Le sunnistan semble en position de faiblesse face à l’Iran ; dans la partie d’échecs que se disputent actuellement l’Arabie saoudite et l’Iran au Proche-Orient, Téhéran part avec un avantage considérable sur Riyad.

Même s’il ne dispose pas des mêmes moyens financiers ni du même arsenal militaire que son rival wahhabite – quoique la livraison des missiles russes S300, si elle est effective, rééquilibrerait un peu la donne en dotant l’Iran d’une réelle capacité de défense antiaérienne –, Téhéran peut s’appuyer sur un bloc d’alliances beaucoup plus homogène que Riyad. Malgré les tensions découlant d’une hiérarchisation de l’appartenance chiite, qui fait prévaloir les chiites iraniens duodécimains sur les chiites arabes, les alaouites et les zaydites, l’alliance entre Téhéran, Damas, Bagdad, le Hezbollah et les houthis repose sur une certaine unité stratégique, à défaut d’une uniformité tactique, amplifiée par l’offensive de l’organisation de l’État islamique sur ses différents fronts. Pour tous ces acteurs, l’alliance avec Téhéran est d’autant plus solide qu’elle a une portée existentielle : sans l’aide des pasdaran, le régime syrien se serait effondré, la reconquête des provinces irakiennes serait quasiment impossible, et ni le Hezbollah ni les houthis ne disposeraient de moyens suffisants pour peser politiquement et militairement sur les scènes nationales libanaise et yéménite.

Au contraire, même s’il a réussi à réunir une impressionnante coalition sunnite pour lancer l’opération « Tempête de la fermeté » au Yémen, le royaume saoudien aura probablement beaucoup de mal à parvenir à son objectif de former, sous son autorité, un front sunnite uni et capable de se mobiliser sur différents fronts contre l’avancée iranienne dans la région. Les bouleversements régionaux ont obligé l’Arabie saoudite à modifier sa politique étrangère, traditionnellement passive sur le plan militaire, pour ne pas être dépassée par les événements. L’intervention à Bahreïn et la réhabilitation du régime militaire en Égypte étaient les prémices du changement de la politique régionale de Riyad. La mort du roi Abdallah et son remplacement par son frère Salmane a accéléré ce processus en dotant cette transformation d’une nouvelle doctrine diplomatique, également appelée la doctrine Salmane. À la différence de son prédécesseur, le roi Salmane apparaît plus enclin à adopter l’option militaire et ne semble pas frontalement opposé aux Frères musulmans, ce qui a sans doute facilité la réconciliation du royaume avec son voisin qatari et le rapprochement avec la Turquie. À ce titre, l’intervention au Yémen a valeur de test à grande échelle. Au-delà de sa capacité à contenir l’influence du rival iranien, c’est surtout son leadership dans le monde sunnite que l’Arabie saoudite met en jeu dans cette opération.

Ce sens, le refus du Pakistan de participer militairement à cette coalition est un sérieux revers pour l’Arabie saoudite. Doté d’une importante minorité chiite, le Parlement pakistanais a voté pour la neutralité d’Islamabad, préférant ne pas envenimer ses relations avec son voisin iranien, quitte à mécontenter Riyad.

De son côté, la Turquie ne peut pas se permettre de rompre ses relations économiques avec l’Iran pour les beaux yeux de l’Arabie saoudite, en témoigne la visite d’Erdogan à Téhéran.

Si Istanbul soutient l’intervention au Yémen, il n’a pas pour autant accepté d’être sous le giron du royaume wahhabite. L’Égypte, l’Irak et la Syrie écartés, la lutte pour l’hégémonie régionale se joue désormais entre la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran. L’alliance entre les deux premiers contre le troisième ne peut être que circonstancielle. La politique néo-ottomane d’Istanbul, qui s’appuie sur un régime qui dérive de plus en plus vers un islamisme conservateur capable de séduire les populations arabes, vient directement concurrencer les ambitions du royaume wahhabite.

L’autre troisième grande force symbolique sunnite, l’Égypte, est plus liée que les deux autres à Riyad. La survie économique du Caire dépend directement de la bonne volonté du roi Salmane. Pour autant, ses priorités ne sont pas les mêmes. La lutte contre les Frères musulmans et les mouvements jihadistes est bien plus essentielle pour le président Sissi qu’une intervention contre les houthis au Yémen, malgré l’importance stratégique pour l’Égypte de sécuriser le détroit de Bab el-Mandeb.

D’autant plus que le maréchal égyptien rêve d’obtenir la coopération des puissances sunnites pour intervenir en Libye en soutien à son acolyte, le général Haftar. La Libye, justement, a toutes les raisons d’être l’élément déclencheur d’une querelle au sein de cette coalition sunnite tant les stratégies d’Ankara et de Doha, d’une part, et celles de Riyad, du Caire et d’Abou Dhabi, d’autre part, sont diamétralement opposées.

 

À l’éclatement des pouvoirs sunnites conservateurs en plusieurs pôles de puissances ayant des objectifs différents vient s’ajouter un cataclysme plus profond qui provoque une énorme onde de choc dans tout le monde sunnite : la présence des mouvements islamistes, politiques ou jihadistes, qui viennent directement contester, chacun avec ses méthodes, l’autorité politique mais aussi religieuse des pouvoirs en place. Si les Frères musulmans et les jihadistes de l’EI ou d’el-Qaëda n’ont pas grand-chose à voir en commun, il n’empêche qu’ils constituent tous les deux une menace existentielle pour le royaume saoudien, le premier par l’arme démocratique, le second par l’arme terroriste. Pour éviter que les populations sunnites soient attirées par ces groupes islamistes, les puissances conservatrices ont tendance à exagérer le poids du religieux dans leur idéologie politique, en mimant aussi, quelque part, le comportement de leur rival iranien.
La popularité, même relative, des groupes jihadistes relève le malaise profond des sociétés arabes sunnites qui ont désormais le sentiment paradoxal d’être en position de minorité. Même si, dans les faits, les chiites ne représentent pas plus qu’une rivière dans un océan sunnite, les populations sunnites du monde arabe se sentent comme encerclées par les « hérétiques chiites ». En conséquence, se développe dans leur esprit un sentiment de vengeance qui ne fait que renforcer le chaos ambiant dans la région. Les puissances sunnites, au premier rang desquelles l’Arabie saoudite, interviennent donc aussi contre l’Iran pour contenir la montée en puissance des mouvements jihadistes, en montrant aux populations qu’elles sont les détenteurs légitimes de l’autorité sunnite.

Aussi, derrière un enchevêtrement de conflit régional, prenant parfois la forme d’une guerre sunnito-chiite, parfois la forme d’une guerre contre le terrorisme, se joue une lutte à mort entre tous les acteurs pour obtenir le monopole de l’autorité légitime, au double sens religieux et politique.

Anthony SAMRANI – OLJ

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