Jérémy Guedj, Les juifs français et le nazisme (1933-1939) . L’histoire renversée.. PUF, 2024

Le titre de ce bel ouvrage cache un peu son contenu qui s’avère, pourtant, plutôt original. On ne nous inflige pas ici, la lecture douloureuse des persécutions et des déportations, mais une plongée, une immersion dans l’ l’histoire intellectuelle de deux pays, la France et l’Allemagne.

Mais ce qui m’a le plus séduit, c’est la rétrospective (si actuelle) du rouleau d’Esther, que les juifs traditionalistes lisent le jour de Pourim. L’auteur établit une sorte de toile de fond entre le massacre prévu mais non achevé des juifs du temps de la reine Esther (Ve-Ive siècles avant notre ère) et la Shoah qui a fait hélas des millions de victimes, sans toutefois réussir à annihiler toute vie juive en Europe ou ailleurs dans le monde.

Les chefs nazis avaient dès leur jeune âge, suivi le programme des études scolaires et avaient eu connaissance de cette fête de Pourim et du rouleau d’Esther (Meguillat Esther) qui fait longuement état d’un programme d’anéantissement planifié de tous les juifs du royaume: singulière ressemblance entre le projet d’un lointain massacre et la volonté actuelle des Nazis d’annihiler toute vie juive au sein de notre monde. Esther a réussi à déjouer ces funestes plans en inversant les rôles : celui qui voulait faire pendre haut et court l’oncle d’Esther et tuer tous les juifs à savoir Haman, fut pendu et les antisémites du royaume perse subirent à leur tour le sort qu’ils entendaient infliger aux juifs. Renversement de situation, d’où le sous titre.

Il est vrai qu’un tel dénouement a dû provoquer quelques nuits blanches chez les Nazis chargés d’exécuter les plans de la solution finale. Nous avons affaire à un total renversement de situation. Que les instigateurs d’un tel bouleversement soient les victimes de leurs propres plans pouvait donne tort à des déclarations du type, le temps des miracles divins ne fait plus partie du domaine des possibilités…

En tout état de cause, ce rouleau d’Esther montre que la fièvre antisémite obéit à des lois spécifiques. Voici une citation du professeur Théodore Mommsen, grand spécialiste allemand d de la Rome antique,  Lorsque Israël a fait son apparition sur la scène de l’histoire mondiale, il n’était pas seul mais était accompagné d’un frère jumeau, l’antisémitisme. Cette déclaration se passe de tout commentaire…

On s’interroge sur l’état des connaissances des juifs de France au sujet du projet génocidaire des Nazis. Certes, quelques personnes avaient effectivement lu ou entendu parler de Mein Kampf promettant une éradication totale des juifs d’Europe si i la guerre devait éclater. Car les Nazis tenaient les juifs pour responsables d’une éventuelle déflagration. Mais on ne prenait pas très au sérieux de telles menaces semblant relever plus de la propagande guerrière que d’un réel projet politico-militaire…. C’est seulement quelques années après l’accession au pouvoir que les Nazis apportèrent la preuve qu’ils ne se payaient pas que de mots.

Les relations intellectuelles entre la France et l’Allemagne ont joué un rôle important dans la connaissance réciproque de deux pays. Ne nous limitons pas aux seuls contacts entre juifs et non-juifs. Il est indéniable qu’un savant comme Ernest Renan a beaucoup œuvré au rapprochement entre les deux cultures. Mais pour les juifs le rapport de source à emprunt a été bien plus fort, notamment grâce à un mouvement intellectuel nommé la Science du judaïsme.. J’y ai consacré jadis tout un volume de la collection Que sais-je ?. Sans oublier deux volumes sur Les Lumières de Cordoue à Berlin (Univers poche) ou encore L’identité juive et la culture européenne. Tous ces ouvrages montrent la profondeur des liens culturels entre les juifs de France et la culture allemande. Sans cet apport allemand vivifiant, nous n’aurions pas eu de modernité juive telle que ou nous la connaissons après tous ces travaux pionniers du début du XIXe siècle à nos jours… L’Allemagne a influencé les juifs de France par l’intermédiaire de tous ces rabbins formés sur les bords du Rhin. Et aussi en Alsace d’où provenaient tous les rabbins affectés plus tard à des communautés parisiennes.

Cette proximité intellectuelle a aussi provoqué des contestations sur l’appartenance : sommes nous une communauté nationale (Volgsgemeinschaft) ou une simple communauté religieuse (Religionsgemainschaft) ? On connait le mot d’ordre de certains nationalistes juifs : L’Allemagne est notre Sion et Düsseldorf notre Jérusalem…

IL y a de nombreuses années, j’avais traduit de l’allemand un texte d’un jeune juif Moritz Goldstein, intitulé Deutsch-jüdscher Paenas, paru en 1912 dans la revue Kunstwart. Le jeune auteur y disait son malaise de vivre comme un membre de la communauté juive en Allemagne. En 1956, après la Shoah, il racontait la naissance de cet article dans le Leo Baeck Institute yearbook. Excellent témoignage du leurre de soi de l’ancienne communauté dont les dirigeants avaient fait mine d’ignorer les sinistres plans d’Hitler. En moins de trois siècles on est passé de Mendelelssoh à Hitler, des Lumières de l’Émancipation au crépuscule d’Auschwitz .

Il existe une sorte de fascination exercée par l’Allemagne intellectuelle et même politique sur la France : Renan le concédait jadis dans une missive adressée à Victor Cousin qui avait lui-même assisté à des cours sur la philosophie de l’histoire de Hegel, de l’autre côté du Rhin. Mais on peut parler de toute une génération d’intellectuels, de penseurs et de philosophes. La France a, elle aussi i des qualités mais elle n’a jamais pu ni voulu produire une construction évoquant de près ou même de loin l’idéalisme allemand… Cela est û à de nombreux facteurs dont le plus important me semble être la place de la Bible dans le sentir et le penser allemands (Das Denken und Fühlen). Luther n’a pas seulement traduit la Bible en allemand, il a fondé l’atelier de fabrication de la langue de Goethe. Les Allemands, aujourd’hui encore, ont toujours une Bible dans leur sacoche. Nos voisins d’outre-Rhin ont su placer les livres bibliques au centre des débats philosophiques contemporains. Ce qui n’a jamais été le cas de ce côté ci du Rhin…

C’est aussi pour cela que nos amis allemands ne comprennent pas toujours notre insistance à parler de laïcité. Chez eux, la religion, la pensée religieuse jouent un rôle indéniable et sont considérées comme des matières académiques à part entière. Croyez en un professeur qui a enseigné pédant plus d’un quart de siècle aux universités de Berlin et de Heidelberg… Depuis Luther jusqu’à Heidegger inclus, la culture allemande est restée imprégnée de théologoumènes, en lien étroit avec des philosophèmes. Il existe des philosophes allemands et en face, nous trouvons des moralistes français. L’école orientaliste allemande a toujours été très forte. Il suffit de prendre en considération le nombre très élevé de jeune gens choisissant des sujets de doctorat dans ces matières pour s’en convaincre. Un exemple frappant : en 1873 l’académie bavaroise demanda à Josef Müller de traduire le Traité décisif d’Averroès en allemand. La même chose ne se fera en France que quelques décennies plus tard…

Ce sont des professeurs comme Ernest Renan et Victor Cousin qui ont introduit en France la notion de séminaires de recherche, tels qu’ils se pratiquent au sein de l’université allemande. C’est cette dernière qui a insisté sur l’apprentissage de la philologie. Anjou(hui encore, de grands établissements comme l’EPHE possèdent une section dite des sciences philologiques… Au vu de tout ce qui précède, on peut dire que la mentalité germanique a, d’une certaine façon, structuré l’intellect français. Renan est même allé jusqu’à parler d’une fécondation de l’esprit français. Ce qui n’est pas peu dire.

Le présent ouvrage m’a appris bien des choses mais je ne vois pas très bien où il veut en venir. Cela ne lui ôte aucun mérite même si certains textes, traduits par votre serviteur de l’allemand, ne sont pas cités alors qu’ils auraient dû l’être.

Dans des milieux peu policés ou, en tout cas, guère érudits, l’image de l’Allemagne n’est pas très bonne. Or, si le judaïsme a pu être intégré au savoir, à la culture universelle, dans les enseignements universitaires, c’sets grâce à la Science du judaïsme (voir supra). Ce qui fait problème, en réalité, est la confusion, volontaire ou involontaire, entre la culture allemande et le nazisme. Ce qui constitue une sottise monumentale.

Souhaitons que ce bel ouvrage suscite encore plus d’intérêt pour l’essor d’une discipline académique des matières juives C’est une tradition que ne doit pas disparaître. Il y a un siècle, la quasi-totalité des pasteurs d’Israël dans notre pays étaient d’ascendance européenne et donc allemande, aujourd’hui cette ascendance a disparu. Elle doit renaître.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage:

Maurice-Ruben HAYOUN. (hayounmauriceruben@gmail.com)

CYCLE DE CONFÉRENCES *

Le 30 mai à 19heures, mairie du XVIe arrondissement, salle des mariages, sur le thème suivant:
André Chouraqui, un champion du dialogue interreligieux
Le 4 juin  à 19heures, mairie du XVIe arrondissement, salle des mariages, sur le thème suivant:
Maimonide et Averroès face à leurs traditions religieuses respectives

Entrée libre. Salle des mariages.

Pour tout renseignement contacter hayoun.raymonde@wanadoo.fr ou le 0611342874

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