Pierre Nora, Jeunesse (Gallimard)
par Maurice-Ruben HAYOUN
La publication des Mémoires d’un homme comme Pierre Nora est forcément un événement. C’est incontestablement un beau livre qui touchera tous ses lecteurs. Voici des souvenirs d’enfance et de jeunesse (mais pas uniquement) qui font partie de notre histoire et qui sont vécus par un homme dont l’action, depuis des décennies, a été de se confronter à l’histoire, et d’écrire l’histoire. Or, dans ce type d’exercice, c’est l’histoire qui se confronte à la mémoire, nécessairement sélective, modificatrice et parfois arrangée.
Dans la rubrique intitulée Mon histoire juive, qui a retenu toute mon attention, Pierre Nora écrit : Pour moi, le judaïsme est tout entier histoire… Je ne suis d’accord que partiellement. Car le judaïsme est aussi et surtout une grande aventure universelle, vivante, que l’histoire avec ses tourments incessants, a forcé à se replier sur lui-même durant plus de deux millénaires. A quoi ressemblerait le judaïsme aujourd’hui sans le terrible accident de l’an 70 ? Nous n’aurions ni littérature talmudique ni repli sur soi par l’endogamie et les interdits alimentaires qui séparent les juifs hermétiquement ou presque, des autres. On sent ici cet écartèlement entre au moins deux identités, juive et française, même si, selon moi, cette double fidélité n’est pas contradictoire. J’en veux pour preuve la réaction à l’auteur qui se rend en Israël avec quelques autres, lors de la guerre-des-six jours afin de marquer concrètement sa solidarité.
Mais revenons à la suite du livre. Dans ses Archives du nord, Marguerite Yourcenar donne sa définition de la mémoire, ce sont, en substance, des événements qui se gravent en nous pour constituer une partie de nous-même… Ce que les philosophes allemands nomment incorporation, Einverleibung. Et cela éclaire bien le titre choisi par Pierre Nora pour son livre : Jeunesse, le terme est cité à partir du vers de Verlaine : qu’as tu fait de ta jeunesse ? Mais Pierre Nora ne s’apitoie pas sur lui-même ni ne recense toutes les occasions manquées, les aléas de la vie qui constituent la zone grise de toute existence humaine. Il n’adopte pas (et il a eu raison), non plus, l’ordre chronologique en vigueur dans tout récapitulatif d’une vie. Il se concentre sur ce qui lui paraît le plus marquant et j’ai bien apprécié le renvoi au genre du roman d’apprentissage, les Lehrjagre si chers à Goethe dans son Wilhelm Meister.
Dès les premières pages, on assiste au départ vers Hendaye pour échapper à ce qui se prépare dans une Europe en voie de conquête par le nazisme.. Une menace grave pèse alors sur l’avenir de familles d’ascendance juive ; il faut partir au plus vite. On est saisi par la description des souvenirs qui se sont gravés dans la mémoire du petit garçon qui parle de sa mère comme d’une lionne veillant sur ses petits, prête à affronter le monde entier pour cela.
Ce qui frappe aussi, outre l’avenir incertain, c’est la précarité. J’ai bien retenu l’accueil par le père de Pierre Nora de quelques vieux juifs issus d’Europe de l’est, venus raconter ce qui arrive aux juifs dans leurs lointaines contrées. Cela rappelle aussi certains passages de la correspondance entre Stefan Zweig et son ami , réfugié à Genève, Romain Rolland. Le nouvelliste viennois donne libre cours à son angoisse concernant le sort peu enviable de ces Ostjuden, pris entre deux feux : d’un côté l’Allemagne hitlérienne qui les considère comme des apatrides, de l’autre un pouvoir polonais qui ferme ses frontières.
En France, les choses se passèrent différemment mais pas dans des conditions plus favorables. Bien qu’ayant frôlé la mort au moins deux fois, Pierre Nora n’a pas perdu son sens de l’humour : il relate une manifestation en l’honneur de la venue du Maréchal dans sa ville, et surtout le compte rendu qu’il en fit, et qui lui valut les encouragements d’un vieillard auquel la France s’était donnée et qui, pourtant, faisait une sieste d’une heure tous les quarts d’heure.
Par ses origines sociales et ethniques , Pierre Nora n’était pas soumis à ce qu’on aurait nommé l’embrigadement communautaire, je veux dire qu’on a affaire à un membre d’une bourgeoisie juive largement assimilée. Et sans verser dans un communautarisme de mauvais aloi, il faut bien relever que la judéité, l’appartenance juive en général, occupe dans ce livre une position centrale. D’ailleurs, le nom même NORA est dérivé de ARON, comme VEIL dérive de LEVI.
Sans déformation de ma part qui reviendrait à surestimer l’importance de l’élément juif dans cette œuvre si personnelle et si intime, je dois avouer que c’est bien l’épine dorsale de l’ensemble : avoir subi entre neuf et treize ans tant d’événements exceptionnels, a considérablement modifié le penser et le sentir du rejeton d’une famille juive si assimilée et si déjudaïsée… La fratrie compte trois fils et une fille. Mais je dois dire que la situation est néanmoins sauvée par la mère de l’auteur, une maman juive que je trouve si attachante, qui voulait que son fils célébrât sa bar-mitzwa, qui allumait des veilleuses pour le repos de l’âme de ses parents, se rendait à la synagogue pour cette cérémonie religieuse, et dernier mais non moindre, recevait à dîner ses sœurs et ses beaux-frères le soir du nouvel An juif. Je note que les messieurs n’avaient même pas de kippa (couvre-chef). Je trouve cette dame fort sympathique et l’affection que lui porte son fils, même après disparition, émouvra bien des lecteurs.
Pierre Nora se penche néanmoins avec honnêteté sur ces années là, alors qu’il refusait d’entrer officiellement dans la communauté juive religieuse, et alors que son père, chirurgien urologue, l’avait prié d’accepter une rencontre avec un rabbin qui n’était autre que le grand rabbin… Jacob Kaplan en personne. Mais l’essentiel n’est pas là, ce qui retiendra l’attention des lecteurs, c’est cette confrontation avec un legs spirituel qui équivaut à l’interrogation suivante : Qu’est-ce que le judaïsme ? Qu’est-ce qu’être juif ? Quelle est l’essence du judaïsme ? L’auteur admet sans peine qu’il n’a pas pu aborder de plain pied toute cette problématique, étant ignorant de l’hébreu et ne se sentant pas le courage d’en entreprendre l’étude sérieuse. En effet, difficile d’accéder aux sources dans de telles conditions. Pourtant, deux autres intellectuels juifs, certes plus jeunes que lui, ignoraient l’hébreu et se sont engagés d’une autre manière. Ce n’est pas un reproche mais est-il interdit d’imaginer ce que la science du judaïsme aurait gagné de la part d’un si grand historien ? En revanche, vu l’indigence intellectuelle des responsables juifs de l’poque et même d’aujourd’hui, je trouve très fondée cette remarque de l’auteur : … je n’ai jamais pu me reconnaître dans les institutions officielles de la communauté.
La citation suivante illustre bien les hésitations de l’auteur lorsqu’il évoque son appartenance à cette histoire, le judaïsme : A cette histoire, comment n’aurais-je pas été fier que le sort m’ait rapproché ? Mais il ajoute aussi ceci : Mais à quel titre, à quelle place ?
Pierre Nora nous livre des descriptions assez fouillées de sa fratrie, et notamment de son frère aîné Silmon, le célèbre inspecteur des finances, le très renommé haut fonctionnaire, son amitié avec Pierre Mendès France, le futur directeur de l’ENA, etc… Mais il y a aussi une si grande diversité dans cette famille, dirigée par un père sans grande souplesse, qui est resté à son poste comme chirurgien, confiant à son aîné Simon, la garde de sa mère et de ses frères… Pierre Nora aima ce frère qui a tant fait pour lui, a essayé de le guider dans ses études et son avenir, mais que son cadet n’a pas toujours suivi. On est frappé par l’entrechoquement de ces individualités : les descriptions sur lesquelles je ne reviens pas, laissent le lecteur perplexe. Mais cela m’a fait penser à l’autobiographie de Gershom Scholem dont les frères n’étaient d’accord sur pratiquement rien : un sioniste, un marxiste, un nationaliste, etc…
Il y aussi quelques anecdotes historiques qui laissent bouche bée : par exemple, le compagnonnage inattendu du père de famille avec Xavier Vallat, le commissaire aux affaires juives de sinistre mémoire. Ou les fuites concernant les dates de rafles de juifs à Paris, ce qui a permis à la fois à Grenoble mais aussi à Paris (concernant le père) d’échapper à la mort. La famille a été miraculeusement épargnée durant les années de guerre puisqu’aucun de ses membres ne fut déporté. Cela me fait penser à une phrase de Vladimir Jankélévitch qui, dans une conférence après la shoah, rapportée par Levinas , s’étonne d’avoir miraculeusement survécu, dit que la Gestapo l’avait oublié…
Pierre Nora relie son triple échec à l’ENS (à l’écrit même, sans arriver à l’oral) à son vécu durant la guerre. Il s’en réjouit même car cet échec l’a empêché de s’enfermer dans un système qui gagnerait à s’aérer un petit peu. Mais cet échec ne l’a pas empêché d’être reçu à l’agrégation d’histoire et de devenir un grand historien.
Ces mémoires de Pierre Nora contiennent aussi des épanchements amoureux ; et j’avoue avoir été très ému par cette histoire d’amour avec Marthe, une sorte d’aventurière malgache, deux fois plus âgée, je crois, que l’auteur sur lequel elle a laissé une empreinte indélébile : évoquer cette belle histoire d’amour plus d’un bon demi-siècle après les faits, ne peut être que l’œuvre d’un homme de qualité, et doté d’une grande sensibilité et d’un sens élevé du devoir,. Je rappelle que l’auteur a aujourd’hui quatre-vingt-dix ans et que cette femme a quitté ce monde en juin 1983. L’auteur regrette d’avoir été absent à son enterrement… Je ne résiste pas à la tentation de citer ces quelques lignes si émouvantes au sujet d’un amour si grand : Marthe n’a pas été seulement ma première grande passion. Elle aura été l’image de la mère que j’aurais voulu avoir. Elle n’est pas pour moi, comme pour Char «le présent qui s’accumule», mais un passé qui n’est jamais passé et ne passera jamais…
Même lorsqu’il parle de la femme avec laquelle il a vécu plus de quatre décennies (Gabrielle van Z.), Pierre Nora n’est pas autant saisi par tant d’émotion.
Tout autre chose pour finir, l’épopée algérienne de l’auteur, professeur en Algérie, auteur de Les Français d’Algérie, une aventure qui a failli se terminer tragiquement sous les balles de soldats perdus de l’OAS, aux yeux desquels aucune compromission n’était pensable avec les membres du FLN…
Que puis-je ajouter d’autre à ce compte rendu qui est déjà bien long ? Je dirais la grande densité de la toute dernière partie, intitulée, Le petit dernier où se lit la quintessence de l’ensemble. Cela m’a rappelé un article paru, après mai 68, dans le journal Le Monde, si je ne me trompe, peut-être sous la plume de Philippe Nemo ( ?). Il y expliquait le nouveau profil de l’intellectuel qui reposait sur un trépied : l’enseignement supérieur, l’édition et la presse.
Cette définition va comme un gant à ce grand historien Pierre Nora que nous admirons tous et qui, pour reprendre une expression talmudique, nous abreuve de ses eaux vivifiantes (Anou chotim mémaw)…
On attend le prochain volume qu’il nous promet.
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève. Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020