M’hamed Oualdi, Un esclave entre deux empires. Une histoire transimpériale du Maghreb. Le Seuil, 2023

Derrière ce titre un peu mystérieux se cache une personnalité hors du commun, puisqu’il s’agit d’un jeune enfant vendu comme esclave au Caucase, avant de connaître le même sort à Istanbul puis en Tunisie où il pourra déployer tous ses dons et son savoir-faire : ill finira par accéder au rang de vizir auprès du sultan ottoman local… Autour de cette personnalité à la fois obscure et géniale se profilent des problématiques dépassant le sort d’un simple individu qui finira ses jours en Italie à Florence et dont le patrimoine considérable générera bien des problèmes juridiques de succession. Ce livre en traite largement, peut-être même un peu trop…

Il s’agit évidemment dans ce livre de juger la colonisation, ses méfaits, son héritage, sa violence et tous les autres problèmes qu’elle a posés.. Mais cette approche est celle, légitime, de l’auteur, il en existe d’autres justifiant cette démarche (heureusement disparue, depuis) et vantant ses mérites. L’esclave entre les empires s’appelle Husayn ibn Abdallah et son destin incarne ces douloureuses problématiques puisqu’il ne meurt pas chez lui, dans le pays où il s’est établi, mais à l’étranger, à Florence, suite à la colonisation française de la Tunisie. Et c’est là que les choses se compliquent : comment prétendre écrire une histoire du Maghreb, de sa population, de sa culture et de son apport à la civilisation quand on a cessé d’être un peuple libre dans son propre territoire, soumis à une occupation étrangère qui vous impose sa langue, sa culture et ses mœurs ? C’est la clé de ce livre qui revient maintes fois pour définir son objet et qui se signale par son érudition écrasante, on en oublierait presque la passion .

Avant de lui redonner la parole par des citations où il se définit lui-même, je dois développer succinctement quelques idées sur cette colonisation dont se seraient rendues coupables tant de puissances européennes : France, Espagne et Italie, de ce point de vue, et d’un autre point de vue, la Hollande, la Grande Bretagne et l’Allemagne impériale de Guillaume II.

On a volé à ces peuples dominés une partie de leur essence morale et spirituelle ; on les a empéchés d’avoir une histoire nationale bien à eux, d’un seul tenant, et non pas véhiculée par des colonisateurs lesquels, disons le sans choquer personne, ont aussi apporté quelques éléments positifs. Mais là, il s’agit d’une question identitaire : que se serait-il passé, au cours de ces décennies, voire de ces siècles, dans cette région de l’Afrique du Nord, dite le Maghreb, si la colonisation n’avait pas eu lieu ? A quoi aurait correspondu la culture, la sensibilité nationale, sans cet empotement sur la souveraineté politique, religieuse et sociale ? Ce nouvel ordre imposé de l’extérieur ne disposait d’aucune légitimité et pourtant les puissances occidentales n’ont pas hésité à intervenir, fortes de leur bon droit, animées d’un sentiment de supériorité de leur propre culture judéo-chrétienne…

Existe-t-il une compatibilité entre l’identité musulmane et la culture européenne ? Du temps d’Averroès, oui, sans l’ombre d’un doute, mais voila il n’a pratiquement pas eu de successeur ni d’héritier dans sa propre communauté. La falsafa médiévale a exploité les trésors de l’hellénisme tardif, irriguant de ses connaissances les philosophes juifs et chrétiens contemporains. Maintes œuvres philosophiques de grande valeur furent connues des penseurs musulmans bien avant que juifs et chrétiens n’en prennent connaissance. C’est dire… Mais de tels trésors sont restés l’apanage exclusif d’une fine couche de grands lettrés.

Ets voici quelques brèves citations nous renseignant sur les intentions de l’auteur :

Ce livre a surtout pour ambition de réinterpréter dans le temps, l’expansion coloniale française et européenne dans une partie du Maghreb, à la lumière d’une culture provinciale ottomane.

Néanmoins, pour penser le colonial au prisme de l’ottoman, ce livre n’apporte pas une vision surplombante. Il se situe au niveau de quelques lecteurs de l’époque. Il expose les aspects insoupçonnés de la tradition impériale, de l’ottoman au colonial à partir d’un cas d’étude d’un esclave affranchi, ancien général, Husayn ibn Abdallah.

Ce livre se distingue, cependant, des autres biographies «microgolables» en ce qu’il ne s’attache pas seulement à reconstituer la vie de Husayn qui ne constitue que les rois premiers chapitres. Tout l’enjeu consiste dans les trois derniers chapitres à se situer après sa mort pour s’intéresser aux conflits et aux revendications autou, de 1887 jusqu’aux années 1920.

Force est de de constater que notre homme se trouve au centre de problématiques qui le dépassent, même s’il en fut l’acteur principal. Mais le personnage ne fut sûrement pas unique en son genre : il en a existé d’autres dont l’écho n’est hélas pas parvenu juduqu’à nous…

Dans le premier chapitre de ce livre on peut lire d’intéressants développements concernant les rapports que Husayn entretenait avec les juifs de Tunis. Chaque fois qu’une armée de la colonisation s’installe dans un territoire, ses dirigeants entreprennent de diviser pour régner. On dresse les minorités ethniques et religieuses les unes contre les autres puisque chacune cherchait à se faire bien voir et à bénéficier de la protection des nouvelles autorités. Or, lors de l’arrivée des Français dans le pays, les dignitaires musulmans, dont Husayn, furent démis de leurs fonctions. Contrairement aux nombreux juifs d’Algérie, devenus français par le décret Crémieux, les juifs de Tunisie ne furent pas accueillis de la même manière. Mais ils se sentaient privilégiés par rapport aux autochtones ; La cohabitation de tout ce petit monde devenait un véritable champ magnétique. On peut jouer à cette lutte politique, plus ou moins souterraine, l’idée de Husayn selon laquelle ses serviteurs juifs n’étaient pas fiables et qu’ils l’auraient trahi et trompé. Si je comprends bien, Husayn n’aurait pas apprécié les traductions de documents portant sur ses biens disséminés un peu partout en Europe et en Tunisie même : il fallait traduire des milliers de documents et seuls les juifs maîtrisaient à la fois les langues européennes , l’arabe et le judéo-arabe. Husayn reprochait à ces traducteurs de l’avoir défavorisé par leurs traductions en français et en italien…
A l’un de ses correspondants il recommande vivement la lecture de la France juive d’Édouard Drumont. Il se propose même de lui en envoyer un exemplaire bien que l’ouvrage fût aisément trouvable à Istanbul… C’est dire combien son dépit était profond.

Mais il ne faut pas confondre ce destin unique avec des petitesses ou des intérêts subalternes. Certains chapitres de ce livre qui parlent des litiges autour de la succession sont à la fois fouillés et très ardus. Je préfère donc, en guise de conclusion, redonner la parole à l’auteur :

Ce livre ne cultive pourtant ni une nostalgie des Ottomans ni une nostalgie méditerranéenne. Istanbul pas plus que la Toscane n’étaient des lieux où des sujets maghrébins ont pu s’exprimer librement ou agir sans contrainte aucune. Les autorités ottomanes et françaises n’ont cessé de vouloir contrôler les ressortissants tunisiens.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage:

 

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