Orieta Ombrosi, le bestiaire philosophique de Jacques Derrida. PUF, 2022.

Voici un ouvrage un peu spécial, du moins à mes yeux. C’est une vaste réflexion philosophique sur les animaux, visant à leur rendre parole et justice, car chaque fois que nous nommons un animal, c’est en réalité pour l’exploiter… L’auteure, disciple de Jacques Derrida auquel elle voue un véritable culte, veut plaider la cause animale, ce qui est très noble de sa part puisque le rapport que nous, humains, avons avec les animaux, n’est pas toujours inspiré par l’éthique. J’avoue ne pas être certain d’avoir tout compris, du moins au sujet des commentaires de l’auteure de cette vaste enquête… C’est pourquoi je produirai quelques citations soit d’elle-même, soit de Jacques Derrida en personne :

De quoi parle-t-on donc quand on dit «animal» ? Parle-t-on du vivant ou du non-humain ? S’agit-il de l’individu ou de l’espèce à laquelle il appartient à chaque fois ? L’animal, qui est en somme ? Quel «animal» ?

La thèse est de voir dans l’animal en général l’Autre, le différent, celui ou celle dont on n’est pas certain de bien comprendre les mouvements et surtout, le regard. Ce dernier aspect m’a bien intrigué. Que pense le chien, le chat ou l’âne qui nous regarde ? A–t-il peur ? Se sent–il en confiance en milieu ami et mal en milieu hostile ? Craint-il d’être banni ou abandonné un jour ? Ressent-il de la loyauté à l’égard de son maître, est-il, cet animalautre que Derrida conçoit ?

Dans quelques lignes précédentes, l’auteure précise ses objectifs :

Il faut préciser tout d’abord que le questionnement sur l’animal implique de lui-même, de n’être envisagé que d’un point de vue unique , qu’il s’agisse du discours sur l’animal ou qu’il s’agisse du discours sur l’animal en général, ou de la réflexion et du discours qui sont présentés dans ce livre… Car, malgré tous les efforts, toutes les précautions prises et à prendre, «ceux» dont on parlera ici n’existent en tant qu’objets du point de vue du discours humain… C’est en effet à partir de notre horizon, de l’horizon de nos pensées et même de nos langues que nous trouons l’animal toujours l déjà situé…

Il est indéniable que le rapport à cet animal est l’assujettissent et qu’il peut figurer notre façon de traiter l’Autre, le congénère, d’autres réactions par rapport à nous.

Je me tourne vers le cas de cet animal, l’ânesse de Balaam qui reçoit de Dieu le don de la parole et qui a fait couler beaucoup d’encre. L’ânesse en question est entrée dans l’histoire religieuse et pourtant on ne connait même pas son nom.. Mais c’est encore une fois l’homme qui l’utilise, qui la monte, qui est cité. Pourtant, le passage du chapitre 22 du livre des Nombres nous invite à une manifestation unique dans l’histoire religieuse, su on laisse de côté la tradition islamique qui parle d’une ânesse spéciale du prophète.

Mais ce cas de Balaam est unique car c’est un vrai dialogue qui s’instaure entre une bête de somme et con propriétaire. L’animal, en l’occurrence, l’ânesse est maltraitée et s’en plaint : elle réclame des comptes à celui qu’elle accompagne dans ses déplacements depuis de longues années. Et elle a perçu ce que son maître, portant célèbre pour sa sagesse, n’a même pas vu : l’ange de l’Éternel qui barre la route. Balaam, tendu par la mission qui lui sera confiée, pense à autre chose et fonce droit devant lui, peut-être même au péril de sa vie… Le beau rôle revient à l’animal qui ne refuse pas d’avancer, sans raison. L’ânesse tient le seul discours intelligible qui soit, laissant à son maître le rôle fâcheux de l’agresseur et de l’ingrat. Or, l’ânesse sait compter, elle recense trois coups de bâton alors qu’elle n’a commis aucune faute. L’Écriture, désireuse de noircir la nature de Balaam met dans sa bouche une phrase supplémentaire qui achève de le discréditer à nos yeux et aux yeux de son ânesse : si j’avais un glaive, lui dit-il, je t’aunais déjà tuée. C’est ici le meilleur exemple de l’ingratitude et de la souffrance influée à un animal : cette ânesse qui le conduit où il veut bien aller depuis tant d’années, qui lui a toujours obéi sans rechigner a failli être tuée par un homme tout simplement impatient d’arriver là où il veut aller.

Une réminiscence de Rosenzweig (ob. 1929) : toutes les fois que je lis ce passage du chapitre 22 des Nombres, je me pose des questions sur cette ânesse qui trouve soudain l’usage de la parole ; mais si je suis appelé à la lecture de la péricope biblique (sidra) le samedi matin à la synagogue, eh bien j’y crois…
Cette histoire de l’ânesse est à rapprocher de l’âne du patriarche Abraham qui se rend au Mont Morya et qui prépare son âne pour ce déplacement. L’âne ne sera ni battu ni sacrifié mais assistera, muet et impuissant, au sacrifice du bélier… Encore un animal qui paie pour ce qu’il n’a pas commis.

Les réflexions sur le statut des animaux se poursuivent sur des pages et des pages ; quand on en arrive au bélier, on établit un lien avec le chapitre 22 du livre de la Genèse, qui servit d’Ersatz au sacrifice humain, celui du fils tant attendu, Isaac.

J’apprécie aussi les longues et fines spéculations sur le châle de prière, le talith en hébreu, que son grand père maternel offrit à Derrida. Mais si le bélier de la Genèse reste muet et impassible quand il est immolé, le serpent du récit de la Création et du couple paradisiaque se trouve lui aussi doté de la parole, moins clairement que l’ânesse du faux prophète, mais suffisamment pour se faire comprendre d’’Ève et la convaincre de consommer le fruit interdit par la divinité…

Cette idée de bestiaire philosophique se révèle en fin de compte plutôt féconde, même si la pensée de Derrida est assez complexe pour le lecteur moyen. IL me faudra y revenir un jour prochain. Merci à l’auteur de m’avoir tenu la main.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020
Conférence de Maurice-Ruben HAYOUN
Mairie du XVIe arrondissement (Salle des mariages)
le jeudi 8 décembre à 19 heures sur le sujet suivant:
La ligature d’Isaac selon Craintes et tremblements de Sören Kierkegaard.

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