La philologue et philosophe Barbara Cassin a été élue jeudi à l’Académie française au fauteuil du musicologue Philippe Beaussant disparu en mai 2016.
Barbara Cassin a été élue au premier tour par 15 voix contre 3 à Marie de Hennezel et une à Pierre Perpillou. Il y a eu un bulletin blanc et cinq bulletins marqués d’une croix.
Helléniste, directrice de recherche émérite au CNRS, Barbara Cassin, 70 ans, a été ces derniers mois la commissaire de l’exposition « Après Babel, traduire » qui s’est tenue au Mucem de Marseille l’an dernier.
Elle est l’auteure, entre autres, d' »Éloge de la traduction. Compliquer l’universel » (Fayard, 2016) et a dirigé le « Vocabulaire européen des philosophies » (Seuil-Le Robert, 2004), plus connu par son sous-titre, le « Dictionnaire des intraduisibles ». Ce monument examine plus de 1.500 mots du langage philosophique confrontés à la difficulté de leur traduction dans une quinzaine d’autres langues.
« Quand on traduit, le sens n’est plus tout à fait le même ni tout à fait autre, y explique-t-elle, il y a toujours plus d’une bonne traduction possible. D’ailleurs, même le mot traduire est polysémique! ».
Ses recherches l’ont menée de Homère à Heidegger en passant par Leibniz et la psychanalyse. Elle travaille actuellement à un monumental dictionnaire sur les trois monothéismes.
Avec son élection, cinq femmes siègent désormais à l’Académie française qui compte avec elle 36 membres.
Sur les traces des Cassin
Lignée. Présidence du Conseil d’État, vente de vêtements, philosophie et hellénisme…, l’étonnant parcours d’une illustre famille niçoise.

Certaines familles vont en ligne droite : dynasties de médecins, d’artisans ou de politiques, assises dans leur fief. D’autres font des détours et des entrechats.
La famille Cassin est de celles-là, dont l’une des branches va, à Nice, du père de la Déclaration universelle des droits de l’homme à un ex-anthropologue vendeur de sapes, en passant par un peintre-avocat et une philosophe de renom.
Victor Legendre, 36 ans – qu’on a pris l’habitude dans son quartier d’appeler par le nom de son magasin, L’Homme Garibaldi -, ne pensait pas son installation à Nice, il y a un peu plus de deux ans, comme un retour aux sources.
Plutôt comme le choix d’un « ailleurs proche », dit-il, d’une « ville étrangère en France », un peu italienne, un peu africaine, un peu brésilienne. C’est là, pourtant, que se trouve le berceau familial.
Mille responsabilités
On peine à imaginer René Cassin autrement qu’en costume trois-pièces et la barbe taillée de près, dans une élégance très IIIe République. Il n’en fut pas moins un petit Niçois en culottes courtes, grandi dans une famille aisée de la ville et élève du lycée Masséna.
Son père, Azaria (qui francisa son prénom en Henri), descend d’une longue lignée de juifs provençaux, ces « juifs du pape » tolérés en Avignon et dans le Comtat Venaissin sur décision pontificale. Sa mère, Gabrielle Dreyfus, vient, elle, de Bayonne, où René naît en 1887. Elle est marrane par sa mère, alsacienne par son père : René prit l’habitude de se nommer lui-même « l’homme des trois frontières ».
En 1891, Henri ouvre à Nice un commerce de vins en gros avec l’un de ses frères et installe sa famille rue de l’Hôtel-des-Postes. Il est libre-penseur et républicain, Gabrielle est très pieuse. Le couple, fait exceptionnel pour l’époque, décide de divorcer en 1910. René fait alors son droit à Aix. Il a déjà parmi les siens, si l’on en croit le témoignage de sa nièce Hélène Berthoz, l’aura de « l’homme qui sait tout », qui conseille bien et juge juste : il aurait lui-même établi l’accord de séparation de ses parents.
Il en va de même après la guerre de 1914, où il est grièvement blessé et perd l’un de ses meilleurs amis : Raoul, le mari de sa soeur Félice, déjà mère de deux filles et un fils. Lui-même, de son mariage avec une jeune fille catholique, n’a pas d’enfants : il veille sur l’éducation de son neveu et de ses nièces.
« La situation de sa sœur explique peut-être son engagement très fort pour les orphelins de guerre, souligne l’historien Antoine Prost, qui lui a consacré une biographie (Fayard). Il préside en fait l’Office des pupilles de la nation et continue de se rendre aux réunions après l’absorption de la structure par l’Office des anciens combattants. »
C’est l’une de ses responsabilités ; il en a mille : à la même époque, René Cassin est délégué permanent de la France à la Société des nations (SDN). Sa vie se partage entre Paris, où son cousin germain Raph l’a introduit dans le milieu judiciaire, et Genève, où il oeuvre comme diplomate. Il démissionne de la SDN en 1938 après les accords de Munich et rejoint de Gaulle à Londres dès juin 1940.
Du petit groupe qui entoure le Général, il est alors le seul, souligne M. Prost, à être un républicain convaincu et un homme de gauche. Mais il est aussi le seul à être introduit dans les milieux diplomatiques : c’est à lui qu’est confiée la négociation des accords entre la France libre et les Anglais.
Une admiration immense
Sur le territoire national, Cassin est déchu de sa nationalité et condamné à mort par contumace. Fédia, son frère aîné, parvient à sauver ses enfants en les dispersant aux quatre coins de France. Près de trente membres de la famille meurent en déportation. Le fils de Raph, avocat comme lui et épris de peinture comme son épouse, essaie à plusieurs reprises de passer en Espagne afin de le rejoindre, sans y parvenir.
Il passe les années de guerre caché dans un village du Béarn avec sa femme et ses deux enfants. La benjamine, la philosophe et helléniste Barbara Cassin, naît après guerre mais grandit dans la mémoire de ces années de traque et de mort.
« Le philosophe Jean-François Lyotard m’a dit un jour que je m’intéressais aux Grecs pour ne pas avoir à m’intéresser aux juifs, dit-elle. Ça m’a beaucoup choquée à l’époque, mais il n’avait peut-être pas tort. » Son père, Pierre, avait, dit-elle, une admiration immense pour René Cassin. « Vers la fin de sa vie, il accentuait même leur ressemblance en se taillant la barbe comme lui. » Admiration partagée : Pierre est seul à être qualifié de « très intelligent » dans une note sur la famille Cassin rédigée par René à la fin de sa vie.
Humanisme et laïcité
Barbara Cassin a fait sa rencontre une « mémorable fois », en 1968. « J’étais en thèse de philosophie, mais je m’interrogeais sur mon avenir. René Cassin m’a reçue dans son bel appartement de l’île Saint-Louis en me disant : « Pierre est le seul type bien de ma famille : il ne m’a jamais rien demandé. Que veux-tu ? » Je lui ai expliqué mes états d’âme. Il m’a proposé de me mettre en relation avec l’un de ses amis, un professeur de la Sorbonne absolument réactionnaire, ce qui était hors de question pour moi. Puis de me faire embaucher comme dactylo dans un cabinet d’avocats. Il n’arrivait manifestement pas à prendre au sérieux les projets d’une petite nana comme moi. »
La « petite nana », en l’espèce, est devenue philosophe, spécialiste de rhétorique et de philologie, directrice de recherche au CNRS, et a reçu en 2012 le Grand Prix de philosophie de l’Académie française pour l’ensemble de son oeuvre. Son Vocabulaire européen des philosophies (Seuil/Le Robert, 2004) est traduit ou en cours de traduction dans une dizaine de langues.
Victor, son fils aîné, grandit à Paris. « Je ne connaissais presque rien de Nice lorsque j’ai décidé de m’y installer », dit-il. Il vient de vendre un magasin de vêtements dans le Marais à Paris, après un parcours hors norme : Henri-IV, des études d’anthropologie, du commerce en Afrique et au Brésil et un passage par le trading… « J’avais besoin de la Méditerranée, poursuit-il. Mon côté Cassin est peut-être dans ce lien-là. Et aussi dans le goût des histoires, du langage, de l’humour. »
Victor a acheté un fonds de commerce rue Cassini, pour le clin d’oeil et pour le quartier. Il l’a appelé L’Homme Garibaldi, parce que le chef niçois des chemises rouges est à ses yeux l’image de la « classe absolue ». « Un type d’un courage extraordinaire, comme René Cassin, d’ailleurs. » Du grand homme de la famille Victor retient aussi l’ouverture, l’humanisme, l’attachement à la laïcité.
Lorsqu’il est arrivé à Nice, il est allé rendre visite à ses aïeux, au carré juif du cimetière du Château. Et s’est mis à chercher parmi les noms celui de René, avant de se souvenir qu’il était au Panthéon.
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