notre réalité.

Au fil de mes 25 ou 30 années d’expérience en la matière, j’ai appris que, peu importe la nature des services de counseling offerts à des musulmans — familiale, conjugale ou autre —, il faut que toute la famille participe aux efforts. Dans le cas de la radicalisation, la famille agit en fait à titre de premier intervenant. Elle sait ce qui se passe. Elle se rend compte qu’un de ses membres est train de changer. Elle a des inquiétudes. Lorsque nous travaillons avec l’ensemble de l’unité familiale, nous augmentons nos chances de réussite, du moins sur le plan de la prévention.

On parle beaucoup de prévention et d’intervention, mais il existe aussi une autre étape, qui est préalable à la prévention. À cette étape, l’éducation est extrêmement importante, et il faut déterminer ce que ces gens écoutent et ce qu’ils font.

Par exemple, si un enfant navigue sur Internet, où se trouvent la plupart des documents et des vidéos qui poussent les jeunes à se radicaliser, la famille est le premier point de contact qui nous dira ce qui se passe et qui nous aidera à évaluer la situation. Les membres de la famille entretiennent des liens affectifs avec cette personne. On suit le même genre de processus que dans les cas où les familles participent aux efforts en vue de sortir les jeunes des gangs.

Je vais vous donner un exemple. L’Association des services sociaux islamiques ne reçoit aucun financement du gouvernement. Je me consacre bénévolement à mes fonctions de directrice exécutive afin que l’organisme puisse poursuivre son travail. En Allemagne, les services de ce genre sont financés par l’État. Cette question comporte différents aspects, et nous faisons intervenir divers partenaires.

Le sénateur White: Ma question comporte deux volets. Je vous remercie d’avoir pris le temps d’être ici aujourd’hui. On parle beaucoup des individus qui expriment des points de vue extrémistes et qui poussent d’autres personnes à agir d’une manière qui peut être contraire à leurs habitudes. Avez-vous déjà été témoin de ce phénomène? Si oui, comment vous y êtes-vous prise pour communiquer l’information pertinente aux autorités ou aux chefs de file de votre communauté?

Mme Siddiqui: Tout d’abord, il faut savoir que les communautés musulmanes canadiennes disposent de très peu de moyens pour faire face à ce problème. Elles n’ont pas reçu de formation en la matière. Pour ma part, j’ai déjà dû communiquer de l’information à la GRC au sujet de certains cas que j’avais évalués. J’ai déjà fait cela. Nous avons géré des cas qui, selon nous, se trouvaient à l’étape précédant la radicalisation — de grands parleurs qui posent des questions. En présence de cas semblables, lorsque la personne en cause ou ses parents viennent vous voir, je pense qu’il est important d’évaluer la situation. C’est à cette étape que nous espérons pouvoir renforcer notre capacité. Beaucoup de gens posent des questions sur les mesures prises par la communauté musulmane. Nous ne sommes pas formés en techniques policières. Nous ne sommes pas des experts en matière de sécurité. Toutefois, nous pouvons agir en tant qu’intermédiaires. Nous devons axer nos efforts sur le renforcement de cette capacité. Or, les musulmans ne sont pas tous en mesure de faire ce travail. Par conséquent, nous devons constituer des équipes au sein des communautés qui sont disposées à travailler avec la GRC et le SCRS. Nous devons également bâtir des partenariats afin de travailler de manière productive et efficace, au lieu de nous contenter de la situation actuelle, où on ne parvient pas à mettre ensemble toutes les pièces du puzzle. Nous éprouvons tous des difficultés parce qu’il s’agit d’un phénomène nouveau. Je pense que les partenariats sont essentiels, mais qu’ils doivent aussi reposer sur la confiance et le respect mutuels.

Le sénateur White: Monsieur le président, est-ce que je pourrais poser une question complémentaire?

Le président: Très rapidement.

Le sénateur White: Vous venez de dire qu’il s’agit d’une situation nouvelle. Pourquoi est-ce le cas, compte tenu de la présence d’Al-Qaïda et d’autres entités du genre depuis un certain temps? Pourquoi s’agit-il d’une situation nouvelle? Pourquoi maintenant, mais pas à d’autres moments où l’extrémisme s’est manifesté?

Mme Siddiqui: C’est une très bonne question. Nous examinons aussi la situation, mais je pense que nous avons maintenant accès à beaucoup de moyens de communication qui n’existaient pas auparavant. Pensons d’abord à Internet. Premièrement, il y a l’échange rapide d’information. Deuxièmement, la conjoncture géopolitique, les guerres en Irak et la guerre en Afghanistan ont donné beaucoup de munitions aux extrémistes qui cherchent à dépeindre l’Occident comme l’ennemi des musulmans.

Notre communauté et la société canadienne en général n’accordent pas beaucoup d’attention aux traumatismes indirects sur les musulmans, en particulier les jeunes. En tant que conseillère, je constate très souvent cette situation. Comme je suis une personne pratique, je vais vous donner un exemple simple. Pendant la soirée, un enfant regarde la chaîne Al Jazeera avec ses parents. Il voit des bombes tomber sur son village, où se trouvent peut-être encore des membres de sa famille. Sa mère va se coucher en pleurant et son père est bouleversé et en colère parce qu’il se sent impuissant. Le lendemain matin, cet enfant va à l’école. Il est triste et désemparé, mais il n’a personne à qui parler. Nos conseillers en orientation ne sont pas formés pour faire face à ce genre de situation. L’enfant se fait dire par ses parents de ne pas en parler de peur qu’il soit soumis à un profilage ou qu’il s’attire des ennuis. Par conséquent, l’enfant intériorise sa peine et son sentiment d’impuissance. Il cherche des endroits où on pourra répondre à ses questions. Dans la communauté, il n’existe pas de lieux de rencontre, où les jeunes peuvent se rendre afin de discuter et d’obtenir des services de counseling susceptibles de les aider à canaliser leur colère, leur chagrin et leur sentiment d’impuissance d’une manière productive et constructive. Par conséquent, je pense que, chacun de notre côté, nous avons échoué. On pense toujours que les traumatismes découlent de situations vécues personnellement. Toutefois, les traumatismes indirects existent bel et bien; d’ailleurs, certaines personnes en souffrent en ce moment même.

La même chose se produit dans le cas des gangs qui recrutent des enfants. Les recruteurs de ces gangs sont aux aguets. Ils suivent les déplacements des enfants et notent les sites Web qu’ils fréquentent. Les recruteurs interviennent sur ces sites Web. Cette radicalisation ne se produit pas du jour au lendemain; il s’agit d’un processus. Comme les intervenants précédents l’ont dit, en général, les conseillers en milieu scolaire et les conseillers en traumatisme comprennent peu ce processus et ne reçoivent pratiquement aucune formation à cet égard. On dénombre très peu d’experts en la matière dans le monde. Mais, comme je l’ai dit, nous possédons les connaissances nécessaires. Ces connaissances proviennent d’autres groupes et découlent d’autres expériences. Il s’agit maintenant de faire la synthèse de ces connaissances et d’élaborer un plan stratégique complet, car on parle ici de nos enfants. Nous ne voulons pas qu’ils aillent mourir à l’étranger. Nous ne voulons pas qu’ils commettent des actes de violence. Ils ont un avenir trop prometteur pour cela.

Je pense que, à cette étape, il est important de pouvoir compter sur des partenariats.

Le président: Je vous saurais gré de vous en tenir à des questions et à des réponses concises.

Mme Siddiqui: C’est ce que je vais faire.

La sénatrice Beyak: Je vous remercie de vos exposés. Plusieurs témoins ayant comparu devant le comité se sont dits inquiets de constater que les organisations aux premiers rangs de la lutte contre la radicalisation sont elles-mêmes liées à des groupes radicaux. Je constate que le Conseil national des musulmans canadiens, dont vous être membre du conseil d’administration, s’appelait autrefois Conseil canadien en relations islamo-américaines, ou CAIR-CAN. Le site Web précise que le Conseil canadien en relations islamo-américaines était une organisation indépendante et distincte du groupe américain. Toutefois, dans un affidavit remontant à 2003, Mme Sheema Khan, présidente et fondatrice de CAIR-CAN, a signalé que le CIRC utilise les marques de commerce CAIR et CAIR-CAN et le nom Council on American-Islamic Relations en vertu d’une licence accordée par CAIR United States. Les modalités de cette licence prévoient que CAIR United States exerce un contrôle direct sur la nature et la qualité de toutes les activités du CIRC, y compris l’utilisation de la marque de commerce et du nom commercial.

Cette information est pertinente, car je crois que vous savez que CAIR est un organisme complice du Hamas dans une affaire de financement d’actes terroristes aux États-Unis, même si aucune accusation n’a été portée contre lui. Cet organisme figure aussi sur la liste des organisations terroristes des Émirats arabes unis. Voici donc ma question: Comment pouvons-nous nous fier aux organismes communautaires et compter sur leur aide pour lutter contre la radicalisation quand ceux-ci sont eux-mêmes rattachés à des organisations entretenant des liens étroits avec les activités terroristes?

Mme Siddiqui: Je tiens d’abord à préciser que je suis la plus ancienne membre du conseil d’administration du Conseil national des musulmans canadiens. Je suis là depuis le début, en fait. Je vous signale en outre que l’organisme américain CAIR est indépendant du conseil. Au départ, nous avions pensé nous appeler CAIR-Canada, mais nous nous sommes rapidement rendu compte que ce nom prêtait à confusion et ne permettait pas de bien faire comprendre notre mandat au Canada. Vous dites que CAIR U.S.A. est un complice contre lequel aucune accusation n’a été portée. Je ne sais vraiment pas ce que vous entendez par là, car si aucune accusation n’a été portée, l’organisme n’est donc pas coupable. Ces propos laissent entendre beaucoup de choses, et j’aimerais que les membres de ce comité respectueux me donnent le temps de répondre, car beaucoup d’accusations ont été lancées. Qu’on me donne le temps nécessaire et je répondrai par écrit à toutes ces accusations, car je ne crois pas qu’il soit pertinent que je réponde spontanément sans m’appuyer sur des documents probants.

Il suffit de dire que le Conseil national des musulmans canadiens est l’un des principaux défenseurs des droits fondamentaux, des libertés civiles et des intérêts des musulmans. C’est un organisme réputé, et je suis fière d’en faire partie. Pour ce qui est de CAIR U.S.A., le site Web de cet organisme répond en détail aux accusations dont il fait l’objet. Il a aussi écrit aux Émirats arabes unis, et je crois qu’il ne figure plus sur leur liste. Vous pouvez vérifier; toutes les réponses s’y trouvent. Il est donc préférable de s’adresser aux gens les mieux placés pour répondre, mais une chose est sûre, le Conseil national des musulmans canadiens vous répondra en détail.

La sénatrice Beyak: Vous êtes membre du conseil d’administration depuis de nombreuses années. Je suis donc étonnée que vous n’ayez pas de réponses toutes prêtes. Il s’agit pourtant de questions simples. Je vous remercie.

Mme Siddiqui: Je ne savais pas que j’avais été convoquée à titre de membre du conseil d’administration du Conseil national des musulmans canadiens. En fait, j’ai été convoquée à titre de présidente de l’Association islamique des services sociaux, en raison du guide qu’elle a produit et de son travail dans ce domaine. Je siège aussi au Comité consultatif du commissaire de la GRC sur la diversité et au Comité de la mise en valeur de la diversité culturelle du commandant divisionnaire. Je suis aussi présidente du Mois canadien de l’histoire islamique. Je participe également à une table de concertation du service de police de Winnipeg. Je ne suis pas la porte-parole de tous ces organismes. Je suis plutôt ici pour parler du travail de l’Association islamique des services sociaux.

[Français]

Le sénateur Dagenais: Ma question comporte deux volets et est fort simple. Selon vous, qu’est-ce qui est le plus dangereux pour les musulmans canadiens? Est-ce que ce sont les manifestations islamophobes de quelques Canadiens dont vous avez parlé ou sont-ce davantage les actions de musulmans qui sont plutôt radicalisés? Comment vivez-vous ce qu’on pourrait appeler une cohabitation entre les groupes musulmans pacifiques et les radicaux qui se cachent ici?

[Traduction]

Mme Siddiqui: C’est une question à deux volets. Excusez-moi: pourriez-vous répéter la première partie?

[Français]

Le sénateur Dagenais: Qu’est-ce qui est le plus dangereux pour les musulmans canadiens? Est-ce que ce sont les manifestations islamophobes de quelques Canadiens ou plutôt les actions de musulmans qui sont radicaux?

[Traduction]

Mme Siddiqui: Les deux dangers s’alimentent mutuellement. C’est pourquoi il faut surveiller la situation. Au cours des quatre derniers jours, j’ai regardé de nombreuses vidéos pour mieux comprendre les méthodes employées pour recruter des jeunes. Ces vidéos, le matériel de propagande et les magazines portent précisément sur ces questions. Les propagandistes disent aux jeunes qu’ils ne peuvent pas être à la fois Canadiens et musulmans, que c’est contradictoire. Ce n’est pas possible d’être un bon musulman au Canada. Ils insistent là-dessus. Puis ils disent: « Voyez comme on s’attaque à votre foi et comme on la dénigre. Voyez comme on interdit aux musulmanes de porter le hidjab. » Il y a toute une liste de choses dont ils se servent. Puis, ils parlent de la communauté musulmane en général: « Voyez comme elle ne fait rien pour vous, ni pour vos frères et vos sœurs de la Syrie, de l’Afghanistan ou de l’Irak. » Voilà comment ces gens s’y prennent pour essayer de convaincre des jeunes vulnérables.

C’est pourquoi il faut tenir compte de l’ensemble des causes lorsqu’on cherche à lutter contre la radicalisation. Les messages islamophobes et les médias véhiculant des opinions extrêmes font partie intégrante du problème parce qu’ils justifient les propos des extrémistes aux yeux des jeunes à risque. La plupart d’entre eux sont capables de faire la part des choses et d’aller discuter de ces questions avec les dirigeants de leur communauté, mais pas tous. L’une des étapes du processus de radicalisation, c’est l’isolement des gens. On a beaucoup parlé d’« autoradicalisation », mais je peux vous dire que personne ne se radicalise tout seul. Le processus peut s’amorcer individuellement, mais les gens ont besoin d’un groupe, d’une communauté qui les entoure.

Actuellement, c’est l’Internet des extrémistes qui joue ce rôle. Les propagandistes les entourent et répondent à leurs questions. Ils savent dissiper chacun de leurs doutes. Pour les contrer, il faut convaincre les jeunes qu’ils sont Canadiens, que le Canada est leur pays et qu’ils peuvent être à la fois fidèles à leur religion et loyaux envers leur pays. Ce n’est pas contradictoire. Voilà ce que nous voulons faire comprendre aux gens.

Le sénateur Day: C’est une stratégie bien connue: pour monter des groupes les uns contre les autres — qu’il soit question de pays ou d’armées —, il faut susciter la haine et la peur de l’autre partie. Vous avez parlé de l’impression d’être privé de sa liberté de religion, et vos propos me font penser à ce qui se passe actuellement. J’ai bien peur qu’il y aura d’autres mesures de représailles et que d’autres mosquées seront la cible de coups de feu et d’incendies criminels parce que Daesh décapite des gens et diffuse les vidéos sur Internet. La situation empirera. À cause de ce qui se passe très loin d’ici, un nombre croissant de jeunes de votre communauté s’engageront dans le combat pour le djihad. Les choses seront de plus en plus difficiles pour votre communauté, qui réagira à son tour aux gestes commis par les gens des autres communautés de votre région, et la situation s’aggravera. Que doit-on faire pour désamorcer les tensions? Il faut les désamorcer maintenant, sinon la situation deviendra incontrôlable.

Mme Siddiqui: Il faut désamorcer dès maintenant les tensions, car nous devons tirer une leçon de l’internement des Japonais. Nous avons interné des Canadiens d’origine japonaise à cause de la peur. J’espère que la situation ne s’aggravera pas au point de nous faire répéter les mêmes erreurs. Les Canadiens musulmans ont clairement dit que l’EIIS ne parlait pas en leur nom. L’EIIS est une organisation terroriste et ils la désapprouvent. Cela m’amène à parler des mots qu’on emploie pour décrire l’ensemble du phénomène. En parlant de djihadistes et de djihad, on joue le jeu des extrémistes, car ils peuvent retourner la situation en leur faveur en disant aux jeunes que nous admettons nous-mêmes qu’il s’agit du djihad.

Il faut savoir ce que signifie le mot « djihad ». En arabe classique, il signifie: « s’efforcer de faire le bien et s’y employer ». Voilà ce que veut dire ce mot. Du point de vue militaire, c’est vrai que l’islam n’est pas une religion pacifiste, car il nous est permis de faire la guerre, mais seulement pour nous défendre. Voilà le message que les extrémistes et les islamophobes nous assènent. C’est ce qu’ils veulent. Les mots qu’on emploie pour poser le problème et lancer le dialogue sont très importants. Je sais que les gens ne font pas vraiment attention, mais les mots employés ont des répercussions. Nous voulons appeler les choses par leur nom. Le terrorisme, ce n’est pas le djihad, mais le terrorisme. Et il faut dénoncer le terrorisme, s’en libérer.

Il faut dire aussi aux jeunes et aux gens de notre communauté que la majorité des Canadiens ne sont ni racistes ni islamophobes. Ils ne sont peut-être pas bien informés. C’est donc notre devoir de mieux les informer et de leur tendre la main. Notre organisme cherche à établir un dialogue avec cinq communautés du Canada: les Premières Nations, parce que nous avons beaucoup de points en commun avec eux, les Canadiens d’origine japonaise, la communauté mennonite et les autres groupes interconfessionnels et culturels.

La GRC vient régulièrement dans notre mosquée. Elle participe à nos activités. Pour quoi que ce soit, je peux appeler le commandant, et il est toujours disponible. C’est la même chose avec le chef de police. Cet homme extraordinaire, le premier chef de police noir du Canada, a tendu la main à notre communauté. Voilà des exemples positifs que nous voulons faire connaître aux jeunes pour qu’ils ne se laissent pas emporter par la haine. Mais nous ne pouvons pas y arriver tous seuls. Nous avons besoin de partenaires. Il faut que les dirigeants politiques fassent preuve de leadership et que la société civile collabore avec nous. Il faut que des recherches soient faites pour que nous disposions de données et de statistiques. Tous les secteurs de la société civile doivent être des partenaires. Il faut envisager le problème de façon globale. Si on considère seulement l’aspect de la religion, les efforts seront vains, parce que ce n’est pas la seule cause. L’islam est une religion de paix; les autorités religieuses peuvent être des partenaires. Elles communiquent le bon message. Allez voir les vidéos. Elles sont très accrocheuses. Nous les avons montrées à des spécialistes canadiens et américains de la communication. Ils disent qu’on ne peut pas faire mieux; elles sont aussi efficaces que des productions hollywoodiennes. Que doit-on faire en contrepartie? Il faut aller parler aux gens, n’est-ce pas? Les mesures que nous prenons sont très anodines par rapport à ce que ces gens peuvent faire avec les fonds dont ils disposent.

Le sénateur Day: Les membres de Daesh

Mme Siddiqui: Oui, les membres de Daesh.

Le sénateur Day: Nous avons appris tout à l’heure que Daesh envoie 90 000 messages par jour. Si elle avait l’argent pour le faire, la communauté musulmane pourrait-elle envoyer 90 000 messages pour dire qu’elle n’adhère pas aux positions et aux actes de cette organisation et qu’elle les désapprouve?

Mme Siddiqui: Non, même avec les ressources. Je tiens aussi à souligner une chose qui a déjà été dite, à savoir que les gens s’imaginent peut-être que les mosquées sont comme des églises, dont il faut pour ainsi dire être membre. Or, il ne faut pas appartenir à un groupe donné pour pouvoir entrer dans nos mosquées. Tout le monde peut aller y prier. Les mosquées sont ouvertes. On ne demande pas aux gens qui veulent entrer s’ils sont membres. Certains disent qu’il faudrait surveiller les mosquées, mais c’est impossible. Voilà la première chose.

La deuxième, c’est que les mosquées sont seulement des édifices. Tout le monde peut aller, s’asseoir et parler. Nous pouvons contrôler le matériel qui y entre et nous avons établi des procédures et des lignes directrices à l’intention des imams. Nous ne laisserons rien entrer qui pose problème, mais nous ne sommes pas des policiers. Nous n’avons pas les moyens d’intervenir auprès du premier quidam venu qui a décidé de monter un groupe de jeunes. Nous avons aussi besoin d’aide pour cela. En passant, il faut savoir que les mosquées sont dirigées par les bénévoles. Aucune mosquée n’est dirigée par un administrateur général. Dans bien des mosquées, les imams sont bénévoles. Les infrastructures et les finances manquent, et il n’y a pas ce qu’il faut pour s’occuper globalement du problème et pour établir un partenariat.

Le sénateur Day: En terminant, monsieur le président, j’aimerais obtenir une réponse à ma première question. La communauté musulmane dispose-t-elle du personnel et des fonds nécessaires pour contrer les messages de Daesh qui génèrent cette guerre contre les musulmans?

Mme Siddiqui: Absolument pas. Comme je l’ai dit, j’ai un seul employé. L’Association des services sociaux islamiques est la seule association de ce genre qui aide ainsi les communautés musulmanes du Canada. J’ai un seul employé. Je suis moi-même bénévole. Comme Daniel a donné de son temps pour la formation, nous ne pouvions pas le faire venir ici. Il a offert de donner les formations bénévolement. C’est vous dire à quel point nous devons lutter rien que pour survivre.

Le plan stratégique dont je vous ai parlé rassemble tout. Nous avons approché le gouvernement fédéral par l’entremise de Joyce Bateman, notre députée du Manitoba, pour nous aider dans ce domaine. Je suis prête à faire don de tout mon temps, des érudits islamiques sont prêts à faire du bénévolat, mais pour ce qui est de la façon dont nous pourrons rejoindre non seulement nos jeunes mais aussi rejeter et contrebalancer ce qui est diffusé…

Le sénateur Day: C’est essentiel.

Mme Siddiqui: Effectivement. Nous n’avons pas les ressources nécessaires; nous n’avons que notre engagement personnel et notre passion.

Le président: J’aimerais poser une question au sujet du document intitulé United Against Terrorism: A Collaborative Effort towards a Secure, Inclusive and Just Canada, auquel vous avez grandement contribué. Une question devrait être soulevée, et je crois que ça devrait relever du domaine public. Il en a été question plus tôt aujourd’hui, ainsi qu’à d’autres reprises auparavant devant ce comité. Il s’agit des personnes qui ont été désignées porte-parole. C’est indiqué à la page 13; il s’agit d’un groupe d’érudits proposés qui maîtrisent bien l’environnement géopolitique actuel.

Des recherches ont démontré que bon nombre d’entre eux ont été directement ou indirectement impliqués avec des associations internationales ou nationales dont la nature des activités et des membres, en toute honnêteté, soulève des questions. Certains ont également fait des déclarations plutôt extrêmes. On peut tous faire des erreurs, j’en conviens, mais il s’agit là de déclarations vraiment extrêmes.

De votre point de vue, avec un document aussi important que celui-ci, pourquoi indiquer les noms d’individus qui soulèvent de telles questions? Des témoins sont venus ici à plusieurs reprises pour dire que des personnes se présentent comme des porte-parole de la communauté musulmane tout en ayant des opinions plutôt extrêmes. On pourrait presque parler de double langage dans certains cas. Vous pourriez peut-être nous donner des explications en ce qui concerne ce document, car je crois que c’est problématique.

Mme Siddiqui: Certainement. Si vous regardez la question à laquelle on a donné réponse, vous constaterez qu’il s’agit des personnes à consulter pour obtenir une compréhension exacte de notre foi. Ces questions ont été soulevées par 200 membres de la communauté à l’occasion d’une réunion publique. Le panel répondait aux questions. Cette idée de toutes les mettre dans un guide vient de mes discussions avec mes collègues de partout au pays. Ils me disaient qu’il s’agissait de questions posées par les jeunes, qui cherchent vers qui se tourner, et de proposer des noms.

Je connais personnellement toutes les personnes dont le nom figure dans le guide. Je ne sais pas de quelle recherche vous parlez, mais quand on sort les propos de quelqu’un de son contexte, il est possible de lui faire dire n’importe quoi.

D’autre part, je ne suis peut-être pas d’accord avec toutes leurs opinions, et vous n’êtes peut-être pas d’accord avec toutes les miennes, mais il existe au Canada ce qu’on appelle la liberté d’expression, et on peut contredire ces opinions. J’aimerais vraiment voir la recherche qui a établi ces liens.

Pour ce qui est de la situation géopolitique, il est bon de parler à des gens qui ont une vue géopolitique, qui ont des contacts. On a dit bien des choses au sujet de l’Association musulmane du Canada. On a dit bien des choses au sujet d’autres grands organismes et c’est très problématique, car il s’agit de personnes respectées et érudites. Je les ai entendues parler, j’ai lu leurs travaux. Certaines sont professeurs dans des universités canadiennes. Ce sont des gens qui sont invités à des conférences et qu’on consulte partout en Amérique du Nord et en Europe.

Le problème, c’est que les gens savent très peu ce qu’est l’islam et ce que signifie le mot islamique, et ils juxtaposent cette ignorance à la foi elle-même et à la situation dans laquelle nous nous trouvons. Certains diront que vous et moi, en tant qu’esprits critiques, devrions chercher à obtenir plus d’information. Si vous pouvez me prouver — et je dis « vous » au sens large — que n’importe lequel d’entre eux a encouragé la violence ou une idéologie qui se rapproche de la haine, je serai la première à retirer leur nom de ce guide. Je ferai paraître un avertissement. Mais je ne peux me fier qu’aux faits, et non aux rumeurs. Je dirais que c’est une attitude stratégique, car si on peut s’attaquer aux dirigeants légitimes d’une communauté, on brise cette communauté. On l’affaiblit.

Je sais qu’il existe des extrémistes qui ont des opinions extrémistes que je ne partage pas. Ils ont d’ailleurs été critiqués à ce sujet. Nous avons refusé d’inviter des conférenciers dont les opinions sont totalement opposées aux nôtres. Tout ce qui nuit au Canada ou constitue d’une façon ou d’une autre une menace pour ce pays est aussi une menace pour moi. Avec tout le respect que je vous dois, veuillez examiner cette question et, si elle vous pose problème, faites-m’en part. Nous avons fait preuve de diligence en inscrivant ces noms.

Je reçois des messages de haine tous les jours sur Internet à mon bureau. Je reçois constamment des menaces. Pourquoi? Parce que j’ose parler au nom de l’islam et des musulmans, ou que j’ose parler au nom du Canada à tous les niveaux. Mais je ne laisse pas cela obscurcir mon jugement car il est essentiel, comme je l’ai dit, de continuer de défendre nos sept libertés.

Le président: Merci de ces commentaires. Permettez-moi de conclure ainsi: nous allons correspondre avec vous à ce sujet, mais lorsque vous voyez des déclarations indiquant par exemple qu’une organisation autorise l’assassinat de soldats américains en Irak ou quelque chose du genre, c’est très préoccupant pour tous les membres du comité. Ce n’est qu’un exemple.

Le sénateur White: Lorsque ce guide a été publié, j’ai cru comprendre que la GRC avait retiré sa participation. Est-ce exact?

Mme Siddiqui: Non. Voici ce qui s’est passé. La veille de la publication, j’ai reçu un courriel de notre agent de liaison disant qu’il y avait un problème. J’ai répondu que je lui parlerais le lendemain matin. Il m’a téléphoné le lendemain matin, avant la conférence de presse, en disant que le quartier général avait des réserves, et que la GRC ne serait pas à la conférence de presse. Ils devaient imprimer les guides que nous devions présenter, car n’avions pas d’argent pour le faire. Je lui ai donc demandé ce qu’il advenait de l’impression des guides. Il m’a répondu qu’il était désolé, mais que la GRC ne les expédierait pas non plus. C’est tout ce qu’on sait à ce sujet.

Plus tard, le même jour, j’ai reçu un coup de fil des médias me disant que la GRC avait émis un communiqué indiquant qu’elle avait des réserves au sujet du ton de certaines parties du guide, sans toutefois préciser les raisons. À ce moment, la division RD n’était absolument pas au courant de cette déclaration. Bien entendu, les médias ont commencé à nous assaillir.

À ce jour, on ne m’a encore rien dit car ma réponse, et notre déclaration est du domaine public, a été que le Canada est un pays libre et que les gens ont droit à leur opinion. Il y a déjà un avertissement dans le guide, au dos de la première page, indiquant que les trois organismes qui ont collaboré à cet ouvrage ne sont responsables que de leur propre section, non? Il était donc évident que la GRC n’était pas responsable, et que je n’étais pas non plus responsable de la section de la GRC.

Je peux vous dire que, pendant 14 mois, les ébauches de ce guide ont circulé de part et d’autre. Jusqu’à minuit la veille de l’impression, la seule objection de la part du service des communications de la GRC concernait une citation de Pierre Trudeau. Nous l’avons enlevé et inscrit « Vision » de la GRC.

Je n’ai aucune idée des raisons de ce revirement. La GRC sait que nous assurons la distribution. Ce guide en est à sa deuxième impression, car il indique notamment aux parents quels signaux d’alarme surveiller. L’Europe a fait la demande de ce guide. Je me rends bientôt à Vienne et à Pristina à l’invitation de l’ambassade pour parler de la radicalisation, de la déradicalisation et de ce guide. On en parle même en Russie et au Nigeria. Je ne comprends vraiment pas d’où vient le problème.

Le sénateur White: La GRC n’a pas demandé d’être retirée du guide?

Mme Siddiqui: Non.

La sénatrice Beyak: Je tiens simplement à dire que les gens que je représente ne cessent de me dire qu’il faut cesser d’être offusqués ou susceptibles, et qu’il faut travailler ensemble. Ils sont fatigués d’entendre des excuses. Si 21 chrétiens étaient décapités par des juifs, on traiterait ces derniers de « juifs radicaux extrémistes », et si des pilotes étaient brûlés dans des cages par un chrétien, on traiterait celui-ci de « chrétien radical violent ».

Nous devons travailler ensemble, cesser d’être aussi susceptibles et trouver une solution à un problème mondial. Ils disent être l’État islamique en Irak et en Syrie ou les Frères musulmans, et comme le sénateur Lang l’a indiqué, leurs plans sont très clairs.

Que répondriez-vous à ceux qui sont légitimement préoccupés, pas à votre sujet, à mon sujet, au sujet des juifs ou des chrétiens, mais au sujet des Canadiens en général qui en ont assez des conflits et qui souhaitent des gestes concrets?

Mme Siddiqui: Quels conflits? Daesh et l’Irak?

La sénatrice Beyak: Entre nous et entre tous ceux qui sont offusqués parce que quelqu’un a dit quelque chose qu’il perçoit comme mesquin ou faux, même si c’est documenté et accessible. Les Canadiens ne veulent pas entendre tout cela. Ils en ont assez de toutes nos susceptibilités et ils veulent de l’action. Des gens menacent de faire sauter des centres commerciaux, brûlent des pilotes dans des cages et décapitent des chrétiens.

Mme Siddiqui: Je parle en moyenne à trois groupes de Canadiens par semaine, je participe à des conférences partout au Canada et en Amérique du Nord, et je reçois des courriels de partout dans le monde.

Les Canadiens sont inquiets des pertes de vies innocentes, que ce soit aux mains de Daesh, d’Al-Qaïda ou de tout autre groupe terroriste.

Les principales cibles de ces terroristes sont des musulmans. Les attaques terroristes ont décimé 70 000 Pakistanais, et autant de musulmans ailleurs dans le monde. Il ne s’agit pas des musulmans contre les Canadiens ou des Canadiens contre les musulmans, mais plutôt de l’humanité contre le terrorisme.

Vous parlez d’être offusqués. C’est un mot très faible. Il est question ici de calomnie, de diffamation. Une personne n’a que sa réputation. Lorsqu’on me traite de partisane des terroristes ou qu’on dit que je les appuie, on m’attaque à un niveau très fondamental, dans mon emploi. J’ai deux petits-enfants canadiens. Comment leur dire que dans votre propre pays, vos propres concitoyens se tournent contre vous? Je n’ai pas le cœur de leur dire que le Canada que j’ai choisi pour être mon chez-moi et que je défendrai jusqu’à mon dernier souffle s’attaque à ma communauté en général. Nous n’agissons pas ainsi à l’endroit de toute autre communauté.

Trois jeunes musulmans ont été tués par quelqu’un qui se dit athée, et si vous consultez sa page Facebook, vous pourrez y voir ses élucubrations antireligieuses. Personne n’a qualifié cela de terrorisme. Une personne appartenant à un groupe chrétien fondamentaliste a tué quatre agents de la GRC, et personne ne l’a qualifié de terroriste chrétien.

Voilà à quoi nous faisons face. Nous ne disons pas de ne pas appeler un chat un chat, mais plutôt de vérifier les faits au préalable. Il faut disposer de l’information, sinon nous allons nous entredéchirer, comme vous le disiez. Nous devons avoir confiance en nos valeurs démocratiques afin de vaincre ce mal grâce à ces valeurs, et non en les ignorant.

Voilà ce que j’ai à vous dire: ne succombez pas à la peur et à la propagande. Tout comme je le dis à mes jeunes, ne succombez pas à la peur et à la propagande de ces groupes. Ce sont des gens qui haïssent l’humanité, et nous sommes tous des êtres humains.

Mais si, en tant que musulmane canadienne, on me donne l’impression d’être une citoyenne de seconde classe, je ne me laisserai pas faire. Autrement, je ne rendrais pas service aux valeurs démocratiques du pays que j’ai choisi pour mon chez-moi.

La sénatrice Beyak: Les chrétiens et les juifs sont offensés et calomniés depuis des millénaires. Cela n’a rien à voir. Comme des témoins nous l’ont dit la semaine dernière, être offensé n’est pas une raison pour tuer. C’est aussi simple que cela.

Mme Siddiqui: Pensez-vous qu’ils tuent parce qu’ils sont offensés? Non. Ils tuent parce qu’ils veulent les terres. Ils veulent l’argent. Ils veulent le contrôle. Ils veulent instaurer leur idéologie de la haine. Ils ne font pas tout cela parce qu’ils sont offensés.

La sénatrice Beyak: Des journalistes ont été tués en France parce qu’ils ont été offensés.

Mme Siddiqui: Qui a dit cela?

Le président: Monsieur le sénateur.

Le sénateur Dagenais: Le comité a entendu les préoccupations de musulmans canadiens au sujet de l’Arabie saoudite, du Qatar et d’autres influences dans le golfe qui financent des prêcheurs islamistes radicaux ainsi que des organisations au Canada.

Pensez-vous qu’il est approprié pour des mosquées de Colombie-Britannique ou d’Ottawa, ou encore des organisations universitaires d’accepter du financement de l’étranger de cette nature? Est-ce que cela pourrait contribuer à la radicalisation?

Mme Siddiqui: C’est une excellente question. Nous sommes aux prises avec ce problème depuis les années 1980. Je peux vous dire qu’on a offert 3 millions de dollars à mon propre organisme. Nous avons refusé, même si je n’avais pas un sou lorsque je l’ai fondé. C’est un organisme canadien, et nous n’avons pas besoin de financement de l’étranger.

Il en va de même pour nos mosquées au Manitoba. On nous a offert de l’argent provenant de la Lybie lorsque nous avons construit notre première mosquée. Nous l’avons refusé.

Est-ce que des mosquées ont accepté de l’argent de l’étranger parce que c’était légal de le faire? Si nous voulons restreindre cette pratique, il faut la rendre illégale, pas seulement pour les musulmans, mais pour tous les groupes. Voilà quelle serait ma réponse.

Mais voici le message qui est transmis à toutes les communautés lors des tables rondes et des conférences. Voici ce que nous disons aux organisations: « N’acceptez pas de fonds en provenance de l’étranger, car cette offre, même si elle paraît acceptable, sera assortie de conditions, et nous souhaitons être une organisation musulmane canadienne. »

Je partage vos inquiétudes. Par exemple, j’ai peut-être été la première personne au Canada à dénoncer les traductions du Coran faites en Arabie saoudite. J’ai dit à toutes les mosquées de Winnipeg d’enlever ces versions du Coran de leurs présentoirs. Nous ne les acceptons pas. Lors de conférences tenues dans d’autres communautés, j’ai dit la même chose, parce que, selon moi, même la traduction en anglais posait problème. Dieu merci, nous pouvions comparer la traduction avec le texte en arabe.

Le traitement réservé aux femmes dans les mosquées n’était pas un phénomène canadien; l’exclusion des femmes est plutôt une pratique originaire de l’Arabie saoudite. J’ai été la première personne à dénoncer cette situation dans un manuel destiné à toutes les organisations musulmanes. J’ai expliqué comment il fallait rendre les mosquées plus accueillantes envers les femmes et revendiquer notre héritage.

Je ne suis pas la seule à agir ainsi; en effet, de nombreuses autres personnes réclament la même chose au sein des communautés. Toutefois, nous ne sommes pas à l’extérieur des communautés. Certaines des personnes qui s’expriment à ce sujet restent en retrait. Je dirais que ce sont des intellectuels en dilettante. Nous sommes sur le terrain. Nous tentons d’améliorer les choses de l’intérieur. Vous savez que le changement ne peut se produire que s’il vient de l’intérieur, lorsque les gens comprennent pourquoi ils doivent changer et faire fi de certaines choses et influences.

Voilà ce que nous faisons et, évidemment, nous avons besoin d’aide. Toutefois, nous allons poursuivre nos efforts. Je ne vais pas abandonner le plan stratégique parce que le gouvernement fédéral ne nous a pas versé de fonds — et il en faut beaucoup — pour le mettre en œuvre. Si Dieu le veut, nous allons réaliser ce plan, parce que, compte tenu de sa gravité, il faut lutter contre le problème. Je ne veux plus voir de jeunes Canadiens emprunter la voie de l’extrémisme violent. Je ne veux plus voir de mères fondre en larmes. Je ne veux plus jamais voir cela. Tout cela doit cesser, et il faut aller au-delà des insultes. Nous devons adopter des mesures concrètes. Nous devons faire preuve concrètement d’un esprit de collaboration. Nous avons besoin d’un plan concret pour réaliser cet objectif en tant qu’équipe. Je vous implore de ne pas traiter les musulmans canadiens comme s’ils étaient vos ennemis, car ce n’est pas le cas.

Le président: Chers collègues, si vous le permettez, j’aimerais poser une question pour faire suite à ce que vient de dire le sénateur Dagenais.

Vous avez parlé de l’aide financière fournie par l’Arabie saoudite, le Qatar et d’autres pays. Il ne s’agit pas seulement d’un pays; en effet, je crois comprendre qu’un certain nombre de pays sont en cause. Vous êtes membre du Conseil national des musulmans canadiens. Savez-vous combien de mosquées au Canada ont reçu de l’argent de ces pays?

Mme Siddiqui: Non, je ne connais pas les chiffres.

Le président: Pouvons-nous les obtenir?

Mme Siddiqui: Je pense que oui. Je crois qu’il suffit de consulter les autorités fiscales. Ces organisations produisent des déclarations de revenus. C’est ainsi que vous pourriez en savoir plus là-dessus.

Le président: D’accord. Chers collègues, les autres témoins sont ici. Je remercie Mme Siddiqui de sa présence ici aujourd’hui. Nous vous sommes reconnaissants du temps et des efforts que vous consacrez à cette question. Je sais que la conversation est parfois difficile. Toutefois, il s’agit évidemment d’une conversation qui est attendue depuis longtemps, et nous vous remercions vivement d’avoir témoigné devant le comité aujourd’hui.

Toujours dans le cadre de notre étude sur les menaces à la sécurité du Canada, nous accueillons maintenant M. Mahdi Qasqas, qui est candidat au doctorat à la Faculté de travail social de l’Université de Calgary. M. Qasqas est psychologue à titre provisoire et conseiller autorisé. Il est aussi le fondateur et président de 3OWN, un cabinet qui fournit des services de counseling à des familles musulmanes de Calgary. Depuis un an, M. Qasqas offre des services de counseling à des détenus musulmans incarcérés aux établissements de Bowden et de Drumheller, ainsi que des séances de sensibilisation aux cultures à l’intention du personnel et du soutien aux détenus après leur remise en liberté.

Monsieur Qasqas, nous vous souhaitons la bienvenue au comité. Je pense que vous souhaitez faire une déclaration préliminaire.

Mahdi Qasqas, psychologue provisoire autorisé, Services auprès de la jeunesse et des familles musulmanes, à titre individuel: En effet. Je vous remercie de m’avoir invité.

Je pense que tous les parents souhaitent offrir à leurs enfants toutes les possibilités de vivre dans un monde sûr, où ils peuvent s’épanouir, prospérer et être heureux et en santé. C’est certainement ce que souhaitent pour leurs enfants et adolescents les milliers de familles auprès desquelles j’ai travaillé au fil des années. Cependant, il semble que, parfois, certains jeunes ne bénéficient pas de ces possibilités.

De nombreux immigrants ont abandonné des conditions de vie confortables pour assurer l’avenir de leurs enfants. En fait, tous les parents souhaitent que leurs enfants aient un avenir meilleur. Toutefois, un grand nombre d’entre eux ont l’impression qu’il y a quelque chose qui cloche.

En tant que père, Canadien et professionnel de la santé mentale, je pense que l’un de mes objectifs dans la vie, c’est de donner à des jeunes, à leurs familles et aux organisations qui les servent les moyens de connaître du succès. Je suis donc extrêmement reconnaissant d’avoir la possibilité de discuter avec vous aujourd’hui afin que nous puissions déterminer la façon d’offrir un avenir meilleur à nos enfants au Canada.

Je ne peux qu’imaginer tout le stress que vous et des milliers d’autres personnes bien intentionnées pouvez éprouver parce qu’il vous incombe de protéger les Canadiens contre un problème grave. Permettez-moi de vous poser la question suivante: comment y arrivez-vous? Qu’est-ce qui vous incite à poursuivre vos efforts malgré l’incertitude, le stress et, parfois, les sentiments d’insécurité qui vous habitent?

Je crois que l’avenir du pays repose en grande partie sur notre façon de répondre efficacement à ce traumatisme permanent. J’espère sincèrement que les choses qui vous motivent à être ici aujourd’hui et qui poussent les héros méconnus de notre pays à agir nous aideront à concevoir de bonnes politiques et à créer un avenir meilleur pour nous tous.

Cependant, je suis ici aujourd’hui en tant que spécialiste du milieu des services, et non des politiques. Par la grâce de Dieu, j’espère sincèrement que mon humble témoignage devant votre comité pourra contribuer à la santé, à la sécurité et à la prospérité de l’ensemble de la population canadienne au cours des prochaines années.

Je compte à mon actif plus de 10 000 heures de services en tant que bénévole. C’est un honneur pour moi de redonner constamment à la collectivité, dont les jeunes et les familles, ainsi que les organisations qui leur offrent des services. Je continue d’apprendre tous les jours. Je suis loin d’avoir la prétention de connaître toutes les réponses, mais bon nombre de mes concitoyens, y compris ma femme et les membres de ma famille, souhaitent vivement que je livre un bon témoignage devant votre comité aujourd’hui. Comme je suis profondément enraciné dans mon milieu, je crois qu’il est essentiel de dire aux Canadiens que le problème n’est pas attribuable à l’islam, au multiculturalisme ou à l’immigration.

En deux mots, on peut dire que le problème, c’est le problème. Et pour lutter contre ce problème, des milliers de personnes, dont vous et moi, travaillent sur la prévention de la marginalisation et la promotion de l’« intégralisation », laquelle va au-delà de la simple intégration et du vivre-ensemble. Selon moi, ce concept touche au fait que la jeune génération doit faire partie intégrante de la prospérité du pays.

C’est cette vision qui a conduit à la conférence OWN IT, où j’ai inventé l’expression « radicalisation criminelle ». Je pense qu’il s’agit peut-être d’un concept plus utile pour amorcer le processus de prévention des attaques violentes. En définissant clairement ce problème, nous pouvons recueillir de meilleures données, ce qui mène à de meilleures évaluations, puis à de meilleures interventions et, enfin, si Dieu le veut, à de meilleures répercussions. C’est précisément là-dessus que je travaille, en collaboration avec un grand nombre de chercheurs, de formateurs, de politiciens, de fournisseurs de services, de familles et, chose plus importante encore, directement avec les jeunes eux-mêmes.

Je crois que Lorne Dawson a déjà témoigné devant votre comité pour parler de ses travaux de recherche. J’aimerais aussi vous mentionner un certain Kevin Cameron, du Canadian Centre for Threat Assessments and Trauma Response. En collaboration avec M. Cameron, nous sommes en voie d’élaborer un module qui viendra s’ajouter au modèle interorganisationnel d’évaluation des risques et des menaces à caractère violent. Ce modèle s’inspire des travaux sur les fusillades en milieu scolaire réalisés par M. Cameron au sein de la Sous-direction des sciences du comportement de la GRC. Il s’est penché sur plus de 100 cas notoires depuis la tragédie de Columbine. Le modèle établit aussi une typologie des auteurs de ces crimes. Par conséquent, si nous souhaitons déterminer clairement les interventions requises, les personnes auxquelles il faut confier ces responsabilités et les façons de procéder, je crois qu’il est important de recueillir de meilleures données et d’utiliser de meilleurs concepts.

Je serais heureux de vous présenter plus de détails là-dessus, ainsi que sur d’autres programmes, comme le programme Smooth Transitions Outreach Program, ou STOP, un programme de prévention qui aide des jeunes en période de transition critique. Bientôt, nous allons appliquer ce programme au phénomène de la radicalisation criminelle.

Aujourd’hui, ou à une date ultérieure, j’aimerais aussi parler d’un autre programme de prévention primaire, qui s’appelle Rage is Not Enough. C’est l’occasion de s’adresser à de vastes auditoires, car, parfois, on ne sait tout simplement pas qui est à l’écoute. Nous devons intervenir vigoureusement dès que les jeunes commencent à accumuler des sentiments d’injustice. Le principe fondamental du programme Rage is Not Enough, c’est d’établir ce qu’il faut faire une fois que le jeune a violemment laissé libre cours à ses émotions. Il ne suffit pas d’être en colère tout le temps; il faut aussi faire quelque chose pour régler le problème.

Jusqu’ici, j’ai présenté le programme à plus de 1 500 personnes, à l’occasion de sept ou huit séances. Les preuves sont encore anecdotiques, mais le principe sous-jacent, c’est que le programme permet aux participants de libérer leurs émotions. Par la suite, on peut s’attaquer aux véritables problèmes.

Enfin, il y a le programme Repurpose. Au lieu de parler de déradicalisation, je préfère le terme « réorientation ». Ce sont là les trois principaux programmes que nous mettons en œuvre, auxquels viennent s’ajouter le programme de mentorat Reach One Teach One et d’autres services que nous offrons aux jeunes qui doivent composer avec divers facteurs de risque liés à la criminalité en général.

Le sénateur Mitchell: Je vous remercie de votre travail au sein de la collectivité et de votre exposé fort éloquent.

Vous n’avez pas parlé de votre travail auprès des détenus incarcérés dans les prisons albertaines. Pourriez-vous nous parler des dangers et du processus de radicalisation qui, selon ce qu’on dit, pourraient être présents en milieu carcéral?

M. Qasqas: Le concept de radicalisation criminelle suppose que 10 personnes différentes peuvent commettre un acte violent pour 10 raisons différentes. Dans certains cas, les personnes sont tellement motivées par l’idéologie extrémiste qu’elles sont prêtes à tuer pour une cause, tandis que d’autres sont des tueurs à la recherche d’une cause. Dans le cas des adultes admis dans le système carcéral, nous sommes parvenus, au bout d’environ un an et demi de tergiversations, à inventer le terme « prislam » pour aider les gardiens à comprendre le phénomène de l’islam en prison. On ne parle pas d’islam, mais bien de prislam. Les piliers du prislam sont différents; ils reposent généralement sur la manipulation.

D’ordinaire, il s’agit pour ces personnes d’obtenir ce qu’elles veulent. Certains des détenus auprès desquels je suis intervenu ne connaissaient même pas les principes fondamentaux de l’islam et, pourtant, ils réussissaient à obtenir des régimes alimentaires spéciaux et d’autres choses du genre.

Sans généraliser, je dirais que ces personnes sont comme des coquilles vides. Elles sont prêtes à tout pour obtenir ce qu’elles veulent, et c’est là que se trouve le danger.

Ces détenus appliquent à leur processus de justification les mêmes raisons qui les ont entraînés sur la pente du crime. Pensons par exemple à la maladie mentale. Parfois, des détenus sont extrêmement déprimés et ont des idées suicidaires. Puis, il se produit quelque chose, et ces pensées suicidaires se transforment en pensées meurtrières. Si l’on n’intervient pas à ce stade-là au moyen de services intensifs de counseling et de thérapie, ces détenus sont en voie de justifier le crime qu’ils souhaitaient commettre au départ. Il se peut qu’ils n’aient absolument aucune conviction religieuse. Vous pouvez demander aux psychologues, lesquels sont perçus comment faisant partie du système. Les détenus ne leur font pas confiance, et il s’agit d’une culture en soi. Je pense qu’il est possible de connaître plus de succès avec les programmes offerts en milieu carcéral, comme les programmes postlibératoires, parce qu’ils se trouvent en quelque sorte à l’extérieur du système. Je pense qu’il faut avant tout se concentrer sur la dépression et les pensées suicidaires qui se transforment en pensées meurtrières, lesquelles s’apparentent aux facteurs qui ont poussé les détenus à commettre des crimes.

Le sénateur Mitchell: Merci. J’imagine que vous conseillez des familles musulmanes sur des questions de radicalisation — à une certaine étape du processus — ou au sujet des dangers. Comment se fait-il que vous soyez saisi de ces problèmes? Dans votre milieu, est-ce que ces personnes vont vous trouver ou est-ce vous qui allez les trouver? Comment sont-elles identifiées?

M. Qasqas: Je travaille dans la communauté depuis 15 ans et je fais le sermon du vendredi, la khutba. Pour une raison qui m’échappe, les familles aiment mes sermons. L’humour y est pour quelque chose. Ce qui a fini par se produire, c’est que j’ai établi très rapidement de bonnes relations avec ces familles et que j’ai gagné leur confiance. S’il y a une chose qu’elles savent, c’est que je ferai de mon mieux pour les aider et que je ne leur causerai jamais de tort intentionnellement. Je ferai aussi tout ce que je peux pour ne pas leur faire de tort involontairement non plus. Cela permet d’établir une confiance au sein de la communauté. Il est très facile de gagner la confiance de la communauté musulmane et, plus vous êtes sincères, plus les gens viennent vous voir.

Le chauffeur du taxi qui m’a conduit ici m’a confié les problèmes qu’il a avec son fils. Quand je lui ai dit que j’étais psychologue, il m’a répondu qu’il était allé voir quelqu’un, puis il s’est tout simplement confié. Ce que les gens cherchent vraiment, c’est quelqu’un qui soit sensible à leur culture, qui comprenne leur vision du monde, leurs croyances, leurs expériences et leur situation actuelle, et qui puisse les aider à atteindre leurs buts. Je parle rarement de ma pratique privée à titre de psychologue provisoire et de conseiller. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre et les gens aiment beaucoup ma façon de communiquer avec leurs jeunes. Cela ouvre un grand nombre de portes. Ce sont les principales raisons pour lesquelles les familles viennent me voir. Les jeunes viennent me rencontrer parce que, dans bien des cas, des gens plus âgés pleins de bonnes intentions tentent de leur parler. Sauf que ces jeunes se disent parfois que c’est le rôle des aînés de leur dire quoi faire et que le leur est de faire semblant d’écouter. Le résultat n’est donc pas très concluant. Les gens me disent sans cesse que la sensibilisation auprès des jeunes ne fonctionne pas et que simplement leur parler ne suffit pas. Ils ont raison, parler à un jeune ne fonctionne pas parce que nous nous disons que nous pouvons le motiver, alors que c’est complètement faux. Nous devons comprendre comment aider les jeunes à se motiver eux-mêmes en examinant trois éléments: leur motivation intérieure, leur sentiment d’appartenance ainsi que leur sentiment de compétence et de pouvoir faire des choix. C’est exactement ce qu’ils trouvent dans Facebook et dans les jeux vidéo. Ils peuvent choisir. Ils reçoivent une rétroaction constante. Ce n’est plus comme à l’époque de Pac-Man, où l’on voyait seulement le pointage. L’expérience est plus intense. Ce qui commence à se produire, c’est que certains jeunes se sentent isolés, ils ont l’impression d’être incompétents et de ne pas pouvoir faire de choix. Ils sont obligés d’accepter toutes ces choses et ils deviennent des coquilles vides.

Je pense que les parents sont satisfaits du travail que j’accomplis auprès des jeunes. Je dirige des programmes de leadership, des programmes de responsabilisation des jeunes et autres. Je ne vois pas d’inconvénient à jouer avec de jeunes enfants et à les inciter à participer à leur niveau. À mon avis, c’est cela une attitude culturellement responsable.

Le sénateur White: Merci d’être ici cet après-midi. Je pense au défi auquel tout le pays est confronté en ce qui concerne la radicalisation. En ce moment, la ville de Calgary semble être le point chaud du pays en la matière, même si ce n’est pas la plus grande ville. En fait, ce n’est pas la plus grande ville en termes de population musulmane. Il y a plus d’une douzaine de personnes qui sont actives soit à l’étranger soit au Canada et désireuses de se rendre à l’étranger. Quel est le facteur déterminant à Calgary?

M. Qasqas: Je voudrais bien le savoir.

Le sénateur White: On pourrait écrire un livre sur la question.

M. Qasqas: Certains me disent que je devrais réorienter mon doctorat pour me concentrer sur la question. Je vais revenir à la source du problème, c’est-à-dire à la marginalisation. Ici, à Calgary, un grand nombre de jeunes sont marginalisés et je pense que peu de gens perçoivent le traumatisme auquel la communauté fait face. Cela ressemble à un processus de deuil. Chaque fois que quelque chose arrive en lien avec Calgary, toute la communauté est paralysée. C’est une espèce de réaction de combat ou de fuite.

Plutôt que de lutter en faveur des droits des jeunes, de chercher à obtenir davantage de programmes à leur intention, d’encadrement, de mesures d’intervention et de counseling en situation de crise, nous sommes paralysés. Nous adoptons la troisième approche et nous ne savons pas quoi faire. Cependant, après avoir repris son souffle, la communauté a commencé à envisager d’autres solutions. J’entends ici par communauté les forces de l’ordre, les universités, tous les intervenants qui se rassemblent et qui essaient de trouver ce qui ne va pas chez ces jeunes. Ce sont des études de cas. J’estime que certains des jeunes qui ont quitté Calgary sont atteints de troubles mentaux et que d’autres sont à la fois des coquilles vides et atteints de troubles mentaux. Je ne crois pas vraiment que ces jeunes soient nés avec le désir de tuer des gens. Je n’y crois pas. Je ne crois pas que les gens naissent mauvais. Quelque chose est arrivé en cours de route. Quand on se penche sur certains cas, on constate qu’il s’agissait de jeunes actifs qui contribuaient à la société et qui avaient un avenir devant eux, puis quelque chose s’est produit. Je pense que notre travail auprès des jeunes ne se situe pas au bon niveau. Veuillez excuser ma frustration, mais je pense vraiment que nous avons besoin de spécialistes des jeunes. Il y a des enseignants spécialisés. Ils sont formés pour enseigner, mais ils peuvent passer tous les jours avec un jeune pendant 10 mois sans vraiment créer de lien avec lui, sans jamais être vraiment capables de le motiver ou de lui enseigner quoi que ce soit.

Resterons-nous les bras croisés à croire qu’un type qui n’a créé aucun lien avec un jeune obtiendra des résultats en une journée ou en une semaine? Pour revenir à votre question, surtout pour les jeunes qui sont partis à l’étranger, nous devons acquérir une compréhension plus approfondie de la maladie mentale et de ce qui a véritablement mal tourné.

Je m’excuse de ne pas pouvoir répondre à votre question. Cela m’attriste parce que ces jeunes ont des parents. Ils ont reçu une éducation. Je regarde mon fils de trois ans et j’ai envie de pleurer. Je pense au fardeau qu’il devra porter au cours des 10 prochaines années. Serons-nous prêts pour cela?

Le sénateur White: Merci d’avoir dit honnêtement que vous ne connaissez pas la réponse. Cela est très utile. Plus tôt, vous avez utilisé le terme « prislam ». Au Canada, j’estime et je soutiens que bien des gens engagés dans cette doctrine ont une compréhension limitée du Coran et de la religion islamique. Plusieurs personnes auxquelles nous avons eu affaire à l’échelle locale sont des « convertis », mais j’estime qu’elles ne comprenaient probablement pas à quoi elles se convertissaient puisqu’elles posent des gestes totalement différents de ce que le Coran leur demande de faire. À Calgary, quel pourcentage de jeunes adhèrent à cette idéologie, ou prislam, par rapport à la religion islamique?

M. Qasqas: Ceux qui reviennent à Calgary sont très peu nombreux.

Le sénateur White: Combien y en a-t-il, à votre avis? Je les ai vus et ils semblent fervents. Est-ce que tout à coup quelque chose se produit; sont-ils des convertis; ont-ils adhéré récemment à cette religion à Calgary?

M. Qasqas: Je dois dire honnêtement que je ne le sais pas. Quand je regarde quelqu’un, je ne peux pas dire: « Oh! non, cette personne est sur la voie qui mène à la radicalisation criminelle. » La trajectoire varie selon les gens. Parfois, quand nous nous penchons sur le niveau de risque faible, modéré ou élevé de violence que présentent des délinquants, nous envisageons ce risque de façon linéaire, alors qu’il y a des hauts et des bas. Nombre de ces délinquants ont eu des démêlés avec six ou sept systèmes, y compris le système carcéral. L’idée, c’est qu’une intervention à ce stade aurait fonctionné. Je le répète, la prévention est un élément essentiel. Je vois à quoi vous voulez en venir pour ce qui est de repérer les gens qui présentent un risque élevé. J’estime que, à Calgary, le nombre de délinquants à risque élevé susceptibles d’emprunter la voie de la radicalisation criminelle est négligeable. Cependant, à mesure que le temps passe, les jeunes de la communauté musulmane seront plus susceptibles de se tourner vers la criminalité en raison du fossé qui s’est creusé entre eux et les forces de l’ordre, le public et, surtout, les organisations islamiques.

J’entends beaucoup parler des organisations islamiques et de leur travail dans le contexte actuel. La très grande majorité de ces organisations sont dirigées par des bénévoles qui ne reçoivent pas beaucoup de formation. Compte tenu du traumatisme qui touche la communauté, on leur demande sans cesse de faire plus avec moins de ressources. De cette façon, nous nous éloignons encore plus de nos jeunes.

Le sénateur White: Vous parlez de marginalisation. Vous laissez entendre que de nombreuses raisons expliquent la marginalisation des jeunes de confession islamique, ce qui entraînera une hausse de la radicalisation criminelle.

M. Qasqas: Chaque fois qu’ils regardent les nouvelles, leurs croyances fondamentales, la religion de leurs parents et leur identité sont remises en question. N’importe qui peut se présenter comme spécialiste de l’islam. Je suis musulman de naissance, j’ai travaillé avec des milliers de musulmans pendant des milliers d’heures, plus de 15 000 heures, mais je n’oserais même pas prétendre que je suis un spécialiste de l’islam. Je ne sais pas comment ils peuvent connaître la communauté mieux que moi, mais il doit bien y avoir une raison. Je suis convaincu que leurs intentions sont bonnes. Je pense que c’est Morris Viteles, un pionnier de la psychologie industrielle et organisationnelle, qui a dit qu’une pratique n’est bonne que si elle est fondée sur des données scientifiques et que des données scientifiques ne sont fiables que si elles sont pratiques.

Des données scientifiques fiables mènent à des applications pratiques. Nous devons savoir quelle est l’influence de ces gens qui parlent publiquement de l’islam.

Pour en revenir à la question, quand on utilise l’expression « extrémisme islamique », cela suppose qu’il y a quelque chose qui cloche en soi dans cette religion et que, si vous poussez suffisamment n’importe quel musulman, il commettra des gestes d’extrémisme violent. C’est une notion très mauvaise dont l’intention, à mon avis, n’est pas ce qu’elle devrait être. Parfois, elle provoque l’effet contraire.

Le sénateur Dagenais: J’ai deux brèves questions à poser. Monsieur Qasqas, en 2010, vous avez dit que lorsqu’on accorde trop d’attention à la notion de radicalisation, d’un point de vue psychologique, cela envoie une cascade de messages aux jeunes musulmans. Pensez-vous que la radicalisation est un problème que le gouvernement doit surveiller au sein de la communauté musulmane?

M. Qasqas: Si vous me le permettez, j’aimerais que vous me donniez la définition de « communauté musulmane ». De quoi est-il question? Parlez-vous de la communauté musulmane formée du million de musulmans qui habitent partout au Canada, des mosquées, des centres et des écoles? Cela m’aiderait à répondre à la question avec plus de précision.

Le sénateur Dagenais: Je viens de Montréal, où il y a une communauté musulmane.

M. Qasqas: Je viens de Calgary, où les communautés sont diversifiées et dynamiques. Ainsi, la communauté telle qu’elle était il y a un an a changé. La radicalisation criminelle représente-t-elle un problème au sein de la communauté musulmane, quelle que soit la façon dont on la définit? Est-ce là la question?

Le sénateur Dagenais: Oui.

M. Qasqas: Je ne pense pas que la radicalisation criminelle, que l’on définit comme des gestes violents posés pour des motifs religieux, soit un problème. Je suis toutefois convaincu que les autres catégories d’actes criminels, posés par des jeunes déjà enclins à la violence et qui utilisent l’islam comme prétexte, constituent un problème. Il n’y a pas si longtemps, j’ai rencontré un jeune garçon, un réfugié syrien, qui avait des antécédents criminels. Il m’a dit ceci: « Eh bien, quelqu’un m’a dit que, puisqu’ils ont volé nos terres, nous pouvions voler leurs téléphones cellulaires. » À première vue, vous pouvez vous demander de quoi il s’agit, mais l’idée est très claire. Il tente de justifier le vol commis. Il n’a fallu que deux minutes pour reformuler la question, n’est-ce pas? La réponse est simple. Eh bien non, elle ne l’est pas du tout.

Enseigner aux jeunes musulmans une version authentique de leur religion est un facteur de protection et non de risque. C’est pourquoi je peux facilement dire que la radicalisation criminelle motivée par des croyances religieuses, comme on l’a définie jusqu’à maintenant, ne représente pas un problème. Toutefois, les jeunes marginalisés et isolés qui se sentent comme des coquilles vides incompétentes sont en quête de quelque chose; c’est là qu’il y a un vide. Ce sont eux que nous devons vraiment aider. Heureusement, il y a des interventions fructueuses du côté de la thérapie cognitivo-comportementale, de la thérapie brève axée sur la recherche de solutions et ainsi de suite.

Le sénateur Dagenais: Pouvez-vous nous donner un aperçu des formes de radicalisation que vous avez rencontrées quand vous avez travaillé dans des prisons en Alberta?

M. Qasqas: Non, je n’ai rencontré que des gens qui voulaient justifier des actes criminels, mais c’était il y a quelques années. J’espère que ce n’est pas le cas, mais les choses pourraient avoir changé.

Le président: Je reviens sur la question du sénateur Dagenais à propos de la radicalisation au sein de la communauté. Au cours des derniers mois, des témoins ont déclaré au comité qu’on assiste à une certaine radicalisation dans certaines institutions. Autrement dit, il y a des enseignants et des imams qui militent contre le Canada et toutes les valeurs que nous défendons, et les jeunes écoutent ces propos.

Savez-vous si cela se produit à Calgary?

M. Qasqas: Pas à ce que je sache.

Le président: Pour revenir à la question du sénateur White, compte tenu du grand nombre de personnes qui participent d’une façon ou d’une autre à des activités terroristes, nous devons nous en préoccuper.

M. Qasqas: Il y a certainement lieu de s’inquiéter si cela se produit. Je suppose que ma zone de préoccupation est très vaste, mais que ma zone de contrôle est très restreinte. Je ne vois tout simplement pas quelle institution de la communauté musulmane à Calgary pourrait promouvoir activement la violence. Ce qui peut arriver, c’est qu’une coquille vide soit inspirée par le crime d’un autre et commette un acte terroriste pour imiter celui-ci. Nous devons mieux cerner ces coquilles vides, car les gens qui parlent avec passion, comme moi lors de mes sermons du vendredi, doivent être très prudents afin qu’une coquille vide ne déforme pas totalement leurs propos. Il faut qu’il y ait un suivi si quelqu’un veut prendre la défense d’une cause liée aux droits de la personne, parce que les violations à ces droits sont nombreuses.

Le président: Vous avez parlé de sermons. Êtes-vous un imam?

M. Qasqas: Je ne me considère pas comme un imam, mais je fais un sermon lors de la prière du vendredi. J’en ai prononcé bien au-delà de mille, parfois trois le même vendredi, dans des universités, des centres et ailleurs.

Le sénateur Day: Selon ce que je comprends, la radicalisation attribuable à l’enseignement religieux vous préoccupe moins que celle qui découle d’autres facteurs sociologiques ou psychologiques. C’est bien ça?

M. Qasqas: Oui.

Le sénateur Day: Vous dites que la notion de coquille vide et la marginalisation sont les facteurs de risque que vous cherchez à repérer?

M. Qasqas: Oui.

Le sénateur Day: Y en a-t-il d’autres?

M. Qasqas: Bien sûr. Le Centre national de prévention du crime définit quelque 18 facteurs de risque de criminalité. Il faut aussi s’intéresser à l’attitude des jeunes à l’égard de l’application de la loi. Lorsqu’un jeune considère la police comme une ennemie, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Ce n’est pas une vie de voyou. Nous ne voulons pas que les gangsters fassent figure de modèles aux yeux des jeunes. Autre facteur de risque: l’absence de modèle à suivre ou de lien significatif avec des adultes.

Par exemple, vous envisagez un avenir radieux pour les jeunes avec qui beaucoup d’entre vous travaillent dans le cadre du programme du Sénat. Ils ont cet avantage. Ils peuvent compter sur des personnes comme vos collègues et vous pour leur servir de mentors et les guider vers un avenir meilleur. Or, bon nombre des jeunes dont je parle n’ont pas cette chance. Lorsqu’on donne du fil à retordre aux organismes, surtout lorsqu’on généralise à outrance en disant par exemple que des organismes islamiques véhiculent des idées extrémistes, cela entraîne l’effet de cascade qu’a évoqué le sénateur. Les jeunes refusent alors d’entretenir un lien. Si je savais qu’un organisme de Calgary véhicule ce genre de message, j’aurais peur de laisser mon propre enfant sortir de la maison. C’est ainsi qu’apparaît une marginalisation constante. Les familles restent isolées, renfermées sur elles-mêmes. La population devient inquiète. Il faut alors passer son temps à apaiser les frictions plutôt qu’à jeter des ponts et à bâtir des institutions.

Le sénateur Day: Les jeunes et même la communauté musulmane estiment qu’ils sont traités injustement par le reste de la population, sauf que le reste de la population voit 90 000 messages par jour du groupe État islamique — des atrocités terribles —, des messages dont les auteurs ne se revendiquent pas d’une forme particulière d’extrémisme musulman; ils soutiennent que les actions sont prises au nom de la foi musulmane. Comment les musulmans modérés et raisonnables peuvent-ils se réapproprier leur foi de manière à éviter une telle escalade, une telle polarisation?

M. Qasqas: Grâce aux combattants de la liberté, mais une liberté éclairée. La clé, c’est l’éducation. Il faut apprendre en quoi consiste la foi. Je pense par exemple au jeune homme qui justifie ses gestes en se basant sur de la désinformation. Mais voilà: pour moi, ce n’est pas nous contre eux. Je n’ai pas l’impression que les Canadiens, les médias ou l’État s’en prennent injustement aux musulmans. Ce n’est pas ainsi que je perçois les choses. Selon moi, il existe une confusion généralisée dans ce dossier. Conséquence: on tend à le réduire à un facteur ou à une variable unique. C’est telle chose ou telle autre, point. Je ne pointe cependant personne du doigt.

L’une des tâches du comité consiste à trouver des pratiques exemplaires, des moyens de mieux évaluer les menaces et des interventions plus efficaces afin d’engendrer des retombées plus fructueuses au sein de la population. S’il faut six ans de recherche pour y parvenir, alors d’accord, super, sauf qu’on ne peut pas patienter six ans pour obtenir des résultats. Compte tenu de nos échanges, je crois que vous voulez des réponses sur-le-champ. Je pense qu’il y a des choses que nous pouvons faire dès maintenant.

Le sénateur Day: Dans cette liste, y aurait-il le fait pour la communauté musulmane de s’exprimer plus clairement pour faire comprendre au reste de la population qu’elle n’approuve pas les activités du groupe EIIS et qu’elle les dénonce?

M. Qasqas: Tout à fait. Je crois que c’est ce qui se passe déjà depuis longtemps.

Le sénateur Day: Je ne suis pas sûr que le message porte.

M. Qasqas: Comment pouvons-nous faire passer le message?

Le sénateur Day: C’est précisément ce que je veux savoir.

M. Qasqas: Parfois, on entend des gens demander pourquoi les dirigeants de la communauté islamique ne dénoncent pas ce qui se passe. Or, comment pourraient-ils le savoir? Il faudrait que ces dirigeants leur expriment directement leur désaccord. C’est une façon parmi d’autres, mais combien de personnes écoutent CPAC? Moi, je le fais à l’occasion. J’aime bien vous regarder.

Le président: C’est tard la nuit. Nous ne pouvons pas dormir.

M. Qasqas: Je crois, sénateur Day, que la valorisation du capital social devrait être la priorité absolue au Canada. Le capital social comporte trois volets. Tout d’abord, il y a les ponts sociaux. Il faut jeter des ponts avec les personnes qui ne sont pas comme nous. Nous jetons des ponts. Ensuite, il y a l’établissement de liens sociaux. Autrement dit, il faut nouer des liens avec des personnes comme soi; ainsi, les diverses communautés peuvent compter sur le soutien d’un groupe. Je ne parle pas seulement de la communauté musulmane, mais aussi des Ottaviens, des Montréalais, des Albertains et des autres communautés canadiennes. J’imagine que les personnes qui ne connaissent rien à l’Islam et aux musulmans ou qui n’ont jamais eu le moindre contact avec un musulman doivent se dire: « Mon Dieu, n’importe qui pourrait être un extrémiste. »

Lorsque je travaillais dans le réseau carcéral, j’ai constaté avec intérêt l’existence d’un fossé. La plupart des gardes habitaient dans les environs. Ils n’avaient jamais interagi de leur vie avec un musulman. Les seuls musulmans qu’ils avaient croisés étaient des détenus. Je ne dis pas que c’est le cas pour tous les détenus musulmans, parce que certaines personnes vivent leur foi en toute sincérité et que la foi peut s’avérer un important outil de guérison, mais il n’en reste pas moins que beaucoup d’entre eux manipulent aussi leur foi. Par conséquent, c’est à cela que se résume la connaissance de l’islam de ces gardes.

Lorsque j’anime un programme de savoir-faire culturel, je dois d’abord aider les participants à désapprendre tout ce qu’ils ont appris pour rebâtir leurs connaissances du tout au tout. Interrogez un professionnel de la santé mentale, et il vous dira que c’est l’une des choses les plus difficiles à accomplir. Néanmoins, c’est ce que je fais dans le cadre du programme. Il faut aider les jeunes criminellement radicalisés à désapprendre et à réapprendre. Bref, on jette des ponts, on crée des groupes de soutien et, enfin, on crée des liens sociaux, c’est-à-dire des relations plus fructueuses entre la communauté et l’État.

Le président: Quel est le sujet de votre thèse doctorale?

M. Qasqas: Le leadership musulman efficace en période de crise.

La sénatrice Beyak: Merci de votre excellente présentation. Un imam de Calgary, un juge de la Cour suprême et divers autres témoins nous ont dit à peu près la même chose que ce que vous avez répondu à la question du sénateur Lang. Vous affirmez ne pas voir beaucoup de radicalisation dans les écoles, les universités et les mosquées de Calgary. Cependant, quels signes cherchez-vous à détecter? Comment vous y prendriez-vous pour formuler une recommandation dans le but de déterminer si cette radicalisation se produit bel et bien?

M. Qasqas: Je chercherais les jeunes marginalisés. C’est ce qui complique autant la tâche. Par définition, les jeunes marginalisés sont en rupture non seulement avec la société, mais aussi avec leur communauté.

Hélas, les gens s’arrêtent aux jeunes isolés, aux jeunes qui sont différents des autres, qui ne parlent pas comme les autres, qui n’agissent pas comme les autres et qui n’ont pas les mêmes croyances que les autres. Je n’irais pas jusqu’à parler de valeurs, mais ils ont leur propre conception de la foi. Je suis convaincu que personne ici ne recommanderait à quiconque de changer de religion ni ne l’obligerait à la pratiquer d’une manière donnée. Je ne dicterais jamais à quelqu’un la manière de vivre sa vie. Cela dit, selon moi, ce sont ces jeunes marginalisés qu’il faut chercher à repérer.

Or, le meilleur endroit où repérer les jeunes marginalisés, c’est dans le réseau scolaire. On commence à reconnaître des facteurs de risque de marginalisation. Je trouve aussi que, dans les programmes communautaires, il n’est pas rare que les parents fassent état de changements chez leur enfant. J’espère qu’aucun d’entre vous n’a vu un être cher sombrer dans la toxicomanie. On peut commencer à reconnaître certains facteurs. À une certaine époque, l’enfant était à la maison. Il jouait. Ses parents étaient ses héros. Cependant, à l’adolescence, ils deviennent ses ennemis. Une rupture se produit. C’est ce que vivent beaucoup de familles musulmanes. Elles ne savent pas comment réagir.

Ils ne peuvent plus appliquer les techniques parentales qu’ils connaissent, peu importe d’où elles viennent. C’est ce qui fait toute l’importance du programme Rage is Not Enough: il fait clairement comprendre aux parents qu’ils ne doivent pas frapper leur enfant. Si une personne sent le besoin de frapper son enfant, c’est elle qui a un problème, pas l’enfant. Ce n’est pas parce que ses parents l’avaient frappée dans son enfance qu’il n’en reste aucune séquelle. Il n’est pas rare qu’un parent rétorque: « Mes parents me frappaient et je ne m’en porte pas plus mal. » Or, c’est faux. Cependant, je ne le lui dirai pas trop directement.

L’idée, c’est d’amener les familles, les écoles et les organismes communautaires à servir de premiers répondants pour qu’ils repèrent les facteurs de risque. J’espère que la recherche et les données qui en ressortiront nous permettront de concevoir de meilleures techniques d’évaluation et de collaborer pour les appliquer. Autrement, on se contente de chercher à repérer les jeunes qui ne ressemblent pas aux autres, mais je ne crois pas que c’est ce qui s’annonce pour le Canada. Être différent, c’est une bonne chose.

Le président: Je passe à un sujet qui soulèvera sans doute des questions, mais, il y a quelques semaines, nous avons entendu la mère d’un individu qui a été appréhendé et qui est aujourd’hui détenu pour voies de fait. Apparemment, cet individu a deux épouses et, si je ne m’abuse, 14 enfants.

M. Qasqas: Pardon, deux épouses et 14 enfants?

Le président: Comme on le sait, la polygamie est illégale au Canada.

M. Qasqas: Pauvres enfants, oui.

Le président: Nous avons parlé de mentorat et de l’importance d’ouvrir des perspectives aux jeunes gens au sein de la communauté. Arrive-t-il souvent qu’un musulman ait plusieurs épouses et jusqu’à 14 enfants? Je veux dire, est-ce courant au sein de la communauté?

M. Qasqas: Je n’ai jamais rencontré quiconque ayant plus d’une épouse et des problèmes de ce genre. Je sais qu’il existe des études à ce sujet. L’une concerne les Bédouins des territoires arabes d’Israël.(NDLR ??????) Elle a été réalisée par MM. Al-Krenawi et Graham — en passant, M. Graham est l’un de mes directeurs de thèse doctorale, c’est un excellent homme — bref, l’étude portait sur les répercussions de… les termes exacts m’échappent, mais il s’agit des répercussions de la polygamie sur les enfants et la première épouse. De toute évidence, cette situation aura des répercussions psychosociales sur les enfants et la famille elle-même, mais je ne pense pas pouvoir vous en dire davantage à ce sujet.

Le président: Cela nous ramène à la même question, celle de la communauté, des parents et des techniques parentales. Je sais qu’il faut un village pour élever un enfant, mais cet enfant a tout de même besoin de ses parents.

M. Qasqas: Tout à fait.

Le président: Bref, il y a eu une observation à ce sujet, et j’ai jugé que la question méritait d’être posée.

Monsieur, je vous remercie beaucoup d’avoir pris le temps de venir nous faire part de ce que vous avez appris au fil du temps et de votre expérience.

Chers collègues, je vais autoriser le témoin à quitter la salle, puis j’aimerais que nous siégions cinq minutes à huis clos avant de lever de la séance.

(La séance se poursuit à huis clos.)

PARLEMENT DU CANADA

Et Marc Lebuis ci-dessous

 


 

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