Afghanistan: déroute militaire ou realpolitik ?

Alors que la majeure partie des médias et des gouvernements occidentaux restent focalisés sur la situation des Afghans réfugiés dans l’aéroport de Kaboul, le pouvoir Taliban sécurise lui son ancrage diplomatique et économique au travers du projet de gazoduc co-financé par les Etats-Unis qui reliera les gisements turkmènes aux territoires pakistanais et indiens. Un projet qui permet de lever le voile sur un enjeu méconnu du conflit afghan, et sur la stratégie américaine à long terme.

Gazoduc

Le porte-parole des Talibans a déclaré hier, qu’après la réouverture des principales banques afghanes, l’objectif pour le nouveau gouvernement était d’achever la construction du gazoduc TAPI (Turkmenistan-Afghanistan-Pakistan-India) qui doit répondre aux besoins énergétiques croissants des indiens en acheminant l’hydrocarbure depuis le champ gazier de Galkynysh.

Un projet financé par la Banque Asiatique du Développement dont les deux principaux bailleurs de fonds sont les Etats-Unis et le Japon. Long de 1800 km, le « Gazoduc de la paix » a pour objectif à partir de 2023 d’acheminer au cours des 30 prochaines années plus de 33 milliards de m3 de gaz, dont à terme celui extrait des champs afghans d’Herat et de Kandahar.

Si la construction du tronçon afghan est toujours en suspens, les Talibans n’ont cessé de garantir aux différents gouvernements impliqués dans le projet qu’ils en protégeraient l’intégrité. Une posture imposée par leur nouveau parrain, le Qatar, mais aussi par la nécessité de développer économiquement le pays, surtout s’ils éradiquent comme ils l’ont fait en 1999 la production d’opium. Ce projet permet de comprendre pourquoi l’Inde, mais aussi la Chine et la Russie se sont empressés de reconnaître diplomatiquement le nouveau pouvoir Taliban.

Si Delhi cherche à sécuriser cette manne énergétique, Pékin et Moscou désirent eux contrecarrer la stratégie américaine. Bien que la rentabilité de ce projet soit devenue trop faible pour les groupes américains, en revanche Washington s’appuie depuis 2020 sur celui-ci non seulement pour stimuler la coopération trilatérale avec le Turkménistan et l’Afghanistan, mais surtout pour détourner Ashgabat de sa dépendance économique à l’égard de la Chine et de la Russie qui sont les principaux clients de ses exportations gazières, tout en fragilisant le projet iranien IPI. Et tant que Washington ne restituera pas aux Talibans, les réserves d’or de la Banque Centrale afghane estimée à prés de 10 milliards de dollars, les Etats-Unis gardent le contrôle sur tous les projets d’infrastructures qui requièrent un crédit important.

Cette triple offensive est devenue possible depuis que le gouvernement Turkmène a mis un terme à sa politique de neutralité en ouvrant un dialogue sur les questions de sécurité avec les Etats-Unis, l’Otan, et Israël ; mais aussi en se rapprochant de l’Azerbaïdjan qui déploie une politique diplomatique analogue, dans le but de desservir le marché européen depuis la Caspienne. Une dynamique qui va donc à l’encontre des intérêts stratégiques chinois, russes, et iraniens.

Géostratégie

Le projet de gazoduc TAPI (Turkmenistan-Afghanistan-Pakistan-India) est un véritable serpent de mer dont les fondements du consortium ont été mis en place par le groupe américain Unocal associé à Halliburton peu avant l’arrivée au pouvoir des Talibans en 1996. Le but consistait alors à répondre aux gigantesques besoins indiens tout en détournant le Turkménistan de ses clients historiques russes et chinois. L’ensemble des infrastructures traversant l’Asie Centrale devait être réalisé par le groupe Halliburton, dirigé alors par le futur vice-président de G.W. Bush, Dick Cheney.

Si l’arrivée d’Al Quaïda en Afghanistan a retardé sa concrétisation, ce projet de 10 milliards de dollars a toujours constitué un enjeu majeur pour les acteurs régionaux en raison des revenus colossaux qui en découleraient. D’ailleurs le 17 décembre 1997 le quotidien britannique The Telegraph révélait que le Pdg d’Unocal, Martin Miller, avait reçu dans sa propriété de Houston une délégation d’émissaires Talibans dans le but de conclure un contrat de concession d’un montant de 2 milliards de dollars pour permettre au gazoduc de traverser le territoire afghan.

En 2004, le film de Michael Moore Fahrenheit 9/11 avait à son tour révélé que le président afghan, Hamid Karzai formé en Inde, avait été consultant du groupe Unocal. Si ces allégations ont par la suite été réfutées par Karzai, ce dernier avait toutefois été introduit au sein des cercles néo-conservateurs bien avant l’intervention américaine, par Zalmay Khalilzad. Issu comme lui de la confédération tribale des Durrani (dominante chez les Pashtounes, et concurrencée par celle des Ghilzai au sein de laquelle le mouvement Taliban s’est développé). Khalilzad bénéficiait de la citoyenneté américaine, et collaborait avec Unocal depuis de nombreuses années.

Khalilzad, le faiseur de roi.

En tant que conseiller politique, chercheur, intermédiaire ou diplomate, Khalilzad est depuis plus de 40 ans un acteur incontournable de la politique américaine au Moyen-Orient et en Afghanistan. Conseiller de Z. Brzezinski sous Carter sur les questions afghanes et l’opération Cyclone, puis du clan Bush, il a facilité par ses contacts l’organisation de la résistance des moudjahidines aux soviétiques. Auteur d’une doctrine de « containment » de la puissance chinoise et du développement de la Rand au Moyen-Orient, il est devenu consultant d’Unocal et du groupe saoudien Delta Oil sur le projet TAPI, mais également vice-président du géant du conseil pétrolier CERA qui fusionnera en 2009 avec le groupe de presse Jane’s.

Neuf jours après l’arrivée au pouvoir de Karzaï à Kaboul, Khalilzad sera nommé envoyé spécial de la Maison Blanche sur place, avant de devenir ambassadeur des Etats-Unis en Afghanistan, en Irak, puis aux Nations-Unies. Insubmersible et multicarte, Khalilzad après avoir passé 10 ans à la tête de sa propre société de conseil pour permettre aux groupes américains d’accéder aux marchés de reconstruction en Irak et en Afghanistan, reste un influenceur de premier plan au travers de ses liens avec plusieurs think-tanks dominants sur les questions de défense et de diplomatie comme la Rand, le CSIS, et l’Atlantic Council.

Il revient sur le devant de la scène diplomatique en 2018 comme principal négociateur de Washington auprès des Talibans tant au profit de Trump que de Biden. C’est Khalilzad qui fera libérer l’ancien adjoint et stratège du Mollah Omar, Abdul Ghani Baradar, qui dirigeait la Choura de Quetta avant d’être capturé par la CIA en 2010. Et c’est Khalilzad en personne qui signera avec Baradar, et au nom du département d’Etat, l’accord de paix entre les Etats-Unis et les Talibans le 29 février 2020 à Doha.

On le voit loin d’être une déroute, Washington dispose avec l’Afghanistan d’un nouveau levier qui participe à une stratégie plus globale. En cela Khalilzad n’a fait qu’appliquer les préceptes de son mentor, Zbigniew Brzezinski. L’ancien conseiller national à la sécurité de Carter proche de D. Rockefeller, qui a eu l’idée dés les années 70 d’instrumentaliser l’Islam radical contre l’influence communiste, explique dans un ouvrage publié en 1997 « Le grand échiquier, l’Amérique et le reste du monde », que si les Etats-Unis veulent conserver le leadership mondial au cours des prochaines décennies, elles doivent impérativement neutraliser l’émergence d’une puissance de premier rang en Eurasie, qui regroupe plus de 75% de la population mondiale, grâce à des « pivots géopolitiques », comme la Mer Noire (Ukraine), le Caucase (Géorgie), la Caspienne (Azerbaïdjan), et l’ancien Turkestan (Turkménistan, Afghanistan, Xinjiang, …).

Insécurité et tensions géopolitiques

Plusieurs obstacles se dressent toutefois devant le groupe islamiste. Francis Perrin doute d’ailleurs la capacité des talibans* à stabiliser l’Afghanistan à long terme. En effet, ce gazoduc est conçu pour «fonctionner pendant trente ans». Or, l’Afghanistan n’a pas connu de stabilité politique et sécuritaire depuis plus de 40 ans.

Aussi, «qu’en sera-t-il de l’attitude de la communauté internationale par rapport aux talibans* demain?», se demande Perrin. En cas de sanctions économiques, «scénario que l’on ne peut pas écarter pour l’instant», il serait «très difficile» de trouver des financements pour le projet TAPI. Francis Perrin soulève également la question commerciale du prix du gaz, qui n’a toujours pas été tranchée: «Le prix demandé par le Turkménistan est jugé trop élevé par ceux qui pourraient l’acheter.»

De plus, les tensions géopolitiques entre l’Inde et le Pakistan restent un facteur qui pourrait compliquer la mise en œuvre du projet. Pour les nouveaux maîtres de Kaboul, il y a donc encore loin de la coupe (de gaz) aux lèvres.

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