« J’AI EU SEIZE ANS À DRANCY » : 21 JANVIER 1944 – 21 MARS 1944, PAR LILIANE LURÇAT

Dans la nuit du 20 janvier I944, la concierge Marie vient frapper à notre porte : « C’est moi, Marie ».

Nous habitons au 5-7 rue Frédéric Sauton, tout près de Notre Dame. Ma mère ouvre, sans méfiance. Marie ne vient pas seule, elle est suivie d’un homme petit au regard fuyant.

Il est maigre, en civil, sans papiers officiels. Il a des vêtements avachis, usagés, d’une propreté douteuse, son regard est fuyant. Embarrassé et agressif ; « Je vous arrête ! ». Nous étions tous les trois, ma mère, mon  petit frère Sami et moi. Il fallait le suivre, avec une valise hâtivement bouclée. Aucun témoin, à part Marie.

J’ai encore une fois perdu l’occasion de me taire « Vous faites un bien sale métier ! » Furieux, il nous bouscule et nous  entraîne, dans les rues désertes et la nuit noire. Le noir de l’Occupation, tous les éclairages étant masqués.

Au Commissariat du Panthéon. Les grands hommes du Panthéon n’ont pas protesté, enfermés qu’ils sont dans leurs boîtes, sauf  celui qui tend un flambeau et qui m’effrayait tant quand j’étais petite.

Au commissariat du Panthéon, nous n’étions pas les premiers. Quelques  habitants du cinquième arrondissement, ramassés avant nous, étaient rassemblés près des toilettes malodorantes.

On ne se connaissait pas. On avait en commun d’être venus de Palestine, nous étions des sujets britanniques prisonniers sur parole, et nous devions signer chaque jour au poste de police à partir de l’âge de 15 ans.

Vers Drancy

Drancy, dernière étape avant Auschwitz pour des milliers de juifs vivant en France.

Je n’ai que ma mémoire pour faire surgir des bribes de ce passé, car notre séjour fut exceptionnellement long. Deux mois à Drancy, quand les déportés des rafles massives de la zone Sud n’y passaient que quelques jours.

 

Les conditions de notre ramassage  ont été calquées sur celles de juillet 1942 Les grandes rafles des juifs étrangers  commandées par Vichy. Les mêmes autobus ont suivi le même itinéraire, sans passer par le Vélodrome d’Hiver, directement vers Drancy. Nous n’étions que 300 : quelques hommes, surtout des femmes et des enfants.

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 Au cours de la nuit du 20 au 21 janvier 1944, dans ce commissariat du Panthéon un jeune policier me reconnaît. On se rencontrait au poste de police où je signais tous les jours depuis le jour de mes quinze ans, je bavardais avec lui sur le pas de la porte pendant  les alertes, fréquentes à l’époque. Il avait cru que j’étais anglaise. Sujet britannique, certes mais aussi juive. Il est parti à l’ambassade suisse prévenir qu’on arrêtait des sujets britanniques : « c’est une initiative de la police française » m’ont-ils dit:

 Lors de notre retour, en octobre 1944, il n’était plus là. Le commissaire était le même.

 

Au camp de  Drancy

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Les rafles de la zone Sud

 J’ai eu 16 ans à Drancy, le 13 mars 1944.

Au cours de ces deux mois commençaient les rafles de la zone sud

On voyait arriver des enfants affolés, extraits de pensionnats plus ou moins clandestins, perdus, errants solitaires.

Des jeunes gens plein de vigueur, qui chantaient aux corvées d’épluchage et qui gravaient leur nom sur des poteaux «  parti plein de courage pour travailler dans les camps  nom, âge ».Et toujours les convois femmes et enfants, ceux qui ont vu partir mes cousines Florette et Fanny en 1942, ceux destinés directement aux chambres à gaz.

 

Ce camp de Drancy était entièrement géré par des prisonniers juifs. Les deux allemands responsables étaient invisibles. Ils sont intervenus une seule fois pendant notre séjour quand des évadés ont été repris et se sont taillés les veines. Les Allemands ont voulu rassurer tout le monde en disant : « qu’on allait travailler mais pas mourir ».

 

drancy,rafles,shoah,liliane lurcatLe bloc 3 logeait «les privilégiés » : on retarde la déportation de certains, on en conservait d’autres, en particulier un international de football autrichien surnommé « l’homme aux chiens », car il parcourait la cour avec ses deux grands chiens. Il choisissait de temps en temps une jeune fille en lui promettant de la garder à Drancy. Puis il l’expédiait dans le convoi suivant.

 

J’ai parlé avec le directeur du camp, ancien directeur des Folies bergères. Les cuisiniers, petit gars de Boulogne sur Mer, vivaient dans la peur craignant la déportation. En deux mois, dans un espace restreint, j’ai eu le temps de voir et de regarder avec le sentiment d’invulnérabilité propre à la jeunesse qui ne croit pas au malheur.

 

Notre chambrée comprenait une cinquantaine de lit superposés en planches. Les jours de déportation on avait l’interdiction de regarder par les fenêtres. Ils nous menaçaient de tirer dans les fenêtres si ils nous voyaient quand les autobus embarquaient les déportes parce qu’on ne devait pas le voir, les autobus remplis partaient à la gare et directement de la gare à Auschwitz. On se couchait à plat ventre pour ne pas être vus et on regardait.

 

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Voyage vers Vittel

 

L’homme aux chiens aux ordres des Allemands nous a accompagné jusqu’à Vittel, camp des prisonniers de guerre qui accueillait toutes les personnes faisant partie des pays en guerre contre l’Allemagne. Notre misérable cohorte est arrivée à Vittel sous le regard étonné des prisonniers anglais, américains, russes…

L’homme aux chiens n’est pas reparti les mains vides : il ramenait avec lui des Juifs de Varsovie qui avaient acheté des passeports latino-américains. Beaucoup se sont suicidés en se jetant par la fenêtre… Mon père qui nous attendait dans ce camp savait déjà qu’il n’y avait plus aucun survivant de sa famille en Europe.

 

La hâte de tuer

drancy,rafles,shoah,liliane lurcatLes arrestations en zone sur étaient incroyablement bestiales : j’ai vu arriver des dames en peignoir de bain, embarquées sans vêtement. D’autres avec une boite à lait, arrêtées en bas de leur immeuble sans pouvoir remonter  prendre quelques objets personnels.

Des religieuses : femmes converties qui se sont déclarées juives.

Les brutes cyniques dans le genre de celui qui nous avait arrêtés, collabos de tous poils, abjects tortionnaires d’enfants et profiteurs de guerre : c’est eux qui faisaient la sale besogne pour Vichy.

Non jamais je ne pourrai oublier les enfants perdus raflés dans des lieux clandestins par d’ignobles créatures à visages déshumanisés.

Quand je suis rentrée le 21 octobre 44 à Paris, après huit mois dans le camp de Vittel destiné aux prisonniers de guerre, j’avais toujours seize ans mais j’ai laissé ma jeunesse dans les camps.

Plus jamais je ne serai tranquille ; plus jamais je ne l’ai été.

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Liliane Lurçat 

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Bonaparte

Et pendant ce temps là une bande de criminels se reposait à l’Hôtel du Parc à Vichy .

Une pourriture zélée plus royaliste que le Roi .

Les nazis n’en demandaient pas tant : Surtout les enfants .