DU NATIONALISME BALKANIQUE AU SIONISME : L’ÉTAT JUIF EST-IL NÉ EN SERBIE?

Les Israéliens se dirigent de plus en plus vers les Balkans pour le loisir et l’aventure. Mais notre histoire avec la Serbie remonte à beaucoup plus loin.

 

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Du nationalisme balkanique au sionisme: l'État juif est-il né en Serbie?

LA VIEILLE synagogue de Zemun – tour à tour club de rock et restaurant traditionnel serbe – au 5 rue Rabina Alkalaja (Rabbi Alkalai) .. (crédit photo: Wikimedia Commons)

Le président Reuven Rivlin s’est rendu en Serbie en juillet dernier pour participer à une cérémonie au cours de laquelle le président serbe Aleksandar Vucic a rebaptisé une rue du nom du visionnaire sioniste Theodor Herzl dans le quartier de Zemun à Belgrade. Cet événement inhabituel, qui a marqué la toute première visite d’un président israélien en Serbie, a reçu une couverture médiatique bien moindre que celle qu’on pourrait attendre de la plupart des organes de presse israéliens.

La question qui se pose est la suivante : quel lien y avait-il entre Herzl et Zemun et pourquoi le gouvernement serbe nommerait-il une rue à son nom?

La réponse pourrait surprendre la plupart des Juifs et même de nombreux sionistes ardents. Les racines intellectuelles du sionisme politique et de l’État juif n’ont pas commencé avec les Juifs émancipés et raffinés fin de siècle de Vienne ou de Paris, et ils ne commencent certainement pas, non plus en Pologne. Le voyage du sionisme remonte à un pieux rabbin séfarade dans ce qui était alors la ville frontalière serbe de Zemun, à la lisière de l’empire autrichien. C’est ce rabbin qui a enseigné au grand-père et au père de Herzl et qui a probablement implanté les bases de l’État juif, environ 70 ans avant le premier congrès sioniste.

 

Passer du nationalisme balkanique au sionisme

Les historiens du passé se sont concentrés sur les difficultés rencontrées par des Juifs émancipés et laïcs, comme Theodor Herzl, à la fin du XIXe siècle dans les sociétés européennes d’Europe occidentale et centrale, en rapide évolution. Cependant, le fait que Herzl ait eu l’idée de reconstituer la nation juive est antérieur à sa couverture de l’affaire Dreyfus en tant que journaliste ou même à ses rencontres avec un antisémitisme de l’élite, en tant qu’étudiant en droit à Vienne. Cela remonte plutôt aux racines de la famille de son père à Zemun (également connu sous son ancien nom allemand Semlin) et à l’influence du rabbin séfarade de la communauté, Judah Ben Shlomo Hai Alkalai.

 

Alkalai est aujourd’hui reconnu comme un précurseur du mouvement sioniste modernemais ses idées sont généralement mentionnées de manière anecdotique et subreptice, voire pas du tout. De même, il y a très peu d’études sur la manière dont ce rabbin séfarade aux confins d’un empire est parvenu à ses idées révolutionnaires, prônant le retour du peuple juif sur la Terre d’Israël. Les historiens et les spécialistes de la littérature ont souligné l’influence des interprétations radicales de la Bible tirées de la Kabbale (comme ce fut le cas de Rav Abraham Isaac Kook). S’il est certes possible que la connaissance de la Kabbale par le rabbin ait joué un rôle, on a ignoré l’influence des premières révoltes nationales dans les Balkans contre le régime ottoman, en particulier de la part des Serbes, et de son influence possible sur les idées d’un jeune homme, le Rabbi Alkalai.

Alkalai est né en 1798 à Sarajevo dans ce qui était à l’époque l’empire ottoman et qui se trouve aujourd’hui en Bosnie-Herzégovine. Il appartenait à une famille éminente de rabbins dont les racines remontent en Espagne avant l’expulsion des Juifs. Son père a ensuite transféré la famille à Sarajevo, en provenance de la grande communauté sépharade bien établie de Thessalonique. Après avoir passé des années à acquérir une éducation traditionnelle, notamment son ordination rabbinique et à étudier avec des kabbalistes en Terre sainte, Alkalai devient, à 27 ans, le rabbin communautaire de la ville de Zemun sur la frontière militaire de l’empire autrichien. Il a servi de rabbin à la fois pour les membres sépharade et ashkénaze de la petite communauté juive de la ville, selon des informations trouvées dans les archives du Musée historique juif à Belgrade.

Dans son premier ouvrage, Shema Yisrael («Ecoutes, O Israël»), publié à Belgrade en 1834, Alkalai propose une réinterprétation radicale de la célèbre prière juive. Dans la lecture de Alkalai, la citation de la Bible, «Ecoutes, O Israël», est en réalité un commandement de rassembler tous les enfants d’Israël. Alkalai estime que ce corps singulier devrait être une sorte de congrès national chargé de superviser le retour global du peuple juif dans le pays de ses ancêtres. Il dit également que le retour du peuple juif sur la Terre d’Israël nécessiterait la reconstitution du Sanhédrin à Jérusalem ou l’élection d’un chef politique, connu dans la littérature rabbinique comme étant le Messie, fils de Joseph.

 

Tirer parti de la Kabbale et du nationalisme serbe

Après l’accusation rituelle sanglante de Damas en 1840, le travail d’Alkalai acquit un caractère plus urgent et ses écrits intégraient une dimension kabbalistique plus forte. Il déclara dans son ouvrage, Minhat Yehuda («L’offrande de Juda»), qu’un processus de rachat du peuple juif centenaire par des moyens volontaires avait été engagé. Cependant, le livre indiquait également que si le peuple juif ne s’unissait pas et ne réalisait pas un rassemblement d’exilés au cours de ces cent ans, les cent ans à venir (de 1940 à 2040) seraient le théâtre d’un terrible rassemblement involontaire des exilés accompagné d’une effusion de La Colère de D.ieu.

Ce qui est intéressant, c’est que, dans ses écrits précédents, Alkalai insiste davantage sur la nécessité de l’unité du peuple juif pour parvenir au retour sur la Terre d’Israël. «Il est facile de réconcilier deux États, mais [difficile de réunir] deux Juifs!», écrit Alkalai dans une chronique de la communauté juive de Zemun, citée par Danilo Fogel.

Alkalai a mis l’accent sur l’importance de l’unité, parmi d’autres aspects de son écriture, peut-être influencé par son étude de la Kabbale. Cependant, il est difficile de négliger l’influence des soulèvements serbes contre l’empire ottoman qui ont absorbé la région entourant Zemun au cours des deux premières décennies du XIXe siècle. Les soulèvements ont conduit à la fondation en 1817 de la Principauté semi-indépendante de Serbie et finalement à l’indépendance de jure du Royaume de Serbie dont la capitale, Belgrade, se situe de l’autre côté du fleuve, en face de Zemun. Ce sont les intellectuels serbes de cette époque qui ont inventé et adopté le cri de ralliement des nationalistes serbes depuis lors : «Seule l’unité sauve les Serbes».

Les soulèvements serbes constituent le premier soulèvement national réussi contre l’empire ottoman, qui contrôlait la Terre d’Israël et ils ont précédé de 50 ans l’émancipation des Juifs par les Habsbourg. Peut-être Alkalai a-t-il cherché à imiter le succès national de ses voisins serbes? En fait, son plaidoyer en faveur de la réunification et du retour du peuple juif sur la Terre d’Israël avait également une orientation très pratique.

«Bien que fondés sur les valeurs du judaïsme et de la Kabbale, les projets d’Alkalai concernant l’avenir de son peuple en Terre sainte étaient très concrets», déclare l’historien juif serbe local Oliver Klajn. « Il envisageait d’acheter des terres et de créer des implantations composées principalement de Juifs de l’Empire ottoman, qui seraient confrontés à moins d’obstacles juridiques que les Juifs d’ailleurs. » Selon Klajn, Alkalai a même fondé à Zemun une société consacrée au retour du peuple juif à la Terre d’Israël, active au sein de plusieurs communautés juives dans les plus grandes villes de Serbie.

Alkalai a commencé, dès les années 1850, à affirmer que le rétablissement du peuple juif sur la Terre d’Israël nécessiterait le soutien d’éminents juifs d’Europe occidentale et l’assistance des puissances européennes. Alkalai a fondé en 1852 la société pour l’établissement d’Eretz Israel à Londres, qui a été de courte durée. Plus important encore, il a commencé à faire des tournées à travers l’Europe afin d’obtenir un soutien en faveur de la réinstallation des Juifs en Terre d’Israël, dans les grandes communautés juives situées en dehors des Balkans.

Planter les graines de ‘Der Judenstaat’

La famille Herzl est originaire des Sudètes (République tchèque actuelle) ou de la Hongrie, mais elle a déménagé en Serbie sous domination autrichienne dans la période qui a immédiatement suivi le traité de Passarowitz en 1718. Tandis que la famille Herzl était composée de Juifs ashkénazes hongrois, elle épousa des Juifs des familles séfarades qui s’étaient installées plus tôt dans la région de Belgrade, sous le règne des Turcs ottomans. Les documents conservés dans les archives de la communauté juive (dont une grande partie ont été détruites pendant la Seconde Guerre mondiale) indiquent que Simon Leib Herzl, grand-père paternel de Theodor Herzl, était un membre pieux et actif de la communauté juive de Zemun et un commerçant respecté. Le père de Theodor, Jacob Herzl, est également né et a grandi à Zemun avant de s’installer à Budapest à l’époque de son mariage avec la mère de Herzl, Jeanette Diamant. cependant, Theodor Herzl voyait son grand-père à intervalles réguliers, jusqu’à la mort de ce dernier, alors qu’Herzl avait 19 ans et avait déménagé avec sa famille à Vienne.

Simon Herzl était un souffleur de shofar de la communauté desservie par Alkalai. Lui et son fils Jacob semblent avoir étudié les idées du rabbin. Selon une monographie sur Alkalai trouvée dans les archives historiques, l’aîné des Herzl étudia en particulier le livre d’Alkalai, Kol Kore («Un appel à la voix»), qui appelait au nationalisme juif en 1848, année des révolutions nationalistes en Europe centrale, dans l’empire autrichien en particulier.

Cependant, certains spécialistes de la littérature, tels que le professeur David Aberbach de l’Université McGill, suggèrent que Theodor Herzl et son livre Der Judenstaat («L’État juif») auraient pu être plus influencés par Goral L’Adonai («Faire beaucoup pour le Seigneur») d’Alkalai. Ce dernier livre, publié en 1857, près de 40 ans avant Der Judenstaat, exposait un programme politique visant à unir la communauté juive et à obtenir un soutien extérieur des principales puissances mondiales afin de rétablir un État juif sur la Terre d’Israël. Comme Alkalai avant lui, Herzl parcourut l’Europe pour solliciter le soutien d’éminents Juifs et non-Juifs en vue de la création d’un État juif. La différence majeure est que Herzl a réussi à susciter un intérêt réel parmi l’élite politique non juive en Europe et à créer une infrastructure politique sioniste durable au sein de la communauté juive.

Il est intéressant de noter que plusieurs descendants de parents de Theodor Herzl et du Rabbi Alkalai qui sont restés à Zemun sont devenus des membres éminents du mouvement sioniste en Yougoslavie au 20ème siècle. L’un d’entre eux, David Alkalai, représentera les Juifs serbes au premier congrès sioniste à Bâle en 1897 et, à partir de 1924, sera président de l’Alliance sioniste de Yougoslavie.

Les journées ensoleillées oubliées du sionisme balkanique

Le mouvement sioniste trouvera un terrain fertile dans la Yougoslavie d’avant la Seconde Guerre mondiale. Sur les 10% environ de Juifs ayant survécu à la Shoah, beaucoup étaient d’anciens membres des groupes de jeunesse sionistes. Cependant, si le gouvernement serbe vient de montrer sa fierté dans le passé illustre de sa communauté juive, cette histoire est presque entièrement inconnue, même parmi les Serbes instruits d’aujourd’hui.

«Le mouvement sioniste en Yougoslavie était grand et très important, mais malheureusement, nous n’en savons pas grand chose», déclare Barbara Panic, conservatrice au Musée historique juif de Belgrade.

Il ne s’agit pas uniquement de la taille et de l’importance, aujourd’hui réduites, de la communauté juive jadis florissante de la Serbie, mais également d’une atteinte involontaire à un programme éducatif, qui cherchait à sous-estimer (minimiser) les histoires ethniques et le particularisme, dans la Yougoslavie sous le régime communiste.

«Quand j’étais en âge d’aller à l’école, nous avons appris l’histoire de l’Amérique et de l’Europe», ajoute Panic. «Les Serbes ne savent pas grand chose de Theodor Herzl ni de Judah Alkalai. Dans les écoles primaires et secondaires serbes, nous n’en apprenions pas beaucoup sur notre propre histoire. ”

PAR RONEN SHNIDMAN
 3 NOVEMBRE 2018 05:19

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[…] de Serbie, Danilo Medic, rappelant le passé sioniste de son pays, autour de la ville de Zemun, et de la personnalité translucide de Judah Ben Shlomo Hai Alkalai, a mentionné qu’il n’existe pas d’antisémitisme organisé dans son pays, Nina Tojzner, de […]

ariel carciente

Bonsoir.

Vous devez aussi voir qu’elle a ete l’influence du rabbin Yehouda Bibas, ne a Gibraltar en 1777
et qui est alle a Sarayevo pour s’entretenir avec le Rabbin Alkalay sur le retour de la nation d’Israel sur sa terre. Merci pour ce bel article.

ALCALAY

Merci pour cet article qui redonne vie et consistance aux idées novatrices du rabbin Alkalai qui anticipe le sionisme politique de T. Herzl. Lui-même n’a eu qu’à puiser dans les livres d’Alkalai pour construire son projet politique. Il évoque d’ailleurs ce rabbin dans son livre « Altneuland » sous le nom d’ El ladino chargé d’acheter des terres en Palestine…C’est aussi à Zemun que Herzl a fait sa bar mitzva et que jeune, il a entendu parler par son père et son grand-père des rêves et des projets sionistes d’Alkalai. À quand un travail de recherches sur ce Rabin visionnaire du sionisme ? Bravo Monsieur Shnidman pour cet article.
Jean-Marc Alcalay ou Alkalai