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Le système international est en train d’imploser, ouvrant la voie aux forces antidémocratiques.

Une question-piège contient souvent sa réponse dans la manière de la poser et les meilleures questions-pièges induisent une cascade d’autres questions qui en découlent, fournies avec les réponses censées leur correspondre. La question qui s’impose d’elle-même à nous, aujourd’hui, c’est : « Comment se fait-il que, et pourquoi l’Islam politique semble avoir échoué partout où on a tenté de l’appliquer dans le monde moderne ? Y a-t-il en lui une incompatibilité fondamentale avec la modernité ?

 On posait une question assez similaire durant la Guerre Froide, à propos du Communisme marxiste. La réponse amenée était souvent : « Parce qu’on ne l’a pas encore essayé ». On peut appliquer cette même réponse à « l’Islam politique » ou Islamisme, mais alors surgissent les questions subsidiaires : « Qu’est-ce que l’Islam politique ? ». La réponse la plus appropriée pourrait alors être : l’Etat Islamique ou Califat, qui est apparu à la moitié 2014, est l’incarnation de l’Islam politique. Le Secrétaire d’Etat américain John Kerry s’est prononcé là-dessus : « Il n’y a littéralement aucune place pour leur barbarie dans le monde moderne ». Et cela nous remet en orbite autour de la question qui vient immédiatement : « Oui, mais c’est quoi, la modernité ? »

Tout cela nous conduit tout droit à la question la plus dramatique de toutes : L’Islam politique est sans doute incompatible avec la modernité, mais que se passera t-il si la modernité, qui est en pleine crise, de nos jours, échoue, alors que l’Islam politique l’emporte ?

Ce n’est pas une simple histoire de cheveux coupés en quatre et cela n’a rien à voir avec un problème datant des temps médiévaux, comme on pourrait le croire. La réponse à la question fondamentale concernant la compatibilité de l’Islam politique avec la modernité, c’est que l’objectif de l’Islam (« politique ») n’est pas seulement « incompatible » avec la modernité, mais surtout qu’il veut s’y opposer de toutes ses forces, le démolir et le remplacer, sous toutes ses facettes.

Le monde moderne, en dépit de tous ses attributs divers et variés, peut se résumer comme une série de mouvements intellectuels, de réalisations institutionnelles et d’idées généralement acceptées au cours de la période des trois ou quatre derniers siècles, qui ont lentement façonné un ordre international commun et qui fonctionne pratiquement :

– le concept d’humanisme, issu de la Renaissance, promeut la personne, en tant qu’individu comme « essai sur l’homme », « expérience vécue de l’espèce humaine » ;

– la Réforme qui a ouvert de vastes domaines à l’activité publique au-delà du contrôle religieux ;

– le Traité de Westphalie de 1648, qui a conçu un système de règlement des conflits, à travers des procédures internationales entre les Etats, et qui est disponible et applicable à tout Etat, quel que soit sa forme particulière  de gouvernance politique ;

– les Nations-Unies, en tant « qu’organisation mondiale de tous ses Etats-membres » et réseau d’institutions et d’associations internationales ;

– et l’idée de démocratie ou de « démocratisation » -initiée par le philosophe Kant, au XVIIIème siècle – qui est devenue, au cours de la période d’après la Guerre Froide, dans le système international, une procédure supplémentaire, « transitoire », « par étapes », soutenue par les résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU.

Il suffit simplement de lister sommairement ces caractéristiques du système international moderne pour comprendre pourquoi l’Islam politique le considère comme incompatible avec son projet. On peut développer toutes ces raisons, mais les trois principaux facteurs ont été cités, de manière répétitive dans leurs déclarations :

  • D’abord, le concept d’Etat, en soi, est aux antipodes de la vision islamiste du monde. Comme le dit un combattant de l’Etat Islamique, quand on l’interroge sur les buts de guerre de son groupe : « Nous sommes opposés à la notion de pays » (de frontières).

 

  • Ensuite, la démocratie est interprétée, dans les termes de l’Islamisme, comme une abomination opposée à la Foi, en cela qu’elle requiert une législation, au nom du peuple souverain, alors que les Islamistes ne doivent et ne peuvent adhérer qu’à la Chari’a uniquement ;

 

  • Et troisièmement, le postulat de toutes les dimensions de la modernité se situe dans la diversité et la multiplicité, alors que l’Islam est une doctrine unifiée, requérant l’unicité en toutes choses.

 

Et à ces incompatibilités on peut ajouter les découvertes du Rapport de l’ONU, en 2002, sur le Développement Humain dans le monde arabe, qui décrivait les sociétés arabo-musulmanes comme faillies, parce qu’ayant échoué à se conformer aux normes modernes des droits de l’homme, à l’acquisition et à l’échange des connaissances et aux libertés pour les femmes. Selon tous ces critères mis ensemble, l’Islam politique se tient en totale opposition avec l’ordre moderne du monde.

Deux phénomènes, au cours des dernières décennies, ont affaibli les conditions de bonne marche du système international. Tout régime arabo-islamique a gouverné son territoire sous l’égide d’un Etat, qui a été accepté comme légitime par l’ONU et la diplomatie internationale, dans sa façon de gouverner. Pourtant, les régimes dirigeant ces états –en tant que monarchies héréditaires, juntes militaires ou autocrates de parti unique – ont échoué à répondre aux besoins et aspirations de leurs populations, une réalité qui a mené au Printemps Arabe de 2011, lequel a rapidement été écrasé par les anciens régimes ou remplacé par les forces islamistes radicales, tout cela menant tout droit à cette situation hobbesienne de « la guerre de tous contre tous », qui ravage actuellement la région. Aussi le système international des Etats est tout juste en train de tenter de survivre, à travers cette vaste partie du monde.

 Et, alors que le Moyen-Orient en est, maintenant, arrivé à un tournant, pour savoir s’il pourra restaurer sa place au sein du système moderne des Etats ou s’il va tomber hors de l’ordre du monde établi et lui devenir hostile, ce système s’est, lui-même, drastiquement détérioré, au cours des dernières décennies. La guerre froide lui a porté des coups conséquents, a endommagé ce qui n’a pas été réparé depuis, parce que, de façon unique dans l’histoire des grandes guerres modernes, le camp survivant n’a émis aucune déclaration des principes guidant la reconstruction de l’après-guerre. Alors, les années 1990 se sont changées en une période où on a voulu croire dans les « dividendes de la paix », qui impliquaient que l’ordre international pouvait se permettre une période transitoire « de restauration différée » et continué à aller de l’avant en se fondant sur sa propre puissance. Et, quoiqu’il en soit, l’intelligentsia occidentale a commencé à déclarer que les piliers du système –l’Etat, la Souveraineté, la Défense, etc.- étaient des concepts obsolètes. 

L’Union Européenne s’est redéfinie comme une forme bénigne d’anti-système international, transférant les pouvoirs souverains hors des Etats et les attribuant à une entité qui n’a jamais été claire dans ses modes de fonctionnement. L’UE d’aujourd’hui n’est ni un Etat ni un Empire et s’est privée de l’essentiel de son influence internationale. Et les récents messages américains en direction du monde, disant que les Etats-Unis se porteraient mieux en cédant le leadership mondial, de façon à permettre « la construction interne à chaque nation » – une des phrases favorites du Président Barack Obama – a laissé le système international, non seulement sans gouvernail, mais totalement à la dérive. Dans la rhétorique qui circule dans les couloirs du Kremlin et les pages des journaux de stratégie à Pékin, la ligne qui ressort le plus est que le système international des Etats, qu’on peut retracer aussi loin que 1648, et qui a accompagné l’extension de toute l’ère moderne elle-même, touche à sa fin. 

La Russie et la Chine ont pris leur essor, parfois brutalement, parfois étape par étape, de façon à se préparer à un nouvel ordre du monde à venir, qui sera un monde constitué de grandes puissances débarrassées des conceptions d’universalité qu’assumait le système moderne. Pour faire court, nous sommes encore dans un paradigme où cette époque semble être sur le point de survenir, mais nous ne semblons pas en mesure de savoir de quoi elle sera faite ni même nous en soucier plus que ça…

 

Par  CHARLES HILL

28 Décembre 2014

Charles Hill est diplomate en résidence et conférencier au Département d’Etudes Internationales à l’Université de Yale University.

Source : politico.com/magazine

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