URSS: Dissidence juive dans la période du dégel (1954-1970)

 

Du dégel littéraire au dégel politique

iberte-juifs-urss-antisemitisme.jpg…Sur le moment, la mort de Staline provoqua une stupéfaction générale, car il semblait être immortel. On était au début de mars, les températures étaient encore glaciales. L’incertitude, la peur, la crainte faisaient trembler de froid et de peur tout le monde. Partout on entendait les mots : « Qu’allons-nous devenir ? »

Qui aurait pu penser que le pays était à l’aube des changements importants, que bientôt le mot « dégel » sera le plus populaire et qu’il désignera non seulement des changements climatiques ?

En mai 1954 l’écrivain Ilya Ehrenbourg, un rare survivant du Comité Antifasciste Juif, publia dans une importante revue littéraire Znamia, un roman intitulé le Dégel. 

Soyons honnêtes, cette œuvre n’est pas la meilleure parmi ses nombreux textes. Du point de vue littéraire elle est loin d’égaler ses deux chefs d’œuvres Les aventures extraordinaires de Julio Jurenito et de ses disciples et Lazik le tumultueux, sans parler de ses mémoires Les Années et les Hommes.

Pourtant d’une manière indéniable, ce roman resta dans la mémoire collective et il avait produit à l’époque un vrai choc. Quel est alors le secret de sa longévité ? Ilya Ehrenbourg y retrouva sa plume inégalable de journaliste. N’était-il pas déjà correspondant de guerre lors du premier conflit mondial ? Ensuite, il écrivit des reportages durant la guerre civile d’Espagne ; en 1940 il fera partie de ces quelques témoins de l’arrivée des Allemands à Paris, et surtout dans les années 1941- 45, il devint la plume la plus populaire parmi les soldats soviétiques. Il était pour eux Ilioucha[1], un proche, un ami. Indéniablement, on peut le considérer comme l’un des grands reporters du XXe siècle.

Dans le Dégel, l’auteur privilégie des évocations au détriment des descriptions et le lecteur avisé saisit instantanément ses allusions. En guise d’exemple de cette manière détournée, il parle de l’Affaire des blouses blanches, qui devait être le point culminant de la campagne antisémite, déclenchée par Staline en janvier 1953, deux mois avant sa mort.

L’héroïne, Lena, fait ausculter sa petite fille par Vera Scherer, un médecin expérimenté, très calme, et d’habitude maîtresse d’elle-même. Elle diagnostique une simple grippe. Lena exprime un doute. Vera lui lance alors : Pourquoi alors avez-vous fait appel à moi ? Voyant les larmes dans ses yeux, Lena s’empêtre dans des excuses très maladroites. Alors Vera Scherer lui dit d’une voix à peine audible : Si vous saviez, ce que je dois entendre maintenant …. après l’article[2]. Ce court dialogue suffisait aux lecteurs soviétiques pour comprendre toute l’horreur de la campagne antisémite déchainée en Union Soviétique à partir de 1948. Or dans le roman, le nom de Staline n’est même pas mentionné, même si au fil des pages, il devient évident que nous assistons à la fin d’un certain ordre social instauré par le « montagnard du Kremlin »[3].

Visiblement bien avant les autres, l’écrivain avait senti l’état du pays en train d’émerger de la glaciation stalinienne et, tout logiquement, le titre du roman le Dégel allait définir toute cette période historique, courte mais essentielle. Deux ans plus tard, en décembre 1956, le XXe Congrès du PCUS aura lieu et Nikita Khrouchtchev, son nouveau secrétaire, présentera aux délégués médusés le rapport qui dénonçait les crimes de Staline, les purges sanglantes successives, les camps de concentration, définis par Staline lui-même de camps de redressement par le travail qui avaient formé un maillage serré dans l’immense pays.

Les dissidents apparaissent …

Mais cette ambiance frondeuse, bien présente dans le roman, n’allait pas encore jusqu’à l’opposition réelle, active, organisée ; les héros d’Ehrenbourg se contentent de discussions, de réflexions, d’échanges de vue. Plus tard, on dira que les cuisines des appartements communautaires, les fameuses « kommounalki » étaient devenues les lieux de naissance de l’opposition, de la dissidence.

Certains habitants, malgré des risques encourus, se mettaient à écouter des radios étrangères, telles Free Europe, Voice of America, Deutsche Welle, la BBC qui émettaient non seulement en russe, mais pratiquement dans toutes les langues utilisées en URSS et dans le bloc soviétique. Un peu plus tard, la radio israélienne Kol Israël aura aussi une émission en russe de 30 minutes. Évidement, toutes ces stations étaient brouillées par des services secrets soviétiques, mais les auditeurs arrivaient à bricoler des antennes d’occasion qui amélioraient la réception. Les journalistes de toutes ces radios critiquaient ouvertement le régime des pays de l’Europe de l’Est, mais, dans les programmes, il y avait aussi de très bonnes émissions littéraires, consacrées aux auteurs interdits en URSS comme Boris Pasternak, Ossip Mandelstam ou Anna Akhmatova. Avec le temps, ces radios inclueront dans leurs programmes des textes d’auteurs dissidents, comme Andreï Siniavski ou Youli Daniel[4]. Le jeune public appréciait bien des émissions de jazz, présenté par la propagande officielle soviétique comme musique décadente.

Toute cette ambiance était propice à l’apparition de personnalités non-conformistes, à l’origine de la dissidence, laquelle se développera avec le temps, aura ses journaux, ses porte-paroles, et qui jouera un rôle certain dans la dislocation du bloc de l’Est. Le régime communiste va combattre cette opposition d’une manière impitoyable, surtout après la destitution de Nikita Khrouchtchev en 1964.

La dissidence, dans les pays du bloc communiste et surtout en Union Soviétique, est un sujet extrêmement vaste ; elle était motivée par le souhait de transformer le pays, d’en faire un État de droit, de démanteler à tout jamais le dogme du parti unique. Les démocrates russes (mais aussi polonais, tchèques, lituaniens, hongrois…) voulaient changer le régime de leurs pays pour y vivre librement. C’était l’objectif de l’académicien Andreï Dmitrievitch Sakharov ou de l’écrivain Vaclav Havel.

Les Juifs toujours à part ….

Mais les aspirations des Juifs étaient souvent bien différentes. Ils venaient de subir plusieurs années d’antisémitisme quasi officiel qui les avait laissés fortement meurtris. Lorsque nous parlons avec des personnes, encore adolescents à cette époque, ils se rappellent d’avoir été traité de jid[5] dans la cour de l’école, ils savaient qu’ils auraient du mal à intégrer certaines facultés prestigieuses, qu’ils n’auraient pas droit d’exercer certaines professions. Ainsi, tout en reconnaissant le bien fondé des objectifs de la dissidence démocratique et en les partageant souvent, ils avaient un tout autre objectif : ils souhaitaient obtenir le droit de quitter l’Union Soviétique, de choisir librement le pays où ils vivraient. En quelque sorte ils ont tiré les conséquences des changements intervenus dans le pays depuis le fatidique 5 mars 1953 et, timidement au début mais ensuite de plus en plus massivement et énergiquement, ils revendiquaient leur droit d’émigrer en Israël.

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Ada ShlaenAda Shlaen, MABATIM.INFO

[1] Un diminutif gentil et tendre du prénom Ilya.
[2] Vera Scherer fait référence à l’article publié le 13 janvier 1953 dans la Pravda intitulé « Sous le masque des médecins universitaires, des espions tueurs et vicieux ». Il dénonçait un soi-disant « complot d’un groupe de neuf médecins », dont six étaient Juifs et qui s’apprêtaient à assassiner d’importantes personnalités soviétiques.
[3] Par ces paroles, le poète Ossip Mandelstam décrivait Staline dans le poème qui commence par ce vers : « Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays … » ( https://mabatim.info/2018/12/27/ossip-mandelstam-poete-russe/)
[4] Ces deux auteurs seront arrêtés en 1965 et jugés l’année suivante. Leur procès public marqua la fin du dégel et le début de la dissidence active en URSS. Les deux auteurs furent condamnés à plusieurs années de camp au régime sévère. Après sa libération, Andreï Siniavski émigra en France où il enseigna pendant plusieurs années à la Sorbonne.
[5] =youpin
[6] Synagogue de Moscou, aujourd’hui le nom de la rue est devenu passage Bolchoï Spassogolinitchevski. Elle avait été inaugurée en 1906 et resta ouverte pendant toute la période soviétique. En 1948 le premier ambassadeur d’Israël en URSS Golda Meir, tout nouvellement nommée, y est venue pour la fête de Rosh Hashana, accueillie par plusieurs milliers personnes (50.000 ?). Pour la petite histoire, pendant les dernières années du régime soviétique et bien plus tard le rabbin de cette synagogue était Adolf Chaïevitch, originaire du Birobidjan.
[7] En 1967-69 : 22 livres, en 1970-74 : 194 (source : https://eleven.co.il/jews-of-russia/history-in-ussr )
[8] OVIR : service qui délivrait les autorisations de sortie du pays.
[9] Chronique des événements en cours était utilisé surtout pour divulguer des informations et des textes courts. Le premier numéro parut le 30 avril 1968 et le dernier le 30 juin 1982. En tout il y eut 64 numéros parus, ou plutôt 63 car le numéro 59 a été saisi entièrement par le KGB. C’était la revue principale des dissidents durant l’ère brejnévienne.
[10] Comme les pays baltes avaient été annexés depuis 1940, la vie communautaire des Juifs y était beaucoup plus active.
[11] Avec le massacre de Babi Yar en Ukraine, la forêt de Rumbala est le deuxième lieu de massacres massifs sur le territoire de l’URSS. Rappelons les premiers vers du fameux poème d’Evtouchenko Babi Yar qui pourrait aussi s’appliquer à la forêt de Rumbala : (https://mabatim.info/2017/04/04/evgueni-evtouchenko-en-russie-un-poete-est-plus-quun-poete/). Sur Babi Yar, pas de monument. Un ravin abrupt, tel une dalle grossière.
[12] Le pilote Marc Dymchytz, sa femme et ses deux filles, Edouard Kouznetsov, sa femme Silva Zalmanson et ses deux frères Wolf et Israël, Yossif Mendelevitch, Mendel Bodnia, Anatoli Altman, Youri Fedorov, Alekseï Murjenko, Boris Pensson, Leib Khnokh et sa femme Marie.
[13] Edouard Kouznetsov a écrit un livre où il explique les raisons de cette action : Journal d’un condamné à mort, 1974, Gallimard.
[14] Refuznik : ce néologisme traduit exactement le terme russe : otkaznik
[15] À l’époque leurs fils étaient déjà en Israël.
[16] Tchita : Cette ville se trouve au sud-est de la Sibérie, à 6000 kilomètres de Moscou. Son climat est continental et la température peut atteindre -40° en janvier et +40° en juillet. Depuis la révolte des décembristes de 1825, on y envoyait souvent des condamnés politiques d’où son surnom : « ville des exilés ».

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