Rabbi Shim’on bar Yohaï dans le Zohar:  En ce qui me concerne, tout dépend de l’amour ( Ana bahavivouta talya milleta)

En 1978, du 24 au 25 kislev, se tint à Jérusalem une session sur la mystique juive à l’occasion des quatre-vingts ans de Gershom Scholem. Les actes de ce colloque furent publiés en 1982 par M. Shmuel Réem dans le cadre de l’Académie Nationale d’Israël.

Outre des contributions fort intéressantes, ce recueil contient une très longue étude fondamentale de Yehuda Liebes, intitulée Le Messie du Zohar : sur la personnalité mystique de Rabbi Shim’on bar Yohaï (p. 87-237).

Attendu que nous avons déjà rédigé un long compte-rendu de l’ensemble de ce volume, dans la Revue des Etudes Juives (Paris) nous allons nous concentrer sur certains aspects spécifiques de l’article de Liebes qui remettent en question une analyse héritée de Scholem et généralement reprise depuis.

Notre propos consistera à interroger les idrot zohariques pour voir si elles sont, elles aussi, des documents à valeur messianique.

Selon Scholem il y avait deux attitudes de la kabbale face à l’idée messianique: La première période qui va jusqu’à l’expulsion d’Espagne n’avait pas pour préoccupation centrale une rédemption historique et nationale. Ceci signifie que l’idée messianique était reléguée à l’arrière-plan.

En revanche, la kabbale lourianique, dite de Safed, place la rédemption messianique et cosmique au centre même de ses préoccupations.

Il nous semble que dans son étude Liebes montre que les idrot contiennent en germe les futures préoccupations de la kabbale ultérieure. L’idra nous présente une personnalité messianique agissant fébrilement en faveur de la rédemption.

Cette personnalité n’est pas le Messie, elle lui ouvre le chemin et l’annonce, RaSHbY. En comparaison des autres passages du Zohar l’idra renferme un contenu messianique plus prégnant que le reste de l’œuvre, et a l’avantage d’être issue de la plume de Moïse de Léon lui-même.

Que signifie le terme idra ? Les sens sont assez nombreux : il peut s’agir d’une chambre, d’une assemblée ou d’un synode mystique ; on peut aussi viser un établissement ou un tribunal. Il peut même s’agir des paroles échangées lors d’un tel synode : tel semble bien être le sens que le Zohar confère à ce terme.

Liebes attire l’attention sur certains passages du Zohar au contenu messianique très puissant, e.g. la péricope d’Exode I (Zohar II, 7b-10a) où l’on perçoit un fort courant apocalyptique. Il faut voir aussi les autres passages suivants: (Zohar I, 119a ; I, 139a-140a et III, 212b).

L’idée principale du Zohar sur l’ère messianique est que l’harmonie régnera entre les sefirot, en particulier la hiérogamie entre tif érét et malkhut. Cet état futur ne sera en réalité que la restauration d’un état qui préexistait à la destruction du temple et à l’exil.

Quant à l’image du Messie, elle demeure celle qui est décrite dans Zacharie 9,9 : pauvre et chevauchant un âne ; c’est un juste qui est sauvé. Et la Tora nouvelle ainsi qu’une intelligence plus profonde de son sens (galé razaya) (Zohar III, 164a) marqueront cette période heureuse dans l’histoire de l’humanité.

L’idra en tant que document messianique fait intervenir une figure mystique centrale, RaSHbY, qui se voit même transféré certains traits de Moïse (Zohar III, 163a) ; c’est ici que Moïse tient avec la génération du désert la même réunion que RaSHbY dans l’idra.

Une chose, cependant, ne laisse pas de frapper : pourquoi Moïse de Léon a-t-il jeté son dévolu sur ce tanna de la troisième génération qu’était RaSHbY qui ne faisait pas partie des « mystiques » du Talmud mais qui était plutôt un rebelle, révolté contre Rome ?

Il est vrai que les tannaïm de sensibilité mysticisante ne manquaient pas. Selon Liebes, Moïse et Léon se serait totalement identifié à sa figure littéraire qu’il aurait ainsi dépeinte sans se soucier outre mesure de l’attitude et du tempérament du tanna authentique.

Le Talmud nous donne de RasSHbY l’image d’un des hommes les plus pieux de son temps : Sukka 45b dit yakhol liftor et ha-’olam kullo min ha-din miyom shé-nibrah ha-’olam ad sofo (il pouvait absoudre le monde entier du jugement depuis sa naissance et jusqu’à sa disparition). Mais n’est-ce pas là l’attribut fondamental du rédempteur suprême ?

En Sanh. 99a, Rabbi Shim’on nous est présenté comme le chef d’une académie dans le monde futur. Certes, il est quelques passages talmudiques qui sont assez durs contre Rabbi Shim’on et son fils.

Shabbat 33b relate qu’en quittant la caverne où le père et le fils avaient trouvé refuge lors de leur fuite face aux persécuteurs romains, les deux hommes brûlèrent de leur regard un pauvre homme qui labourait paisiblement son champ ; les deux sectaires estimaient indigne d’un juif de s’occuper de choses matérielles au lieu de se consacrer de jour comme de nuit à l’étude.

Le Talmud affirme qu’un bat-kol, voix céleste, les a rabroués en ces termes : Etes-vous sortis détruire mon monde ? Revenez dans votre caverne ! Eh bien ce passage « négatif » est neutralisé par Moïse de Léon dans son Zohar (III, 144b) puisque Rabbi Shim’on et ses compagnons deviennent une bénédiction pour le monde que le Talmud les accusait d’avoir cherché à détruire par leur trop grande rigueur : en sortant de Vidra des senteurs agréables embaumaient l’atmosphère aussi loin que portaient les regards de RaSHbY et de ses compagnons.

Le héros dit alors : le monde est béni grâce à nous. De destructeurs les sectaires se sont mués en bienfaiteurs.

Encore un passage où Rabbi Shim’on prononce une prière solennelle et qui était immédiatement suivie d’une vision : Un éclair tombe dans le lac de Tibériade (Berakhot 59A) : ce sont les larmes de Dieu qui pleure l’exil et les souffrances de ses enfants.

Une telle vision n’est attribuée qu’à quelques rares élus : généralement l’idra compte dix personnes mais RaSHbY en distingue trois : lui-même, son fils et Rabbi Abba.

C’est probablement à cette compagnie, illustre mais assez fermée, que pense RaSHbY lorsqu’il s’écrie : anu kelala de-kulla.

Nous avons quelques difficultés à traduire avec exactitude cette phrase d’une rare densité. Nous sommes la quintessence de tout. Qu’est-ce à dire ? Il faut d’emblée écarter l’interprétation qui ferait appel à l’orgueil. Rabbi Shim’on entend peut-être par ces termes que lui-même et ses deux compagnons (dont son propre fils) sont l’archétype mystique de tout l’univers.

Ici aussi, c’est Rabbi Shim’on qui prend la parole pour s’exprimer sur un registre fortement messianique. En effet, la tradition juive enseigne que le rédempteur, c’est-à-dire l’homme qui est à lui seul en mesure de rédimer l’humanité tout entière, contient en lui-même le monde dont il est, en termes philosophiques, l’archétype intelligible.

Il est un autre élément sur lequel Rabbi Shim’on met l’accent et qui renforce son essence messianique. C’est le thème de l’amour. Une grande religion monothéiste, issue elle-même du tronc d’Israël, a fâcheusement accrédité l’idée qu’elle avait le monopole de l’amour.

Le judaïsme lui aussi accorde à l’amour une place centrale, quel que soit l’accent qu’il mette sur la pratique concrète des mitswot. Rabbi Shim’on ne détonne donc pas ici lorsqu’il s’écrie, Ana ba-habibuta talya milleta.

En français, pour ce qui est de nous tout dépend de l’amour. Encore un élément messianique. Car c’est par l’amour que l’humanité entière sera rédimée encore que Sion doive, pour sa part, être en règle avec la justice et l’équité. Un peu plus loin les trois héros se rencontrent dans le cimetière de Lod pour méditer sur l’amour qui unit le Saint béni-soit-il à l’ecclésia d’Israël.

Comment ont réagi les penseurs juifs ultérieurs à cette «messianisation » des idrot du Zohar ? Il semble que l’on puisse distinguer deux attitudes. Conformément à l’exégèse symbolique que pratiquent souvent les mystiques, certains penseurs ont retrouvé dans le Zohar leurs propres préoccupations, mais à l’état latent.

Un problème demeurait cependant : comment un kabbaliste pouvait-il, à partir du XIVe siècle, faire de RasSHbY un Messie mystique, alors qu’il était en réalité un tanna de l’époque mishnique ? Comment situer le Messie à cette époque ?

Un mystique n’est jamais à court d’expédients, il peut recourir à des moyens que la philosophie, par exemple, s’interdit à elle-même.

Certains mystiques optèrent pour une sorte de communication post-mortem étant entendu que la mort physique n’est qu’une coupure au sens matériel du terme. Zohar I, 4a dit : « Rabbi Shim’on, tu (i.e. ton corps) te décomposes dans la poussière, mais tu te redresseras afin de diriger l’univers ». Répétons-le en araméen afin de nous prémunir contre les éventuelles inexactitudes de la traduction : Rabbi Shim’on. ant bali be’afra we-ant qayyam u-nehag’alma.

D’autres mystiques optèrent pour la transmigration des âmes, ce qui leur permettait de faire revenir RaSHbY sur terre en statuant que son âme avait trouvé refuge dans un autre corps.

Il y eut assurément des auteurs qui ne s’arrêtèrent pas à cet aspect mystique du Messie ; c’est par exemple le cas de Joseph Gikatilla dans les Sha’aré Orah et les Sha’aré tsédéq. Même un siècle après la diffusion du Zohar, on ne trouve pas dans le Sefer ha-gebul de Rabbi David ben Juda le pieux d’éléments messianiques. Et beaucoup plus tard, un théoricien de la kabbale espagnole tel Moïse Cordovéro n’a pas jugé bon de mettre en exergue l’élément mystique de la figure du Messie.

Face à cette école on en trouve une autre qui voit dans le Zohar un livre d’orientation mystique. Il est instructif de noter que les premiers ouvrages à voir dans les idrot un document messianique font eux-mêmes partie du corpus zoharique, à savoir les tiqquné Zohar et le ra’ya méhémna.

Or les tiqquné Zohar imitent beaucoup le style de la partie principale du Zohar ce qui permet de penser que leur auteur nourrissait déjà quelques doutes à propos de l’antiquité de sa source. Puisque le Zohar se clôt sur une scène dramatique où on nous relate la mort de RaSHbY, il était normal que le ra’ya méhémna et les tiqquné Zohar fissent intervenir le monde des âmes, ce qui leur permit de faire dialoguer leur héros avec le prophète Elie.

Il nous reste encore au moins deux passages zohariques à mentionner, où la hardiesse des conceptions messianiques de leurs auteurs saute aux yeux. En Zohar III, 124b, on précise que c’est par cet écrit qu’est le Zohar qu’Israël sera sauvé de l’exil. Un peu plus loin (III, 132b) on insinue que RaSHbY était supérieur à Moïse puisque ce dernier ne savait pas que sa face rayonnait alors que RaSHBY, lui, le savait. Même la théologie rabbinique n’allait pas aussi loin (ce qui se comprend) et il se contentait de dire en Bamidbar Rabha 11,3 : ka-goél harishon kén ha-goél ha-aharon. Tel était le premier sauveur ainsi sera le second.

Au moment de conclure ce survol portant sur Rabbi Shim’on bar Yohaï, Messie mystique du Zohar ? il nous faut bien faire une mise au point. L’expression « messie mystique » avait été « confisquée » par Scholem pour Sabbataï Zewi, ce qui a largement contribué à doter ce syntagme d’une connotation négative.

Il faut prendre ici cette expression comme désignant un Messie aux contours mystiques. Mais puisque nous avons évoqué Sabbataï Zewi il faut dire qu’il s’était, au début de sa carrière, isolé une année durant dans la grotte où RaSHbY est réputé avoir vécu.

Se rendant compte que le Zohar nommait RaSHbY butsina qadisha (lumière sacrée) plus de cent fois, Sabbataï s’accola lui-même cette prestigieuse appellation. La seule différence, que nous verrons infra, était que Sabbataï se voulait le Messie alors que RaSHbY se considérait comme celui qui pavait la voie devant l’Oint du Seigneur, malgré toutes les caractéristiques mystiques qui lui sont données.

Pour compléter cette « personnalité » mystique de RaSHbY on peut signaler que le Zohar fait dire à cet homme : Ana simana de-‘alma (Je suis le signe d’alliance de l’univers). C’est-à-dire l’arc-en-ciel qui atteste, depuis le déluge, que le monde ne sera plus détruit (Zohar I, 225).

Zohar IIn 86a va jusqu’à écrire que RaSHbY est une source de vie, car « quiconque se sépare de lui se sépare de la vie. « Il nous semble, pour finir, que l’élément le plus prégnant est que RaSHbY divulgue les secrets de la Tora, ce qui ne doit se produire qu’à l’avènement de l’époque messianique.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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