Myriam Ackerman-Sommer, Les nouveaux moutons de Panurge. Albin Michel, 2025
Que le lecteur de ce sympathique petit essai ne se laisse pas rebuter par un titre volontairement provocant et qui ne renseigne guère sur son contenu. En effet, il s’agit d’une captivante spéculation sur l’usage que font les êtres humains de leur temps, au sens le plus large du terme… A une époque où tant de gens, adultes et enfants, passent des heures entières devant les écrans, les smartphones et les télévisions. Et de fil en aiguille, ces obsédés en viennent à galvauder ce qu’i’ ils ont de plus précieux et de plus rare, les moments de leur propre vie.
L’auteure dévoile à quoi elle recourt pour faire pièce à ce triste échec: se replonger dans l’étude des sources juives anciennes, en l’occurrence, la littérature talmudique. Cela peut paraître étonnant car pour étudier le talmud il faut avoir quelque parenté avec lui, soit confessionnelle ment, soit professionnellement. Mais pour l’auteure cela ne pose pas de problème majeur puisque les principaux concernés sont d’origine juive. Avant d’aller plus loin, un mot pour expliciter le titre et la référence aux moutons : à la fin de la première partie, à la toute dernière phrase de celle-ci, elle explique qu’elle a pris une décision, elle ne veut pas être un mouton de Panurge, ni suivre aveuglément la masse des incultes.
Je n’avais encore jamais lu de livre de cette auteure, ni même jamais entendu son nom, mais j’ai aimé son livre non pas qu’il m’ait appris quelque chose de radicalement nouveau mais parce qu’il est bien écrit, cite les sources talmudiques comme il convient et me fait penser à mes propres travaux sur la question. Cette jeune auteure se situe dans le sillage de la science du judaïsme, procède avec méthode et honore la reine des sciences humaines, à savoir la philologie. A cette approche historico-critique elle joint un fort sentiment religieux, ce qui n’est pas pour me déplaire.
Cette étude sur les rapports entre le talmud et le temps qui passe montre que l’on peut éviter de gaspiller du temps, comme le Talmud nous a appris à le faire. Mais on peut être d’accord ou pas du tout. Personnellement, j’ai été élevé dans cette approche, être économe de son temps, s’en servir pour approfondir ses connaissances religieuses juives et donner un sens à sa vie. Il faut donc, selon elle, se mettre à l’école des grands Sages de la tradition, s’inspirer de leurs principes et de ce cadre de vie.
J’ai passé quelques années à me plonger dans la littérature rabbinique, dite aussi talmudique, et j’ai traduit de l’allemand le livre ancien de Hermann Leberecht Strack (remis à jour par mon collègue viennois, le professeur Dr Günter Stembberger ) et quelques années plus tard, j’ai publié un QSJ ? sur ce même sujet. J’ai donc pu apprécier le travail de cette jeune auteure. Ses traductions de l’hébreu et de l’araméen sont bonnes, elle ne sollicite pas les textes anciens et tout cela s’accorde bien avec ses convictions religieuses. Ses origines personnelles confèrent à ses développements une spécificité remarquable.
Mais que faut il penser de cette attitude typiquement talmudique qui nous commande d’être économe de son temps, de le mettre à profit constamment, en une phrase d’éviter de perdre son temps. Tout le temps doit être consacré à l’étude de la Tora, car c’est la seule chose qui nous accorde la pérennité et nous soustrait à la fugacité de l’existence humaine. L’auteure analyse aussi les expressions hébraïques comme le bittoul zeman (perte de temps, annihilation du temps) ce qui montre que les vieux Sages avaient conscience de l’importance cruciale du temps
Mais je dois ici, pour rétablir l’équilibre, tempérer l’enthousiasme de l’auteure: il faudrait que les juifs pensent aussi un peu à se reposer et à éviter cette hypertrophie du cerveau et des vertus ou capacités cognitives. Il faut aussi apprendre à s’amuser, se détendre. Ce «sérieux judaïque» dont Ernest Renan se gaussait régulièrement dans ses écrits, devrait cesser de sévir et nous laisser un peu d’espace pour respirer.
Mais ne nous trompons pas, le juif est en attente, en attente de quelque chose de nouveau, de mieux, voire de messianique. Chassé de sa terre depuis plus de deux millénaires, il a fait au reste de l ’humanité l’apostolat du monothéisme éthique et du messianisme. Les Sages pensaient que l’étude ininterrompue de la Torah chasserait la violence de de notre monde et hâterait la fin, c’est-à-dire la venue du Messie. Ce qui veut dire pour la théologie juive le rassemblement des exilés et leur retour chez eux… La sagesse juive a une visée psychologique, mais elle se veut aussi l’âme de du renouveau et de la renaissance politiques.
Il est intéressant de comparer l’étude et la prière : des deux approches, laquelle est la plus importante ? Parfois, c’est la méditation sur la prière qui est promue au rang suprême. Il existe une profonde mystique de la prière (Ezra, Azriel de Gérome, Méir ibn Gabbaï, etc..). Je me contenterai d’une référence au Zohar qui répond à la question suivante ; Qu’est ce que Dieu ? Non pas, qui est Dieu car ce serait une tautologie : Dieu est Dieu ; Le Zohar répond ainsi : Dieu, c’est la Torah… (II, 66a). Cette divinisation de la Torah n’est pas une hérésie. Pour le philosophe, elle signifie que la Torah de Dieu est aussi éternelle, aussi infinie, aussi riche de sens que la divinité elle-même.. D’où l’idée qu’observer les préceptes divins est la meilleure voie d’accès à la transcendance.
Mais ce retour au Talmud a-t-il bénéficié de l’unanimité dans la communauté juive au XIXe siècle, en Allemagne, à l’heure où la réforme battait son plein ? Non point, il suffit de s’en référer à l l’un de ses meilleurs représentants, Abraham Geiger, pour s’en convaincre. Le Talmud était considéré comme périmé, suite aux attaques répétées d’August Rohling -dont le livre, Der Talmudjue connut des dizaines de rééditions durant la période nazie-… Les communautés se virent forcées de prendre leurs distances pour se démarquer. Et le Talmud était considéré comme le frein de toute évolution dans le sens de la modernité ambiante. C’était l’poque où Heinrich Heine, analysant Moses Mendelssohn, palait de « jeter le Talmud par-dessus bord.» Ce qu’a jamais été l’idée du grand homme.
Mais tout ce qui est excessif est insignifiant : le talmud est la colonne vertébrale de la religion d’Israël, on peut l’interpréter de telle manière ou de telle autre, mais nul ne peut le rejeter intégralement…
Je ne peux malheureusement pas m’attarder sur les autres parties de ce livre, mais je dois signaler qu’elle traduit des notions fondamentales comme je le fais ; par exemple le terme central Quadosh par l’idée d’une séparation, d’une soustraction à tout ce qui est connu, proche de la matière et donc soumis aux lois de l’évolution historique. En gros, cette auteure évite heureusement de parler de sujets qu’elle ne maitrise pas. C’est un respect élémentaire à l’égard du lecteur.
Suivez le conseil de Madame le rabbin, libérez vous, étudiez le Talmud…
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève.
par Jforum.fr
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