La disgrâce des «Guignols» tunisiens

L’émission est interdite et son producteur placé sous mandat de dépôt pour ses « liens avec le clan Ben Ali ».«Lotfi Zeitoun, le conseiller du premier ministre, m’a dit que trois minutes de “Guignols” faisaient plus de tort au gouvernement que toute l’opposition.»

Sami Fehri est amer.

Producteur de «La Logique politique» l’une des deux émissions en Tunisie équivalentes aux «Guignols de l’info» de Canal +, il a décidé d’en arrêter la diffusion sur la chaîne Ettounsiya qu’il possède:

«Trop de pressions extérieures», déclarait-il ce samedi au Figaro, brisant ainsi un silence de deux jours après que l’on avait appris que ses marionnettes ne seraient plus à l’antenne.

Car Sami Fehri, dans la foulée, a fait l’objet d’un mandat de dépôt délivré dans une affaire de détournement de biens sous l’ère Ben Ali.

À l’époque il partageait sa société actuelle, Cactus Production, avec Belhassen Trabelsi, frère de Leïla Trabelsi.


Les marionnettes de Rached Ghannouchi, Hamadi Jebali et Moncef Marzouki. Crédits photo : dr

La classe politique étrillée
«J’ai l’intention de me rendre dignement aux autorités», nous assurait samedi Sami Fehri.

Il semble qu’il n’en ait rien fait.

L’homme veut régler ses comptes avec le pouvoir en place.

Pour lui, la fin des «Guignols» et cette affaire qui le rattrape sont liées.

«Jeudi, les médias apprennent que j’arrête l’émission et vendredi je fais l’objet d’un mandat de dépôt.

C’est quand même étrange cette concomitance et cette rapidité!»

Surprise partagée par son avocate Sonia Dahmani:

«Nous n’avons pas été prévenus de l’audience.

Pourquoi n’arrêtent-ils que mon client qui n’est cité que comme complice alors que les 17 autres personnes impliquées n’ont fait l’objet d’aucun mandat?»

«Ils veulent me punir, estime Fehri qui risque dix ans de prison, parce que je n’ai pas fait taire les rumeurs d’intimidation d’Ennahda après l’annonce de l’arrêt des “Guignols”.»

Lotfi Zeitoun, conseiller du chef du gouvernement, dément toute pression mais reconnaît avoir dit à l’un des producteurs de l’émission de tenir compte de «la renommée de ces personnages publics qui ont chacun une famille».

Il a assuré que personne n’a demandé à la justice d’intervenir.

«Sami Fehri est un criminel qui a fait parti du système de corruption de l’ancien régime, a-t-il déclaré sur une radio tunisienne.

Il est le premier domino d’une série à venir d’arrestations de corrompus au sein des médias.»

De quoi renforcer la défiance des journalistes tunisiens qui depuis plusieurs jours soupçonnent Ennahda de vouloir placer ses affidés à la tête de différents groupes de presse à l’approche des prochaines élections et appellent à la grève mi-septembre.

Avant de cesser d’émettre brusquement, «La Logique politique» était très suivie. «Quatre millions de téléspectateurs, assure Me Dahmani. L’émission touchait toutes les classes sociales.»


Sami Fehri, le producteur de «La Logique politique», équivalent tunisien des «Guignols de l’info». Crédits photo : TUNISIEFOCUS

Sur une chaîne qui en un an et demi d’existence a rattrapé les plus regardées. Ben Ali y avait bien sûr sa marionnette mais c’est surtout Moncef Marzouki, président de la République, Hamadi Jebali, premier ministre Ennahda, et le leader du parti islamiste, Rached Ghannouchi, qui en étaient les principaux héros.

On pouvait les y voir singés en rappeurs bling-bling dans le boys band «Troïka Boyz», référence à la troïka, la coalition à la tête de la Tunisie.

Le chant d’amour de Hamadi Jebali à Moncef Marzouki sur l’air de Ne me quitte pas restera l’un des grands moments de télé tunisienne:

«Moi, je t’apporterai un autre Baghdadi venu de Libye ou du Guatemala», faisant référence à l’extradition de l’ex-premier ministre libyen Baghdadi Mahmoudi par le chef du gouvernement sans l’accord du président.

Seule ligne rouge que les auteurs s’étaient imposée: la religion.

Nessma TV prend le relais

Le succès grandissant d’une émission qui le critique aurait donc déplu au gouvernement.

Parmi les pressions à répétition que dénonce Sami Fehri, une descente des services de douanes dans ses studios «très impressionnante».

Ou la menace de voir placer un lieutenant d’Ennahda à la direction de la société Cactus Production dont l’État a récupéré les parts de Belhassen Trabelsi (51 %).

Et puis il y aurait eu Samir Dilou, ministre des Droits de l’homme et porte-parole du gouvernement qui aurait demandé à ce que l’on tape moins sur Rached Ghannouchi.

Depuis l’annonce de la suppression de l’émission et du mandat déposé à l’encontre de Fehri, les réactions sur les réseaux sociaux sont partagées entre la défense de la liberté d’expression et la critique d’un homme, producteur à succès de 41 ans qui aurait trop frayé avec le clan Trabelsi.

Aujourd’hui, les Tunisiens peuvent éteindre la télé et retourner à une activité normale, comme dirait PPD, ou zapper sur Nessma TV, l’autre chaîne tunisienne diffusant des «Guignols».

Marzouki règle ses comptes avec Ennahda

Alors que l’on venait d’apprendre l’arrêt de la diffusion des «Guignols», le congrès national du Congrès pour la République (CPR, social-démocrate) a donné lieu vendredi à un joli coup de théâtre.

Dans une lettre lue par un conseiller à ses militants, le président tunisien, issu du parti, s’en est pris à Ennahda (islamiste), son allié à la tête du pays avec Ettakatol (social-démocrate).

Moncef Marzouki a déploré «le sentiment que (nos) frères d’Ennahda s’emploient à contrôler les rouages administratifs et politiques de l’État».

Évoquant également les nominations de partisans, il n’a pas hésité à parler de «pratiques rappelant l’ère de Ben Ali».

Parmi les invités, des ministres nahdaouis ont préféré quitter la salle. Samir Dilou (Droits de l’homme) s’étonnera de la position du président:

«Au pouvoir ou dans l’opposition?» Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahda, a quant à lui tenu à prononcer son discours devant les congressistes estimant que «les propos du président de la République n’engageaient nullement son parti».

Cet incident risque d’aggraver une crise déjà profonde au sein de la coalition.

Il aura permis à Moncef Marzouki de se repositionner par rapport à un parti considéré comme hégémonique.

Trop tard, diront certains déçus du CPR

Thibault Cavaillès (Tunis) /Le Figaro.fr Article original

TAGS : Tunisie Medias Censure Ennahda Marzouki Gannouchi

Nessma TV Sami Fehri Guignols Politique

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